« On n'aura pas de retraite ! », cette crainte des jeunes actifs est-elle fondée ?
02 mai 2024
6min
Quel trentenaire, étant petit, n’a jamais envié ses grands-parents de ne plus avoir à travailler ? Hélas, si la retraite pouvait apparaître comme un eldorado dans les années 80, aujourd’hui, le son de cloche est bien différent. La retraite, il faut le reconnaître, ne transcende plus grand-monde parmi les 25-35 ans. Mais d’où vient cette perte de confiance dans le système de retraites ? Cette crainte de ne pas en avoir est-elle vraiment fondée ? Décryptage.
Une retraite très lointaine
« La retraite, je n’y crois pas du tout. Je n’ai aucune confiance dans la pérennité de ce système-là, et je ne compte clairement pas dessus pour m’assurer une vie décente plus tard », assène Romain, 30 ans, auto-entrepreneur. Même état d’esprit chez Thaïs, 30 ans aussi, chargée de projet dans le domaine de la santé : « Quand je vois tous les changements qui ont été mis en place en une décennie, je ne peux décemment pas espérer que, quand j’atteindrai l’âge de la retraite, le système sera toujours le même. Honnêtement, je préfère mille fois vivre une vie agréable maintenant, plutôt que de tabler sur le fait que je pourrai profiter de ma retraite à 70 ans, ça me semble complètement utopique ».
Selon l’un des derniers sondages Ifop mené sur la réforme des retraites en février 2023, 72% des moins de 35 ans jugeaient totalement inacceptable le recul de l’âge de départ légal à la retraite à 64 ans. Et pour cause, toujours selon l’Ifop, fin 2022, 81% des moins de 35 ans pensaient que l’âge idéal se situait à 62 ans ou moins. « Depuis 2003, on a cumulé à-peu-près une dizaine de réformes successives au sujet de la retraite, dont l’essentiel ont été paramétriques, éclaire Anne-Marie Guillemard, professeure émérite de l’Université Paris-Cité et membre du Centre d’études des mouvements sociaux, à l’EHESS. C’est-à-dire qu’on joue sur l’âge et la durée de contribution. Et le résultat est qu’à chaque fois, on sort plus tard de la vie active. Or ces réformes ne sont pas associées le moins du monde à des mesures qui permettraient de rendre le travail soutenable plus longtemps ». Résultat, pour des jeunes qui obtiennent leur premier emploi stable aux alentours de 27 ans, le chemin jusqu’à 64 ans peut sembler très long. Et ce d’autant plus que la vie professionnelle est aujourd’hui loin d’être un long fleuve tranquille pour les jeunes actifs. Multiplication des formes particulières d’emploi (CDD, intérim…), taux de chômage à 17,3% chez les 15-24 ans, instabilité de l’emploi… « Aujourd’hui, le travail est peut-être globalement moins pénible physiquement que pour les générations précédentes, mais nous avons des emplois nerveusement et psychologiquement difficiles, donc rester travailler aussi longtemps peut vite sembler insurmontable… » soupire Lou, ingénieure de 35 ans.
Sans compter le contexte environnemental, source de préoccupation pour de nombreux jeunes, qui les empêchent parfois de se projeter sereinement à l’âge de 70 ans. « Vu les conditions climatiques actuelles, je ne sais même pas dans quel état on sera dans 40 ans, s’alarme Thaïs. Nos conditions de vie, notamment sur le plan climatique, environnemental et social, auront fondamentalement changées, donc certes, je trouve ça important d’être solidaires avec les personnes âgées maintenant, mais qu’on ne vienne pas me parler de cotiser à des mutuelles complémentaires pour ma propre retraite ».
Profiter maintenant plutôt qu’à 64 ans
Difficile aussi, dans le contexte d’instabilité actuel, d’espérer cotiser sans interruption, comme ont pu le faire les générations précédentes. Alors, plutôt que de « passer sa vie à la gagner », certains, comme Thaïs, préfèrent miser sur une vie professionnelle épanouissante dans l’immédiat. « Je me suis promis de ne plus jamais travailler à 100%, affirme la jeune femme, actuellement à 80%. J’ai envie d’avoir du temps pour prendre soin de mes proches, de moi… Si c’est pour me réveiller à 65 ans et me dire que ma vie aura été résumée à “je me lève, je travaille, je fais à manger, je me couche” , je ne vois pas l’intérêt… ».
Idem pour Camille, chargée de recrutement de 29 ans : « C’est vrai que je me mets une certaine pression sur le sens de mon travail : quand je suis face à une difficulté par exemple, je me demande toujours “ est-ce que ça vaut la peine de continuer dans ce job si je ne suis pas 100% heureuse dedans ? “. Je vais probablement devoir passer une majeure partie de ma vie à travailler, et je ne sais même pas jusqu’à quand, donc autant que mon travail m’épanouisse ! » Cette injonction à trouver un « travail qui a du sens » a aussi ses revers, avec des jeunes qui changent d’emploi plus fréquemment, un risque de surinvestissement au travail et donc de burn-out majoré… Coincés entre la perspective d’avoir une retraite inexistante, et le besoin de trouver un travail épanouissant, beaucoup multiplient les expériences professionnelles, voire les cumulent, pour pallier un système qu’ils jugent défaillant.
« Je sais très bien que ma retraite ne sera pas suffisante pour me faire vivre dans de bonnes conditions, donc je commence à réfléchir à d’autres façons de m’assurer des revenus : investissement locatif, travail en freelance… J’y pense de plus en plus souvent », admet Camille. Pour Lou, la réflexion est déjà bien entamée : « Je ne projette pas du tout de travailler jusqu’à 64 ans, j’espère pouvoir mettre suffisamment de côté pour pouvoir m’arrêter avant. Avec mon mari, chercheur et enseignant, nous sommes en train de réfléchir aux diverses façons de trouver une source de revenus parallèle, et nous allons probablement lancer un projet dans l’éducation ».
Romain, lui, a déjà lancé des pistes : location de véhicules entre particuliers, crypto monnaie, placements immobiliers… Les idées ne manquent pas pour s’assurer des revenus en plus de son salaire. « Je me crée plusieurs business pour ne pas dépendre que d’une seule rentrée d’argent. Comme ça, si j’en ai une qui faiblit, je peux me retourner ». Mais depuis quand la défiance dans le système des retraites est devenue telle que nombre de jeunes préfèrent cumuler plusieurs emplois pour assurer eux-mêmes leurs arrières, au risque parfois mettre en danger leur santé mentale ?
Une confiance difficile à rétablir
Pour comprendre où pêche le système de retraites, il faut revenir en 1945, année de son fondement, en même temps que la Sécurité sociale. L’idée était alors simple : créer un système par répartition, basé sur un principe de solidarité intergénérationnelle, dans lequel les actifs cotisent pour les retraités, en sachant qu’un jour, des jeunes cotiseront pour eux à leur tour. « Jusque dans les années 90, ce pacte fonctionnait très bien, explique Anne-Marie Guillemard. Mais avec l’allongement de l’espérance de vie, le nombre croissant de retraités et la hausse du chômage, il a commencé à moins bien marcher. Aujourd’hui, nous sommes passés de trois générations co-présentes en 1945, à quatre générations. Et toutes les réformes qui ont eu cours depuis les années 90 n’ont pas tenu compte de ça. Nous n’avons fait que reculer l’âge de départ à la retraite, sans encourager l’employabilité des seniors, ni compenser les jeunes, contraints de travailler plus longtemps ».
Résultat, alors que les plus âgés se voient parfois mis à la porte des entreprises avant d’avoir pu cumuler le nombre suffisant de trimestres, les plus jeunes se voient dans l’obligation sur le plus long-terme, sans pour autant que leurs salaires ne soient augmentés, ni leurs conditions de travail améliorées. « Nous aurions pu imaginer qu’en contrepartie des deux années de travail supplémentaires, on donne deux ans de formation permanente aux moins de 40 ans par exemple, suggère Anne-Marie Guillemard. Parvenir à une sorte de deal intergénérationnel en quelque sorte, absolument indispensable dans un système par répartition ».
C’est de ce manque de considération envers leur situation que naît parfois aussi un certain ressentiment de la part des travailleurs les plus jeunes envers les plus âgés. « Je reconnais en vouloir un peu à certaines personnes plus âgées, admet Lou. Quand je discute avec certains membres de ma famille, ils sont complètement en dehors de la réalité. Ils s’imaginent qu’on ne veut pas travailler, alors que le contexte actuel est complètement différent de ce qu’ils ont connu. Je trouve cela assez injuste qu’aujourd’hui, de jeunes actifs n’arrivent pas à boucler les fins de mois avec leur salaire, quand certaines personnes touchent une retraite depuis 30 ans en ayant cotisé à peine 20 ans… ». Si ces propos sont à nuancer, la part de seniors en situation de grande précarité ne faisant qu’augmenter, le fossé que le système de retraites actuel crée entre les générations pourrait bien le mener à sa perte. « Cette défiance est dramatique dans le cadre d’un système par répartition, souligne Anne-Marie Guillemard. Pour que cela fonctionne, il faut que chaque génération y voie un intérêt, sinon le système est voué à l’échec ».
Mais alors comment redonner confiance aux plus jeunes dans le système de retraites ? Pour Anne-Marie Guillemard, cela passe nécessairement par une réforme en profondeur, qui rendrait le système plus lisible. À l’heure où la plupart des jeunes connaîtront une multitude d’emplois différents sous une multitude de statuts, être à même de pouvoir calculer sa retraite simplement, est indispensable pour redonner confiance dans le système par répartition. « La première réforme Macron sur le système universel de retraites allait dans le bon sens. Elle visait à unifier le système de retraites pour le rendre plus lisible. Sauf qu’il a voulu le faire en cinq ans, et ça, c’est impossible. Pour arriver à un équilibre satisfaisant il faut prendre le temps de dialoguer avec chaque profession, c’est quelque chose qui se fait sur quinze, vingt ans ».
Rendre le système plus lisible, permettre aux jeunes de travailler dans de meilleures conditions, et surtout ne pas jouer uniquement sur la variable de l’âge de départ à la retraite mais compenser ceux qui devront travailler plus à leur juste valeur semble indispensable pour remettre en branle un système à l’image aujourd’hui plus qu’écornée. Reste encore à ce que les politiques s’emparent du sujet, et prennent les décisions qui s’imposent, en acceptant de devoir agir sur un temps long…
Article écrit par Coline de Silans ; édité par Aurélie Cerffond ; Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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