Le travail à temps partiel : un révélateur des inégalités de genre
03 févr. 2022
5min
Journaliste indépendante
Avec la généralisation du télétravail, l’espace privé s’est vu progressivement réinvesti au détriment du bureau, et nombre de salariés ont pris goût à travailler plus souvent de chez eux. Tandis que la frontière entre vie professionnelle et vie personnelle se faisait plus ténue, les salariés ont redécouvert l’importance de maintenir un équilibre entre temps de travail et temps personnel. De là à en amener certains à vouloir repenser leur emploi du temps, pour avoir plus de temps off ? Rien n’est moins sûr. En France, les travailleurs à temps partiel restent encore minoritaires par rapport aux travailleurs à temps plein. Pour autant, le profil de ces salariés à temps partiel révèle beaucoup de choses quant aux disparités qui subsistent sur le marché de l’emploi. Entre inégalités de genre et de classe, plongée dans les arcanes du temps partiel.
Portrait-robot du travailleur à temps partiel
Le temps partiel s’est développé sur le marché du travail à la fin des années 70, à l’origine pour permettre une meilleure conciliation entre la vie professionnelle et personnelle. Seuls les salariés déjà en poste pouvaient alors en faire la demande, et avaient la possibilité de travailler entre 50% et 75% de la durée légale. Puis, très vite, les pouvoirs publics ont vu dans le temps partiel un moyen d’endiguer la montée du chômage, et des postes à temps partiel dès l’embauche ont alors été créés.
Aujourd’hui, en France, 17,6% des salariés français travaillent à temps partiel selon la Dares. Parmi eux, 27,5% de femmes, contre 7,5% d’hommes, et une minorité de cadres, avec seulement 9% de cadres pour 31% d’employés. Si ces disparités s’expliquent par une multitude de facteurs, elles sont aussi le reflet d’une certaine vision du monde du travail et de la société. Hommes ou femmes, cadres ou employés, les salariés à temps partiel travaillent en majorité dans des métiers dits « féminisés », c’est-à-dire qui comptent au moins 65% de femmes. En cause, le nombre de postes à temps partiel à l’embauche, plus élevés dans ces métiers-là. Selon la chercheuse Karine Briard, la présence importante de femmes dans un métier favoriserait le développement du temps partiel dans la pratique professionnelle et dans les normes d’organisation du temps de travail. De là à savoir si les femmes se dirigent plus spontanément vers des métiers où le temps de travail est compatible avec leur charge familiale, ou si ces métiers s’adaptent aux demandes des femmes qui les occupent, la question reste ouverte…
Car pour bien comprendre comment se répartit le temps partiel parmi les salariés, il faut distinguer les différents motifs du temps partiel. Le travailleur qui postulera à un temps partiel parce qu’il n’a pas d’autres choix n’aura en effet pas le même profil que celui qui en fait la demande à son employeur.
Travail à temps partiel « contraint » ou « choisi »
Pour distinguer les deux formes de temps partiels existants, on parle de temps partiel « contraint » ou « choisi ». Le premier concerne les salariés qui auraient aimé travailler davantage, mais qui n’ont pas le choix car leur poste ne leur permet pas, quant au partiel choisi, il résulte d’une demande exprimée par le salarié. Là encore, les disparités sont édifiantes selon que l’on considère l’une ou l’autre de ces formes de temps partiel.
Parmi les travailleurs à temps partiel contraint, on trouve une majorité d’étrangers, de personnes peu diplômées, et de femmes avec enfants, essentiellement issus de la main-d’œuvre employée ou ouvrière. Si les hommes sont aussi touchés que les femmes par le temps partiel contraint, celui-ci touche plus fortement les métiers à prédominance féminine, comme le secteur du soin, de l’éducation, ou des services alimentaires.
De l’autre côté du spectre, le temps partiel choisi concerne plus les femmes, non cadres. Selon les enquêtes emploi menées par l’Insee de 2013 à 2016, 19% des femmes seraient ainsi à temps partiel à leur demande, contre 3% des hommes. Et ce pour différentes raisons : une femme sur deux invoquerait la nécessité de s’occuper de ses enfants ou d’un membre de sa famille, et une sur cinq de disposer de plus de temps libre, là où les hommes seraient plus nombreux à invoquer l’envie de suivre une formation ou de pratiquer une autre activité professionnelle. Ainsi, si les femmes sont plus nombreuses à choisir le temps partiel, il est intéressant de noter qu’elles ne font pas ce choix pour les mêmes raisons que les hommes.
Temps partiel et inégalités de genre
Cette forte représentation des femmes dans les travailleurs à temps partiel s’explique par différents facteurs. Tout d’abord, la charge familiale leur revient encore très largement, que cela découle d’un choix personnel ou d’une conformation implicite à leur assignation sociale. Elles sont donc plus nombreuses que les hommes à choisir d’être à temps partiel, ou à se diriger vers des postes qui proposent directement un temps partiel à l’embauche. Et si les hommes avec de jeunes enfants sont plus souvent à temps partiel qu’à temps plein, ils tendent néanmoins à moins l’être que les femmes avec enfants dès lors qu’ils sont en couple.
En cause ? Les inégalités salariales, qui conduisent les couples avec enfants à « sacrifier » plus aisément le salaire féminin que masculin. « Il s’agit d’un vrai cercle vicieux, explique Patrice Bonfy, créateur du média Le Paternel. La femme ayant un salaire généralement inférieur à l’homme, dans les couples avec enfants, c’est elle qui va se retrouver davantage en congé parental long. Et c’est ensuite elle qui aura plus de mal à retrouver un poste avec un salaire élevé… » Si Céline, cadre en banque, a choisi de passer à temps partiel pour des raisons personnelles, elle a néanmoins été confrontée à ce schéma de pensée. « Après un an dans mon entreprise, j’ai demandé à passer à temps partiel à 80%, pour avoir plus de temps pour moi. Si la demande a été très bien acceptée, on m’a quand même demandé plusieurs fois si j’étais sûre, en me signifiant que je risquais de ne plus retrouver mes 20% manquants si je changeais d’avis… » Une remarque qui illustre parfaitement la situation décrite par Patrice Bonfy, et qui en dit aussi long sur la culture du présentéisme en France.
Car c’est là un autre facteur de la surreprésentation des femmes dans les postes à temps partiel : être à temps partiel est encore relativement mal perçu en France. « Globalement, ce qui remonte des divers sondages est que le temps partiel est mal considéré, qu’on soit homme ou femme, expose Patrice Bonfy. Il y a ce ressenti global que le temps partiel n’est pas vraiment du travail. » Aussi, plus la fonction est haut placée dans l’entreprise et exige une dose de travail conséquente, plus elle semble difficilement compatible avec un temps partiel. « Si 20% des salariés sont à temps partiel chez nous, personne ne l’est dans le département de la direction… où ne se trouve d’ailleurs qu’une seule femme », note Céline. En août 2020, le Bureau de l’égalité hommes-femmes et de la famille de Fribourg en Allemagne publiait une note expliquant que « le travail à temps partiel est encore souvent vu comme difficile à conjuguer avec des postes à responsabilité ou de direction. »
L’organisme ajoutait que « la culture du présentéisme est d’autant plus importante pour les postes de cadres, le leadership étant associé à un engagement sans limite et à une disponibilité constante ». Parce que les postes les plus hauts placés sont encore occupés en majorité par des hommes, et qu’ils semblent difficilement compatibles avec du temps partiel, les hommes se retrouveraient aussi, de fait, moins représentés dans les statistiques du temps partiel. Dans les métiers à prédominance masculine, le travail à temps partiel des hommes est aussi largement moindre que celui des femmes, laissant penser à « la crainte d’une stigmatisation de la part de leur entourage professionnel en raison de normes sociales conservatrices », expose Karine Briard.
Finalement, si les travailleurs à temps partiel sont majoritairement des femmes, employées, se pencher sur les raisons pour lesquelles ce sont ces populations qui sont les plus concernées en dit long sur les inégalités qui subsistent au sein du monde du travail. Avec la crise liée au Covid-19, certains économistes craignent que le temps partiel contraint n’augmente, certains actifs n’ayant d’autres choix que de travailler quelques heures par semaine pour subsister. Là où les hommes auront tendance à multiplier les activités professionnelles pour assurer un revenu dans un contexte professionnel incertain, il n’est en revanche pas dit que les femmes puissent consacrer le temps ainsi libéré à travailler plus, renforçant ainsi les inégalités salariales entre hommes et femmes…
Photo par Thomas Decamps, édité par Romane Ganneval
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