Le modèle des entreprises libérées résiste-t-il mieux à la crise ? Témoignages
16 juil. 2020
8min
Journaliste
Exit le paternalisme ! Fini la supervision directe et le présentéisme, place à la responsabilisation de chacun : bienvenue dans le monde très particulier de l’entreprise libérée. Au sein de ces structures agiles et flexibles, les collaborateurs ont (pratiquement) les rênes. Sur le papier, l’idée est séduisante. Mais voilà, en temps de crise, le modèle est-il à même de tenir debout ? Comment ont réagi collaborateurs et dirigeants face au tsunami ? Quelles ont été les forces et les faiblesses du modèle pour surmonter les défis organisationnels et relationnels depuis mars 2020 ? Welcome to the Jungle est allé recueillir des avis dans trois entreprises libérées.
L’entreprise libérée : « quésaco ? »
Donner le pouvoir de décision à chacun, choisir son salaire, ses congés et son organisation, non, il ne s’agit pas d’une fantaisie mais d’un pattern décisionnel popularisé en France par le professeur Isaac Getz et son ouvrage Liberté & Cie, coécrit avec Brian M. Carney en 2012. Plutôt qu’un modèle, il s’agit davantage d’une philosophie, d’un état d’esprit dans le cadre duquel chaque entreprise bâtit son propre mode de fonctionnement. « Une forme organisationnelle dans laquelle les salariés sont totalement libres et responsables dans les actions qu’ils jugent bonnes — eux et non leur patron — d’entreprendre », telle pourrait être une définition de l’entreprise libérée, d’après Jean-Marc Le Gall, consultant en stratégies sociales. Dans les entreprises que nous avons rencontrées, on prône l’importance du bien-être, on se défait des horaires imposés, on travaille d’où l’on veut, et on bannit la hiérarchie. Si chacune a son propre modèle, des points communs se retrouvent : notamment une forte transparence, un management horizontal, ainsi que des décisions prises unanimement. Ici, chaque salarié est responsabilisé et encouragé à entreprendre pour l’entreprise. La structure pyramidale est dynamitée, offrant le pouvoir et l’autonomie à tous.
S’organiser en temps de crise, même pas peur !
Télétravail : « on était prêt depuis longtemps »
Ce qu’ils savent très bien faire, dans ces structures souples comme votre prof de yoga, c’est bien le télétravail. Leur mode de management s’appuyait déjà depuis de nombreuses années sur le travail à distance, induisant performance et bonheur au sein des équipes. Aussi, les salariés n’ont pas été dépaysés quand le verdict du confinement est tombé ; les ferventes défenseuses de ce mode d’organisation étaient même rodées. Pas de casse-tête donc, côté organisationnel : « la majorité des collaborateurs étaient déjà habituée au télétravail. Nous avons despatialisé l’entreprise depuis 2013, on était prêts depuis longtemps. Je pense que ça a été notre force », raconte Christophe Thuillier, PDG chez Agesys, une société de services informatiques et de travail collaboratif. Une longueur d’avance pendant la crise du Covid-19 pour ces entreprises libérées des carcans de la supervision directe, des principes de visibilité, et de la présence obligatoire.
Une organisation sur-mesure
Chez ces partisans du bien-être au travail, les horaires n’excitent guère les passions. Placer une réunion pendant la sieste des enfants chez Agesys, ou encore se la jouer noctilien chez Fasterize, une start-up française spécialisée dans l’accélération des sites web, cela n’a pas posé de problème majeur. Dans ces structures où l’on prône une flexibilité à toute épreuve, l’organisation s’est plus que jamais attelée à épouser les tracas de chacun, se voulant alléger la pression liée au contexte inédit. Si les collaborateurs “libérés” n’ont pas fait exception aux défis induits par le télétravail à la maison, ils se disent reconnaissants d’avoir pu jouir d’une aise organisationnelle précieuse face à la complexité de la situation.
Pour autant, si dans le moral a été globalement maintenu, eux aussi ont eu le cafard. « Les retours que j’ai eus, c’est que ça a été violent » raconte Stéphane Rios, fondateur de Fasterize. Le dirigeant constate avec regret l’impact psychologique du confinement sur ses équipes. Hélas, le type d’organisation ne sauve pas de l’engourdissement individuel.
Transparence totale : voir la vérité en faire pour mieux l’affronter
Libre accès à l’information, une source d’angoisses ?
Pendant la crise, si le moral tend à dégringoler, c’est aussi le cas pour les finances. Chez Agesys, le dirigeant regrette une baisse de l’activité de près de 30% durant les deux mois de confinement. Mais dans ces entreprises libérées, les chiffres ne sont pas tabous. Un principe de transparence est de vigueur, ce que le PDG de Agesys ne considère pas comme étant anxiogène en temps de crise : « Les chiffres font peur quand ils ne sont pas compris, et mon rôle est justement de les démystifier. »
Dans l’entreprise libérée, pas de surprise donc, qu’elle soit bonne ou mauvaise. Finances de l’entreprise, restrictions budgétaires, licenciements prévisionnels : les salariés ont accès à tout. « Il y a des gens qui ont quitté l’entreprise, mais c’était annoncé, on l’a dit au début de la crise, en faisant nos prévisions budgétaires, et ça s’est malheureusement vérifié », explique Stéphane Rios. Une visibilité que Laeticia Defecque, en charge du marketing et de la communication chez Agesys, pense être profitable à tous les collaborateurs : « J’imagine que dans d’autres entreprises, cela doit être perturbant de ne pas savoir ce qui peut se passer demain… Comme on avait un regard sur la situation, on essayait d’être acteur plutôt que de rester inactifs, et en ce sens, c’était plutôt rassurant pour les salariés. »
« Il y a des gens qui ont quitté l’entreprise, mais c’était annoncé. On l’a dit au début de la crise en faisant nos prévisions budgétaires et ça s’est malheureusement vérifié », Stéphane Rios, fondateur de Fasterize
Un investissement plus fort de chacun
Si le bateau tangue, tous sont responsables de le maintenir à flots. C’est ce que souligne deux salariés chez Flexjob, une plateforme d’accompagnement et de conseil dédiée aux nouvelles formes de travail : « On s’est réunis pour se demander ce qu’on allait faire collectivement, on s’est dit qu’on pouvait appuyer pied au plancher, c’est-à-dire s’investir encore plus, en augmentant notre volume de travail. » Un point sur lequel le dirigeant de Agesys insiste également, félicitant la force de proposition de ses équipes : « J’ai aussi vu l’implication et l’engouement des collaborateurs pour mettre en place de nouvelles initiatives. Il y a eu une vraie richesse dans leurs propositions ; et ce sont des aspects très importants en temps de crise. » Un constat qui le convainc du bien-fondé de la responsabilisation de son entreprise. Chez Fasterize, même observation, l’investissement a redoublé au sein de l’équipe : « Il n’y a pas eu de négociation ou quoi que ce soit concernant l’implication de chacun. On se gérait déjà avec autonomie avant, et ça n’a pas changé pendant la crise », remarque le dirigeant.
« J’ai aussi vu l’engouement des collaborateurs pour mettre en place de nouvelles initiatives. Il y a eu une vraie richesse dans leurs propositions ; et ce sont des aspects très importants en temps de crise », Christophe Thuilier, PDG d’Agesys
Un modèle qui a ses limites…
Robustesse sans infaillibilité : « Il faut partir du principe qu’il n’y a pas un modèle meilleur que l’autre »
Sans en exclure ses limites, salariés et dirigeants responsabilisés demeurent convaincus des atouts de ce type d’organisation. Sûrs que leur flexibilité et leur souci du bien-être sont propices à affronter les méandres des crises. Chez Flexjob, on partage cette certitude, tout en rappelant que ce type de management est davantage une philosophie qu’un modèle figé apportant une réponse universelle : « Chaque entreprise a ses métiers, sa culture, ses dirigeants, il faut partir du principe qu’il n’y a pas un modèle meilleur que l’autre », explique le chargé de communication, Clément Ract.
Quant à Stéphane Rios, il rappelle que si la structure souple peut-être une force en temps de crise, elle n’est pas la recette magique pour survivre. « J’aurais tendance à dire qu’on est plus résilients car plus adaptables. Quand on bouge une structure qui est rigide, elle peut casser. C’est le principe des immeubles construits en zone sismique, les coques rigides se cassent la margoulette, et quand ils sont construits au Japon, ils tremblent sur leur base mais ils s’en sortent. Ca peut aider dans ce sens-là, mais la résilience des entreprises n’est pas liée qu’au type d’organisation : quand elles s’écroulent, elles s’écroulent. »
« J’aurais tendance à dire qu’on est plus résilients car plus adaptables. Quand on bouge une structure qui est rigide, elle peut casser », Stéphane Rios, fondateur de Fasterize
Mais agir collaborativement dans l’urgence… prend du temps !
Ce type d’organisation où il fait bon vivre ne présente pas que des avantages à l’heure de l’urgence. Modèle horizontal oblige, pour prendre des décisions, consulter tous les membres pour obtenir leur validation peut être long et laborieux. Une réalité à laquelle se sont vues confrontées les entreprises démocratiques durant la crise. Damien Lepretre, facilitateur et associé chez Flexjob revient sur ce point faible du modèle : « Par exemple, avant que l’on passe au chômage partiel, tous les salariés ont dû aller voir les données financières, regarder ce que ça impliquait au niveau juridique, se faire un avis, et ensuite on a pu en parler. On a mis une semaine à prendre cette décision, là où un dirigeant aurait sûrement tranché en une journée, tout seul. » Une limite nuancée par le salarié : « Maintenant, est-ce que cette décision aurait été comprise ? Cela aurait pu créer de la frustration, voire du désengagement… Il faut garder à l’esprit qu’il y a un impact quand la décision est unilatérale. »
« On a mis une semaine à prendre cette décision tous ensemble, là où un dirigeant aurait sûrement tranché en une journée, tout seul », Damien Lepretre, facilitateur et associé chez Flexjob
Un retour à une forme de hiérarchie ?
Pour autant, si le modèle est louable, en temps de crise, il n’est pas toujours possible d’attendre le feu vert général. Quelquefois, il faut agir, et vite. Un constat que le PDG de Agesys fait, contraint durant la crise de reprendre une posture de leadership : « J’ai dû me placer en team leader car il fallait agir vite et guider les équipes en leur donnant une direction. » Selon l’une des salariée de Agesys, loin d’être mal vécue, cette reprise du contrôle fédérateur et mobilisateur pour les équipes a plutôt apaisé les inquiétudes de chacun : « La plupart du temps, j’ai entendu de mes collègues qu’ils étaient soulagés que ce soit géré par le dirigeant. Le fait d’avoir pu lui partager nos idées, d’avoir été épaulés, c’était vraiment un plus dans cette période-là. Les dirigeants ont vraiment une grosse place dans les cellules de crise, même dans une entreprise responsabilisante. Je n’ai pas du tout ressenti ce côté “pyramidal”. » Un avis partagé par les salariés de chez Flexjob, convaincus que les périodes de crise obligent les dirigeants à reprendre une certaine posture de leader — un rôle pouvant difficilement être assumé par quelqu’un d’autre.
« Les dirigeants ont vraiment une grosse place dans les cellules de crise, même dans une entreprise responsabilisante. » une salariée d’Agesys
Quand le poids de la responsabilité individuelle est trop lourd à porter
Un retour à une certaine forme de hiérarchie qui soulève des interrogations quant aux limites du modèle. Chez Fasterize, bien avant la crise du Covid-19, le fondateur explique avoir ressenti le désir de la part de certains collaborateurs de voir plus de structure, sans pour autant remettre en cause le bien-fondé de la philosophie libérée. « Je suis dans une réflexion non pas sur la théorie, mais plus sur la pratique. Si on pense que toutes les initiatives vont se mettre en place toutes seules, on se trompe. Il faut aussi guider les gens. Et c’est là où je pense avoir été trop idéaliste. »
Être “responsable” cela veut dire que l’on a des droits qui sont agréables, mais aussi des devoirs. Ceux de l’autonomie et de la prise d’initiative, qui demandent des efforts énergivores, que tout le monde n’a pas forcément envie de fournir. En cela, une structure pyramidale avec un système très hiérarchique a ses avantages — celle-ci demandant moins d’investissement aux employés. Certains préféreront “faire leurs heures” et rentrer chez eux le cœur léger, sans emporter le souci du collectif et de l’entreprise jusqu’à leur oreiller, quand d’autres voudront s’impliquer avec ardeur et responsabilisation. « Peut-être que les gens dans de grandes entreprises sont bien contents qu’il y ait quelqu’un qui gère les problèmes pour eux, avec donc moins de poids et de fatigue, explique Stéphane Rios. À l’inverse, on se sent peut-être plus en maîtrise de notre destin quand on fait partie d’une entreprise libérée et qu’on sait qu’on peut prendre des initiatives pour améliorer les choses… Je ne suis pas sûr que notre fonctionnement apporte plus au salarié en temps de crise. Par contre, ça agit comme révélateur, pour voir si on est vraiment compatible avec ce type de fonctionnement. »
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