Fuite des cerveaux : comment les pays tentent de conserver leurs talents ?

13 mars 2019

9min

Fuite des cerveaux : comment les pays tentent de conserver leurs talents ?

Lorsqu’une personne se décide, à la fin de ses études, à aller travailler à l’étranger, elle participe à un phénomène appelé la « fuite de cerveaux », un terme apparu dans les années 60. À première vue, rien de grave, des décisions de ce genre sont prises quotidiennement par des milliers de personnes. Pourtant, lorsqu’un individu se résout à partir, peu importe la raison, ses talents et ses idées voyagent avec lui. De plus, l’investissement que son état d’origine aura dépensé pour sa santé et son éducation ne “portera jamais ses fruits”, étant donné que le cerveau en question deviendra productif sur un autre territoire. Une situation qui pourrait passer pour anecdotique dans les pays développés se transforme en catastrophe pour les pays en voie de développement. Certains gouvernements n’hésitent pas à utiliser le terme de “pillage”, plus que de “fuite”, tant ils estiment que les pays développés profitent du contexte.

À travers l’analyse de plusieurs cas, Welcome to the Jungle vous propose de vous familiariser avec ce phénomène et d’en comprendre les enjeux, tant d’un point de vue local qu’international.

Les cerveaux les plus concernés

L’éducation permet d’ouvrir de nombreuses portes, dont certaines donnent un accès à l’étranger. Les cerveaux les plus enclins à “s’enfuir” vers de nouveaux horizons sont, en général, jeunes et passés par les bancs d’écoles ou d’universités locales. La caractéristique marquante des expatriés réside dans leur niveau élevé de formation. Leur diplôme en poche, ils partent vers un futur qu’ils estiment meilleur, que ce soit pour découvrir une nouvelle culture, bénéficier de ressources technologiques et d’opportunités professionnelles plus enrichissantes ou pour fuir un environnement politique tendu, voire dangereux.

Ils partent vers un futur qu’ils estiment meilleur

Prenons le cas de la France. On estime qu’entre 2,5 et 3 millions de Français vivent à l’étranger aujourd’hui, même si les chiffres officiels, se basant sur les inscriptions aux consulats à l’étranger, tournent plutôt autour de 1,8 millions. Parmi ces expatriés, 1 personne sur 4 est issue d’une école d’ingénieur. Les profils étant le plus enclin à partir travailler à l’étranger évoluent en priorité dans le milieu de l’informatique, puis viennent les métiers du luxe, de l’hôtellerie, de la restauration et de la santé. En revanche, les Français évoluant dans les métiers de la communication, du marketing et de la culture ont beaucoup plus de mal à s’exporter. Ce qui est loin d’être le cas des américains qui, au contraire, sont recherchés pour leurs talents en storytelling et leur aisance à l’oral dans des activités principalement marketing ou commerciales. En toute logique, chaque pays se voit dérober ses profils les plus performants, à qui les autres régions du monde font régulièrement la cour.

Les pays touchés par le phénomène

L’impact de ces départs en masse est colossal sur les pays encore en voie de développement, qui ne peuvent qu’assister à l’exil de leurs élites et espérer qu’ils reviennent. Hillel Rapoport, Professeur à l’école d’économie de Paris (PSE) introduit son ouvrage sur l’incidence de la fuite des cerveaux sur les pays en développement par cette constatation : « On compte plus de médecins ghanéens à Londres qu’au Ghana, d’infirmières philippines aux États-Unis qu’à Manille, ou encore d’informaticiens indiens dans la Silicon Valley qu’à Bangalore. Un natif d’Haïti, de Sierra Leone, du Cap Vert, des Samoa ou de la Jamaïque a plus de chance de vivre à l’étranger que dans son pays s’il est diplômé du supérieur. Plus de 80 % des chercheurs en science et technologie nés au Vietnam, au Cambodge, au Cameroun, au Panama ou en Colombie résident aux États-Unis. »

L’Afrique Subsaharienne, l’exemple du Maroc

En 2018, ce ne sont pas moins de 600 ingénieurs et 8 000 cadres supérieurs, nés et éduqués au Maroc, qui ont quitté leur pays. Des statistiques alignées avec une étude réalisée en 2018 par ReKrute, leader sur le marché de l’emploi au Maroc, qui met en lumière le fait que 91% des Marocains de moins de 35 ans souhaitent partir travailler à l’étranger, que ce soit pour élever leur qualité de vie (56%) ou faire évoluer leur carrière (66%). Bien qu’un peu plus de la moitié des interrogés ait annoncé vouloir un jour revenir sur leur terre natale pour participer au développement de l’économie locale, le Maroc fait partie des pays les plus touchés par la fuite des cerveaux. Sont remis en cause, la qualité de vie au travail, le faible taux de rémunération et le manque d’encadrement des ressources humaines.

Le 30 janvier 2019, Atos, une entreprise française de services numériques a publié une annonce sur ReKrute, déclarant vouloir recruter en CDI deux centaines de profils expérimentés au cours d’un événement dédié, à Casablanca. Une polémique n’a pas tardé à se manifester, Atos se faisant accuser de piller les meilleurs profils marocains. L’événement en question a été annulé dans la foulée mais cet incident image bien à quel point les pays en voie de développement se doivent d’être attentifs, afin de ne pas perdre toute leur élite. Selon la Conférence des Nations Unies sur le Commerce Et le Développement (CNUCED), les pays africains dépensent chaque année 4 milliards de dollars pour compenser le départ de leurs personnels qualifiés.

les pays africains dépensent chaque année 4 milliards de dollars pour compenser le départ de leurs personnels qualifiés.

L’Inde face à ses inégalités sociales

Depuis l’apparition du phénomène, l’Inde a toujours été sur le podium des pays les plus touchés par la fuite de cerveaux : médecins, ingénieurs, scientifiques et techniciens s’envolent vers la Grande-Bretagne ou les États-Unis pour démarrer une nouvelle vie. La corruption, le chômage, les mauvaises conditions pour entreprendre et l’élitisme avéré des institutions universitaires indiennes ont notamment été pointés du doigt : de nombreux brillants étudiants indiens, refusés par les prestigieuses écoles indiennes saturées chaque année, décident de partir étudier dans d’autres grandes écoles… à l’étranger.

Sundar Pichai, Satya Nadella, Indra Nooyi ont une similarité, ils sont tous Indiens, et CEO de 3 des plus grosses entreprises du monde (Google, Microsoft et PepsiCo). Comment expliquer qu’ils aient pu atteindre des postes si élevés aux États-Unis et pas en Inde ? Simplement parce qu’en Inde, le talent ne suffit pas à définir la valeur d’un individu ; les disparités sociales sont encore fortes et certains étudiants se retrouvent lésés face une telle inégalité de chance. Ils préfèrent donc se tourner vers d’autres pays.

Les disparités sociales sont encore fortes et certains étudiants se retrouvent lésés face une telle inégalité de chance

Le Royaume-Uni face aux conséquences du Brexit

Les pays en voie de développement ne sont pas les seuls à être victime d’une fuite de cerveaux. Le 29 mars 2019, le Royaume-Uni quittera officiellement les rangs de l’Union Européenne dans le cadre du Brexit. Au programme de cette sortie que l’on pourrait qualifier de chaotique, une politique nouvelle de restriction en matière de circulation de biens et de marchandises, mais également des individus. Pour Laurent Choain, Global Chief People Officer chez Mazars, « Les pays qui imposent des restrictions aux flux de talents internationaux courent le même risque que ceux qui souffrent d’une fuite des cerveaux involontaire ». Bien que les restrictions du Brexit en matière d’immigration ne soient pas encore claires, « l’exode progressif du capital intellectuel et financier du Royaume-Uni vers des villes comme Singapour, Dublin, Paris, Francfort et l’Europe de l’Est est irréfutable ».

Au programme de cette sortie que l’on pourrait qualifier de chaotique, une politique nouvelle de restriction en matière de circulation de biens et de marchandises, mais également des individus.

Lorsque les investissements étrangers iront ailleurs, par exemple si des groupes américains décident de déplacer leurs sièges européens de Londres vers le reste de l’Europe, où les avantages financiers et logistiques seront encore d’actualité, il n’y aura pas qu’une minorité de départements qui prendra la fuite, mais ce sera l’ensemble des talents qui sera transféré vers des villes voisines similaires en terme d’activités mais plus fiables. Pour faire face à ce brain drain, comme nos amis anglo-saxons l’appellent, l’Angleterre devra se réinventer pour attirer encore plus de cerveaux de l’étranger et surtout, leur donner envie de rester.

Comment endiguer une fuite de cerveaux ?

Il n’y a bien évidemment pas de solution miracle pour endiguer cette fuite. Chaque pays en proie à ce phénomène possède ses propres limites économiques, politiques et éducatives. Les moyens de résoudre le problème sont donc spécifiques à l’environnement de chaque pays. Pourtant, peu importe le pays concerné, il est essentiel pour un gouvernement de réfléchir à une véritable stratégie de retour potentiels des cerveaux, et de fournir les efforts nécessaires pour l’appliquer. Il faut voir une telle initiative comme une direction des ressources humaines à l’échelle nationale : s’intéresser aux plans de carrières, aux cadres de travail, à la qualité du management, etc…

Peu importe le pays concerné, il est essentiel pour un gouvernement de réfléchir à une véritable stratégie de retour potentiels des cerveaux

China : du brain drain au brain gain

La Chine est depuis longtemps la première victime mondiale de la fuite de cerveaux, dû notamment à la rigidité du régime. Pourtant, à force d’efforts et d’investissements, la tendance s’est inversée ces dernières années. Le gouvernement chinois encourage les investissements directs dans l’éducation et les infrastructures technologiques dans le but de devenir le pays référence en matière d’intelligence artificielle. Aujourd’hui, les ressources technologiques de la Chine font rêver les scientifiques de toute provenance, mais pas que… les entrepreneurs et les profils financiers sont de plus en plus attirés par cette manne d’opportunités à l’innovation.

Mais l’inversement de la courbe n’est pas seulement du à des facteurs internes. La guerre politico-commerciale opposant Donald Trump et Xi Jinping depuis l’entrée en mandat du milliardaire américain, n’a fait qu’accélerer la chose. En effet, les Chinois se sentent moins à l’aise que sous l’ère Obama, à l’idée de vivre et de travailler aux États-Unis. De plus, il est devenu bien plus compliqué d’obtenir un VISA de travail, même en ayant une opportunité professionnelle confirmée. La Chine a donc réussi à renverser la tendance en créant un écosystème technologique dynamique et en s’appuyant sur le succès de géants locaux tels que Alibaba et Huawei. Néanmoins, le chemin est encore long, des centaines de milliers de Chinois vont étudier à l’étranger chaque année, et seulement un quart d’entre eux revient.

La Chine a réussi à renverser la tendance en créant un écosystème technologique dynamique et en s’appuyant sur le succès de géants locaux

L’Inde et ses médecins

Une étude menée par l’Institut indien de gestion de Bangalore a démontré que le nombre d’étudiants poursuivant des études supérieures à l’étranger a augmenté de 256% au cours des dix dernières années. Rien que ça. C’est pourquoi, en 2015, le gouvernement indien a instauré une législation particulière pour les étudiants en médecine qui se rendent aux États-Unis. Ces derniers devront signer un contrat avec le gouvernement, promettant de revenir en Inde après avoir terminé leurs études, sous peine de se voir refuser de pratiquer dans leur pays d’accueil.

Les étudiants en médecine devront signer un contrat promettant de revenir en Inde après avoir terminé leurs études.

La France de Léon

En France, ce sont environ 80 000 personnes par an qui tentent l’expérience de l’expatriation. Les causes principales ? L’instabilité fiscale et des réglementations jugées parfois trop envahissantes, voire contraignantes

En 2015, pour faire face à la fuite de notre élite, des champions de la French Tech comme Criteo, SigFox, Blablacar ou encore Chauffeur Privé (Kapten) se sont rassemblés autour d’un objectif commun : renforcer l’attractivité de la France à l’international en commençant par récupérer un maximum d’expatriés Français aux compétences Tech. C’est ainsi qu’est née l’initiative Reviens Léon, on innove à la maison. Bien plus qu’une simple campagne de communication ; les personnes à l’origine de ce mouvement avaient comme mission, non seulement de démontrer aux expatriés à quel point la France était un terrain idéal pour l’innovation, mais aussi de faciliter leur retour administratif dans l’hexagone.

Les causes principales ? L’instabilité fiscale et des réglementations jugées parfois trop envahissantes, voire contraignantes

Comment attirer des cerveaux de l’étranger ?

Si certains pays voient leurs cerveaux les plus prometteurs s’envoler vers d’autres cieux, d’autres ne se gênent pas pour multiplier les méthodes pour les attirer. L’un des secrets pour réussir à attirer de la matière grise de l’étranger réside dans la capacité du pays à mettre l’accent sur l’éducation. En développant des programmes et des environnements scolaires attractifs, un pays pourra s’assurer d’attirer des étudiants de tous horizons, dans l’idée de les conserver par la suite. Une autre solution, consisterait à miser sur l’amélioration des ressources technologiques à disposition, c’est cette solution qu’a choisi la Chine pour retenir ses talents et attirer ceux des autres pays.

Le Canada et le Comprehensive Ranking System (CRS)

Entre 2016 et 2017, 53% des entreprises technologiques à forte croissance de la région de Toronto ont vu augmenter drastiquement le nombre de candidatures internationales en l’espace de quelques années. En plus de profiter des limites du modèle américain de la loterie pour les visas H-1B, qui décourage de nombreux profils qualifiés désireux de venir s’installer en Amérique du nord, le Canada a mis en place un système de points, permettant à ces mêmes profils de bénéficier d’une entrée “express” sur le territoire canadien.

Le CRS, ou système de classement global en français, permet d’évaluer et de classer les profils en fonction de différents critères dont : les compétences, l’éducation, les capacités linguistiques, l’expérience professionnelle, etc. Ce test doit être passé une fois que vous avez été déclaré éligible à l’immigration au Canada. Ensuite, si vous avez un nombre de points suffisant, tout va très vite et vous recevez une réponse sous six mois. Un système finalement bien plus équitable que la sélection aléatoire américaine et qui semble séduire les profils internationaux.

Le CRS permet d’évaluer et de classer les profils en fonction de différents critères (…) Un système bien plus équitable que la sélection aléatoire américaine.

La France, friande de profils internationaux

Quant à la France, elle a lancé en juin 2017 le programme « Visa French Tech » qui accorde, sous conditions, des visas de quatre ans aux talents étrangers ainsi qu’à leur conjoint et enfants. Ces permis de séjour ; couplés à un meilleur niveau de rémunération, une qualité de vie supérieure et une demande constante de profils qualifiés et très qualifié ; rend le combat perdu d’avance pour les pays en voie de développement qui ont moins à offrir.

Le phénomène de fuite des cerveaux n’est finalement qu’une résultante d’une guerre des talents se déroulant à l’échelle mondiale. Un profil qualifié, peu importe où il a étudié, sera valorisé sur n’importe quel territoire. Les gouvernements doivent donc faire preuve d’ingéniosité, non seulement pour attirer des esprits brillants de l’étranger mais aussi pour conserver ses cerveaux les plus doués. Conséquence inévitable de la mondialisation, jamais notre planète n’a été plus accueillante. Une perspective encourageante pour toute personne à la recherche d’un emploi à l’international : lorsqu’il s’agit de matière grise, les frontières n’existent plus, il suffit de tenter sa chance.

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