L’entreprise libérée rend heureux, mais non sans efforts
19 mars 2018
5min
Et si les managers disparaissaient au profit de l’autonomie de tous et si tout contrôle était banni ? Et si l’entreprise s’affranchissait d’un carcan hérité de l’ère industrielle ? Et si elle cherchait avant tout à rendre ses employés heureux, tout en réduisant les temps de décision et en assurant son développement économique ? L’entreprise libérée, parfois appelée hiérarchie plate, management horizontal, holacratie, intelligence collective, entreprise sans patron… séduit des entreprises grandes et petites, tous secteurs confondus. Elle enthousiasme tout particulièrement les start-up qui cherchent à redonner un sens au travail, malgré les efforts indéniables que la transformation impose.
Un pour tous, tous pour un
Dans une entreprise libérée, le nombre de strates hiérarchiques est réduit au strict minimum, voire à néant. Mais pas de panique, le management ne disparaît pas. Il est partagé par tous. Chacun décide de ce qu’il va faire et de la façon dont il va s’y prendre, mais aussi de ses horaires, du montant de son salaire, de la quantité et des dates de ses vacances… Les prises de décisions concernant l’ensemble de l’entreprise – politique de primes, nouveau lieu de travail, et même stratégie - ont lieu en groupe. Les plus concernés par le sujet sont naturellement de la partie, mais tous ceux qui le souhaitent peuvent participer. « La voix d’un salarié qui rentre tout juste dans l’entreprise vaut 1, comme la mienne, ajoute Patrick Bois, directeur associé d’Albus Conseil, cabinet de conseil spécialiste de l’adhésion et de la mobilisation . Quand il faut prendre une décision, les entreprises traditionnelles organisent un groupe de travail qui est ensuite validé par un comité de direction. Nous, on décide ensemble. »
Ni anarchie, ni démocratie, ni consensus
Le secret réside dans la transparence de l’information, une prise de décision collaborative et une autonomisation des employés. Sans oublier le droit à l’erreur. Tous les employés ont le même niveau d’accès à l’information : projets en cours, salaires, comptes de l’entreprise, état de la trésorerie… C’est donc en toute connaissance de cause qu’ils fixent le montant de leur prime, optent pour une formation ou proposent une nouvelle orientation stratégique. « On parle de liberté, et non d’anarchie, de démocratie, ou de consensus, insiste Stéphane Rios, CEO de Fasterize, service d’accélération de sites web. Il y a des règles naturelles de bien vivre ensemble. » La start-up s’appuie sur le postulat de départ que ses employés sont « des gens biens par défaut. » Et lorsqu’un désaccord survient, elle essaie de comprendre pourquoi, avant d’en arriver à de l’agressivité. Elle met toutes les informations de l’entreprise à disposition de tous, en toute transparence. Elle mesure le plus possible son activité pour identifier les décisions inadaptées, les erreurs ou au contraire les bonnes tactiques. Et enfin, elle applique une maxime qu’on retrouve dans beaucoup d’entreprises libérées : “celui qui dit est celui qui fait”. Il ne s’agit pas de supprimer toute organisation mais d’en proposer une nouvelle, plus bienveillante.
À lire : La transparence en entreprise : utopie réaliste ?
Coordonne-toi toi-même
Théorisée par Isaac Getz, l’entreprise libérée ne fonctionne pas sans patron, mais avec un management libérateur, comme il l’explique dans son dernier livre écrit avec Brian Carney et judicieusement titré L’entreprise libérée. Pour lui, à l’ère industrielle, on n’a rien trouvé de mieux que la hiérarchie pour coordonner une organisation basée sur la division du travail. Mais, aujourd’hui, il faut s’interroger sur la façon de « l’organiser pour que les individus puissent SE coordonner au mieux. »
La société HolacracyOne fondée par Brian Robertson and Tom Thomison, a imaginé une déclinaison bien particulière de l’entreprise libérée, l’holacratie. Une marque qu’elle a déposée. Pour s’éloigner de l’entreprise du contrôle et de la hiérarchie, cette méthode s’appuie sur la définition d’un nouveau langage dans l’entreprise. Elle définit des rôles précis incarnés par des personnes et installe une organisation en groupes appelés cercles, qui peuvent contenir d’autres cercles. Mais en imposant de nouvelles contraintes, elle est parfois jugée complexe et contraignante. D’autant qu’elle a donné lieu à des échecs retentissants, comme chez l’éditeur en ligne Medium ou chez Zappos. Le commerçant en ligne a tenté l’aventure en 2015. Selon les nombreux articles qui ont relaté l’histoire, les employés en pleine confusion ne savaient plus comment travailler, ni dans quelle direction aller. Et le contrôle de tous sur tous a fini par primer sur la prise de décision collective. Face à ses difficultés, l’entreprise a proposé un plan de départ que 14 % des employés ont accepté. Et selon Forbes, son turn-over aurait atteint 29% dans l’année !
Trop de modèle tue le modèle
« Il ne faut pas copier de modèle, même si c’est celui d’une entreprise libérée, estime Stéphane Rios. Sinon… vous perdez votre liberté !_» Au point qu’avec les autres fondateurs de Fasterize, il a réalisé qu’il développait une entreprise libérée sans le savoir, en visionnant le documentaire [_Le bonheur au travail](https://www.filmsdocumentaires.com/films/4844-le-bonheur-au-travail) de Martin Meissonnier. Comme Stéphane Rios, plutôt que de suivre des règles, ceux qui se lancent se donnent plutôt de grands principes d’autonomisation des collaborateurs, de hiérarchie plate, de disparition du contrôle, de droit à l’erreur, de transparence et de prise de décision collective. Pour Patrick Bois, « tous les exemples d’entreprises libérées sont singuliers. Il faut se construire au jour le jour, en promouvant la liberté de tous dans l’entreprise. »
Il reste plus simple d’installer ce type d’organisation dans une petite structure naissante, forcément plus adaptable. Mais ce n’est pas leur apanage comme le prouvent le fabricant de portails Lippi ou le fabricant de flexibles hydrauliques Chronoflex. Même de très grandes groupes se laissent tenter, en commençant par une petite entité, à petits pas. Pas question de faire plonger des dizaines de milliers de personnes du jour au lendemain dans le grand bain de la liberté.
Des habitudes bousculées
Car l’entreprise libérée effraie. À ceux qui la comprennent mal, elle semble promettre le chaos. D’autant qu’elle obéit davantage à de grands principes qu’à des règles et méthodes clairement identifiées, ce qui la rend plus difficile à appréhender. Et ceux qui la mettent en œuvre ne cachent ni les difficultés auxquelles ils font face, ni les efforts qu’elle impose. Aussi étonnant que cela puisse paraître, le recrutement est une de leurs difficultés principales. Les employés peuvent ne pas se sentir légitimes pour prendre des décisions, par exemple. L’idée de choisir leur salaire ou de se passer de hiérarchie peut les effrayer. À l’opposé, la disparition du statut de manager questionne le rapport au pouvoir, voire au plan de carrière. « Le système d’éducation ne nous a pas habitué à ces modes de fonctionnement, rappelle Elodie Baussand, associée en charge des ressources humaines et du projet social chez Tenzing Conseil, cabinet en stratégie opérationnelle. Chacun doit désapprendre, individuellement. Et il faut mettre en oeuvre de la conduite du changement. »
Heu-reux !
Pour autant, point de masochisme, ni d’idéalisme inconsidéré. Le jeu en vaudrait la chandelle. Ces entreprises libérées disent trouver ce qu’elles ont cherché dès le départ : le bien-être, pour ne pas dire le bonheur, des employés. Sans remettre en cause le développement économique, bien au contraire. « Les prises de décision vont très vite car il y a moins de parties prenantes et qu’on s’appuie sur l’intelligence du groupe, raconte Elodie Baussand. On livre des réponses à nos clients plus rapidement. La prise de responsabilité des collaborateurs les rend moteurs dans les processus. Ils se motivent et motivent les autres. Leur engagement est plus fort. Et nous valorisons tout cela. Nos collaborateurs sont fiers d’être acteurs dans l’entreprise et reconnaissants d’être écoutés… » Une liste à la Prévert qui se traduit par un bien-être et une motivation au quotidien que Tenzing Conseil mesure.
« L’entreprise libérée n’est pas un état, mais un processus continu, conclut Patrick Bois, directeur associé d’Albus Conseil. Nous nous interrogeons chaque jour sur nous, collectivement. Et même sur la façon de rester une entreprise libérée en grossissant ! »
Pour aller plus loin
- Isaac Getz, L’entreprise libérée - Fayard, 2017
- Entretien de L’Usine Nouvelle avec Isaac Getz
- Alexandre Gérard, Le patron qui ne voulait plus être chef - Flammarion, 2017
- Eric Delannoy et Didier Rousseau, Plaidoyer pour une autre entreprise- Scrineo, 2013
- « Zappos Tony Hsieh holacracy»
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