Le freelancing va-t-il survivre à la crise ? Le pouls du marché
30 juil. 2020
11min
Confinement, déconfinement, grandes vacances, plan de relance… la France vit encore au rythme de la crise sanitaire sous un ciel économique peu clair. Alors que le monde entier semble barboter dans une forme d’irréalité, comment se comporte le marché du freelancing ? A-t-il été impacté par la crise ? À quoi rêvent les indépendants ? Est-il encore possible pour eux d’avancer sans filet de sécurité ? Quelle est la politique et l’horizon des entreprises en matière de freelancing ? On tente de répondre à ces questions avec Marion Bernes, chargée de communication pour Malt, plateforme dédiée au freelancing, et Julien Le Corre, co-fondateur de l’agence digitale YZ.
Confinement/déconfinement, quel bilan ?
Missions impossibles
Le freelancing recouvre une grande diversité de statuts et de situations ; commerçants, artistes, micro-entrepreneurs ou entrepreneurs individuels, les freelances sont devenus pluriels. Ce qui les unit et les définit, c’est le mode mission. Le travailleur freelance est indépendant dans sa profession et n’a pas de contrat de longue durée avec un employeur particulier. Il réalise son activité professionnelle sous la forme de ”missions” qu’il facture à ses clients. Cette forme contractuelle permet aux freelances de cumuler plusieurs clients et projets.
Néanmoins, leur activité n’est pas sécurisée. Il va sans dire que le début de la crise sanitaire a percuté de plein fouet cette communauté d’électrons libres et interrogé le maintien des prestations commanditées par les entreprises. Marion Bernes commente les chiffres observés chez Malt en matière de recours au freelancing sur la période de confinement : « Nous avons observé une baisse du nombre de nouvelles missions au début du confinement au niveau des grandes entreprises qui ont gelé leur budget pour se rapprocher d’un niveau semblable à celui du mois d’août. »
« Nous avons observé une baisse du nombre de nouvelles missions au début du confinement au niveau des grandes entreprises qui ont gelé leur budget pour se rapprocher d’un niveau semblable à celui du mois d’août. » Marion Bernes, chargée de communication chez Malt.
Une baisse de régime épisodique
Pour autant, cette phase de ralentissement s’est avérée assez relative. Même si 72% des freelances interrogés par Malt disent avoir perdu au moins une mission à cause de la crise Covid (annulation de devis, mise en pause de projet…), la paralysie a été de courte durée. Après la phase de sidération collective, la plateforme a pu observer un rebond du nombre de missions car « de nombreuses entreprises se sont mises à reprendre les projets laissés en suspens ». C’est aussi ce que confirme Julien Le Corre, cofondateur de l’agence YZ qui a dû ajuster ses habitudes de recours au freelancing pendant les premières semaines de la crise sanitaire : « On ne va pas se mentir, les freelances sont les premières ressources que tu coupes en période de crise, quand tu veux préserver ta trésorerie. Donc nous avons effectivement levé le pied avec certains prestataires, mais on a eu de la chance, notre activité s’est rapidement rétablie donc cela n’a pas duré. »
« On ne va pas se mentir, les freelances sont les premières ressources que tu coupes en période de crise… » Julien Le Corre, co-fondateur de l’agence digitale YZ.
Une réalité business nuancée
Si la reprise est loin d’être une réalité pour toutes les entreprises, le ralentissement lui-même est aussi à nuancer. Il est en fonction du niveau d’activité des entreprises pendant la période mais aussi de la nature des métiers dont on parle et du secteur d’activité. Marion précise que « côté TPE et PME, il y a même eu une hausse d’activité. Pendant le confinement, ces entreprises ont eu le temps de lancer des projets qui n’étaient jamais priorisés jusque-là ».
Résultat ? Certains métiers ont été fortement plébiscités. C’est le cas des profils tech et data qui ont peu connu la crise pour plusieurs raisons : l’accélération de la digitalisation des offres et process des entreprises a généré une demande accrue, le maintien de ce type de mission au domicile du freelance a pu se faire sans incidence sur la productivité et cette catégorie de métier reste toujours pénurique (il y a plus de demande que d’offre, ndlr).
Dans un tel contexte, « quand un freelance est identifié par un client comme efficace, disponible et intéressé par la mission, il ne s’en détourne pas », souligne Marion. À l’inverse, elle explique que « les métiers qui nécessitent aux freelances d’être dans les bureaux du client continuent d’être impactés (photographes, coachs…) alors que ceux qui peuvent être effectués à 100% en télétravail le sont moins ».
« Quand un freelance est identifié par un client comme efficace, disponible et intéressé par la mission, il ne s’en détourne pas. » Marion Bernes, chargée de communication chez Malt.
Les chiffres de l’enquête Malt publiés en juillet 2020 sur le sujet parlent d’eux-mêmes. Les freelances touchés par la crise sont beaucoup plus nombreux sur les métiers du conseil, de l’administration et de la création que dans la tech :
- 85% des freelances en gestion de projets (project managers, coach agiles…) déclarent avoir vu au moins une de leur mission annulée pendant la crise
- 80% pour les freelances en création (graphistes, directeurs artistiques, motion designers…)
- 79% pour les freelances en business & Consulting (consultants stratégie, business developers…)
- 78% pour les freelances sur des fonctions support (administrateurs réseaux, assistants de gestion…)
- 74% pour les freelances en communication & Marketing (consultants webmarketing, chargés de communication, social media managers…)
- 55% pour les freelances tech & data (développeurs, data-scientists, DevOps…)
Même constat sur l’hétérogénéité du marché si l’on s’intéresse aux secteurs. Avec la crise sanitaire, certains indépendants spécialisés ou plébiscités par des secteurs particuliers ont pu subir les dommages collatéraux de la crise. Si les secteurs du numérique, de la santé et de la grande distribution on pu tirer leur épingle du jeu, beaucoup d’autres ont été lourdement touchés comme les transports (aéronautique, automobile), la logistique, le tourisme (hôtellerie, restauration).
Plus de peur que de mal
Si l’on prend un peu de hauteur, la crise sanitaire a pu effrayer les indépendants et questionner ce choix de vie sans pour autant mettre en péril leur activité. Les chiffres partagés par la plateforme d’intermédiation Crème de la Crème à cet égard sont même plutôt rassurants : parmi les 831 freelances interrogés, la quasi majorité envisagent un impact modéré de la crise sur leur activité avec une baisse prévisionnelle inférieure à 25%. Il n’en demeure pas moins difficile d’affronter une telle période sans garantie aucune comme en témoigne Manon, conceptrice-rédactrice indépendante : « au tout début du confinement, j’ai complètement paniqué. Je n’avais plus aucun répondant chez mes clients habituels et je me suis vraiment posée la question d’abandonner le 100% freelance pour un statut un peu hybride qui me permettrait de mixer salariat et freelancing. Mais heureusement, la frayeur a été de courte durée… mes interlocuteurs ont repris les projets et recommencé à me solliciter ».
Les oubliés du freelancing
À côté du freelance choisi, subsiste une large part de freelancing subi. Toute une économie appelée “gig economy” ou “économie dupetit boulot”. Les travailleurs indépendants et peu qualifiés qui appartiennent à cette catégorie jonglent entre plusieurs micro missions très courtes qui ne leur permettent pas d’avoir de visibilité sur du moyen ou long terme. Qui plus est en temps de crise et de confinement où les contacts sont limités, les livraisons restreintes et les projets subsidiaires stoppés. Sur ce marché, l’offre dépasse très largement la demande et la concurrence est rude, d’autant plus en période de récession. Derrière ce terme de “gig economy”, on retrouve des métiers très divers : du chauffeur Uber aux coursiers en passant par les pigistes, intégrateurs ou graphistes peu expérimentés… Un versant du freelancing un peu obscur qui révèle une précarisation du marché de l’emploi pour une partie des indépendants. C’est à eux que la crise a fait et va faire le moins de cadeaux.
Quel impact sur le moral des troupes ?
De quel œil voient-ils tout ça ? Comment se positionnent-ils en tant qu’indépendants ? Craignent-ils pour leur sécurité financière à l’heure où une nouvelle vague épidémique guette ? Remettent-ils en question leur statut ?
Marche ou crève
Si le freelancing comporte de nombreux avantages, ce statut est encore très peu protégé. Pendant le confinement, nous avons vu fleurir sur la toile de nombreuses pétitions pour défendre un minimum de protection sociale pour les indépendants. La crise du Covid-19 a exacerbé l’absence de régimes de sécurité sociale fiables pour les freelances et les travailleurs aux situations atypiques. Aujourd’hui, pas de droit au chômage pour les indépendants ni les entrepreneurs en cas de coup dur (même si certains ont pu bénéficier du Fond de Solidarité nationale mis en place par l’État) et un régime de protection sociale très nébuleux (assurance maladie, accident de travail, invalidité, retraite…) Les indépendants sont donc nombreux à subir la complexité du système qui leur est réservé.
Outre cette réalité administrative, les freelances peuvent expérimenter une forme de précarité : concurrence entre freelances, missions à temps plein qui n’ont de freelance que le nom… Julien Le Corre, cofondateur de YZ, soulève à juste titre un point d’attention : « En France le code du travail ne permet pas de recruter des freelances à plein temps sur de longues période au lieu de les embaucher en CDI : cela s’apparente à du salariat déguisé qui peut provoquer un redressement social/fiscal même si je connais pas mal d’entreprises que je ne citerai pas qui en font un usage lourd. Le freelancing doit rester ponctuel et/ou partiel ». Pour autant, la précarisation n’est pas un sujet pour tous les indépendants. Julien réagit à l’aune de son long passif de freelance : « Ayant été freelance toute ma vie sans toucher un seul mois d’Assedic, ce genre de débat me parle assez peu. Je me suis construit professionnellement dans la précarité et cela m’a forcé à devenir meilleur et à me battre. C’est une vision libérale un peu anglo-saxonne mais je l’assume. »
« Ayant été freelance toute ma vie sans toucher un seul mois d’Assedic […] Je me suis construit professionnellement dans la précarité et cela m’a forcé à devenir meilleur et à me battre.» Julien Le Corre, co-fondateur de l’agence digitale YZ.
Équilibre précaire, équilibre quand même
Même si nous naviguons en eaux troubles, que la période reste incertaine et le statut de freelance peu encadré, les indépendants semblent malgré tout trouver leur compte dans le freelancing. D’après un sondage mené récemment auprès de plus de 300 freelances, 70% d’entre eux souhaitent poursuivre leur activité. Comme l’assène Julien Le Corre : « C’est une période assez paradoxale. D’un côté de nombreux freelances qui s’étaient lancés dans l’aventure “pour voir” se prennent en pleine face la précarité de leur statut, comme je l’ai vécu en 2009 à titre personnel et beaucoup d’entre eux vont regretter leur CDI. Mais à moyen terme, cette crise va continuer à renforcer la tendance vers le “self-employment”(travailleur indépendant, ndlr) » Il évoque à cet égard les aspirations grandissantes de nombreux travailleurs en quête de davantage de sens et de flexibilité qui pourraient faire le pari du freelancing… Car ce qui pèse le plus dans la balance pour les indépendants d’aujourd’hui c’est… la liberté bien sûr ! Selon l’enquête menée par Malt, les freelances restent fermes sur leur intention : 85% invoquent l’autonomie comme principal avantage au statut freelance et 63% la libre gestion de leur emploi du temps comme raison principale de leur indépendance.
Le club des incorrigibles optimistes
Malgré une légère baisse d’activité chez les freelances du numérique, l’étude Malt ) confirme que 84% d’entre eux ne souhaitent pas se détourner du freelancing pour revenir au salariat malgré la crise (93% ont déjà été salariés au moins une fois). L’enquête permet de constater qu’ils restent dans leur grande majorité très optimistes. Un optimisme que l’on peut relier à leurs aspirations de départ. Ces épris de liberté acceptent, au nom de celle-ci, d’avancer sans filet. Pour eux, l’incertitude est la contrepartie naturelle de l’indépendance et un risque assez clairement identifié dans leur cahier des charges initial. Quoiqu’il en soit, leur confiance en l’avenir semble pour l’instant prévaloir et l’optimisme gagner la bataille contre l’inquiétude. D’autant que la crise pourrait avoir des externalités positives sur le moyen et long terme : avec l’explosion des projets numériques durant le confinement, la généralisation du télétravail et le gel des recrutements, il leur est permis de croire à un recours plus massif au freelancing.
Un marché qui reste très prometteur
De l’intérêt du freelancing pour les entreprises
Cette période inédite a chahuté le marché du freelancing mais a aussi pu faire entrevoir aux organisations l’intérêt de s’entourer de talents volants quand il s’agit de mobiliser une expertise précise ou de soutenir un pic d’activité. Marion Bernes confirme l’intérêt accru des entreprises pour le freelancing : « Elles sont en train de se rendre compte que ce sont les compétences et aptitudes des freelances dont elles ont plus que jamais besoin actuellement. Quand une entreprise recrute un salarié, il devient opérationnel en 6 à 9 mois. En passant par un freelance, recrutement inclus, il faut compter environ 6 jours. Une rapidité et une agilité précieuses pour des temps incertains où les projets créateurs de valeurs doivent sortir rapidement. » Sans oublier l’avantage financier. Les prestations en freelance dépendent des achats de l’entreprise. L’organisation ne paie donc pas de charge et peut venir renforcer ou piloter ses effectifs en fonction de son besoin et de la conjoncture.
Dans une période qui requiert beaucoup d’agilité professionnelle, une certaine propension au mouvement et un sens de l’adaptation, Marion Bernes affirme que les freelances ont même une longueur d’avance : « Par leurs habitudes de travail, les freelances maîtrisent des concepts qui sont sur toutes les lèvres actuellement .» Elle évoque notamment l’usage plus massif des “méthodes agiles”, la pratique du télétravail et le réflexe de l’auto-formation via des articles, livres, vidéos, meetups ou plateformes d’e-learning. Ce qui leur permettrait de s’adapter tels des roseaux dans le vent et de répondre aux besoins des entreprises quelque soit le contexte.
« Quand une entreprise recrute un salarié, il devient opérationnel en 6 à 9 mois. En passant par un freelance, recrutement inclus, il faut compter environ 6 jours.» Marion Bernes, chargée de communication chez Malt.
Le grand boom du self-employment
Du côté des freelances eux-mêmes, Marion Bernes communique également des chiffres évocateurs : avec une augmentation du nombre de freelances de 92% en 10 ans, ils sont 1 028 000 en France aujourd’hui. « Une tendance qui n’est pas prête de ralentir au vu des premières raisons invoquées pour passer le cap : recherche d’autonomie, volonté de choisir ses missions… » explicite Marion. Le freelancing semble donc être un choix de cœur pour ceux qui ont le loisir de pouvoir décider.
« Les carrières linéaires, c’est fini, les aspirations des individus ont changé, l’époque aussi ! Il est grand temps d’apprendre à naviguer dans un monde du travail mouvant ! » Cette conviction, c’est celle que défend Anaïs Georgelin, fondatrice de somanyWays (une société qui accompagne les individus dans leurs transitions professionnelles et les entreprises dans leur mutation culturelle, ndlr) dans sa conférence Ted. Julien Le Corre corrobore ce constat sur le travail : « Le bureau est mort, la carrière dans une seule boîte aussi. Aucun jeune de 25 ans ne se projette plus de 2 ans dans une boîte. Si j’imagine pouvoir travailler pour plusieurs entreprises successivement, pourquoi ne pas le faire simultanément ? » Pour lui, dans l’époque qui est la nôtre, « beaucoup de conditions sont réunies pour que le freelancing continue sa progression : l’augmentation du télétravail, le développement des plateformes de mise en relation, la déstructuration du temps de travail et surtout les aspirations croissantes des nouvelles générations biberonnées aux nouvelles technologies. »
« Beaucoup de conditions sont réunies pour que le freelancing continue sa progression : l’augmentation du télétravail, le développement des plateformes de mise en relation, la déstructuration du temps de travail… Julien Le Corre, co-fondateur de l’agence digitale YZ.
Vers la fin du CDI ?
Nous assistons incontestablement à un grand boom du freelancing. Pour le meilleur comme pour le pire. Si, comme le souligne Marion,« le gel des recrutements (qui va aller de pair avec des missions plus fréquentes, plus longues et plus onéreuses) devrait plutôt bénéficier aux freelances », il n’est pas du tout question pour les freelances de se substituer au CDI. Pour elle, les entreprises ont besoin de profils complémentaires :
- De salariés pour construire des équipes sur le long-terme, prendre part à des projets stratégiques, avoir la vision complète du marché…
- Des freelances pour apporter une expertise sur un domaine particulier, ponctuellement dans le cadre d’un projet défini ou pour faire face à une période tendue (pic d’activité, remplacement temporaire d’un collaborateur absent…)
Marion plaide pour « un modèle hybride où les freelances seront pleinement intégrés aux équipes internes, tout en restant flexibles.» Même approche côté entreprise. Julien Le Corre défend l’idée d’une politique de recrutement mixte : « un mix entre une culture forte du freelancing et une culture groupe. » Il complète : « Pas de basculement total vers le freelancing donc, même si ce serait une option moins risquée dans une telle période pour nous. D’ailleurs, pour notre part, nous avons signé plusieurs CDI depuis le début de la crise ! »
La crise sanitaire a indéniablement questionné le travail indépendant, son bien-fondé et ses modalités côté freelances et côté entreprises. Le recours au freelancing s’impose comme une bonne option (de crise et de renfort ponctuel) pour les organisations sur la durée. Quant aux indépendants, ils semblent en majorité convaincus de vouloir poursuivre leur activité et plutôt bien armés pour naviguer à vue dans cette période trouble. Pour autant, ils ne sont pas tous logés à la même enseigne. Selon leur métier, leurs clients, leur niveau d’expérience, leur spécialité, leurs compétences clés, ils ont pu être plus ou moins durement affectés par la crise. L’incertitude reste donc de mise pour les électrons libres… Et si cette épreuve était une invitation à repenser l’organisation et la législation du travail dans sa globalité ? Liberté, solidarité, agilité quel que soit le statut ou le métier ? Tout un programme pour le monde d’après.
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