Les fausses croyances des jeunes sur le recrutement, frein à leur insertion ?
12 oct. 2022
6min
Journaliste - Welcome to the Jungle
Avec les réseaux sociaux professionnels, les applications de cooptation et les CVthèques, les digital natives devraient être avantagés dans leur recherche d’emploi. Pourtant, d’après l’étude « Pourquoi tous les digitals natives ne sont pas égaux face aux plateformes de recrutement » co-dirigée par Jean Pralong, professeur en gestion des carrières et en RH digitales à l’EM Normandie, nombreux sont les étudiants de master à penser que le recrutement est irrationnel. Pour le chercheur, ces fausses croyances compliqueraient même leur insertion professionnelle.
Comment expliquez-vous qu’aujourd’hui encore des étudiants de master aient des fausses croyances concernant le recrutement et plus spécifiquement sur les plateformes d’emploi ?
Jean Pralong : Je pense qu’il est temps de critiquer ce qu’on appelle « les effets de génération ». On parle de génération Y, Z, de millenials et il y a des raisons historiques à cela. Pour autant, il y a aussi des personnes qui n’ont en commun que l’âge et ce même s’ils accèdent à des diplômes de l’enseignement supérieur. Avec cette classification, on omet qu’au sein d’une même classe d’âge, il y a des personnes qui viennent de milieux sociaux différents, qui ont des parcours de vie, scolaires très variés. Idem dans leur rapport au digital. Même si certains digital natives maîtrisent parfaitement les outils numériques, pour d’autres, il s’agit encore trop largement d’une boîte noire. L’UX design - l’expérience utilisateur, en français - a beau faciliter l’utilisation du digital, il ne rassure pas toujours. D’autant que ce n’est pas la même chose de faire confiance à une application de loisirs pour trouver des places de cinéma, que d’utiliser ces outils pour chercher un emploi ou pour apprendre comment se comporter face au marché du travail. Résultat, pour 30% des digitals natives, l’accès à l’emploi est devenu quelque chose d’irrationnel.
Cette idée qu’une application ou un algorithme déciderait de l’avenir d’une personne sans suivre de logique rationnelle, n’est-elle pas une séquelle de l’expérience Parcours Sup qui laisse des bons étudiants sur le carreau ?
L’emballement qu’il y a autour de Parcours Sup, révèle le même comportement. Pour les jeunes que j’ai interrogés, cette plateforme est quelque chose qui se substitue à leur capacité à agir, à leur libre arbitre et ce je-ne-sais-quoi est décrit comme invisible, éloigné, impossible à comprendre. Parcours Sup active ce que j’appelle « la pensée magique », soit l’idée qu’il y a des choses dans la vie sur lesquelles on a aucune capacité d’action, sauf peut-être si on se lance dans des incantations ou dans des rites.
Le fait qu’ils pensent que l’insertion sur le marché de l’emploi ne dépend pas d’eux est-elle une remise en cause de l’idée de méritocratie ?
Je dirais même que ce sont les déçus de l’idée suivante : tout effort mérite récompense. Les jeunes dont on parle ici ont généralement été des bons élèves et ont accédé à l’enseignement supérieur sur la base de la méritocratie, mais lorsqu’ils arrivent sur le marché de l’emploi, on observe qu’ils ont du mal à basculer vers une logique de compétitivité. Et c’est assez normal. Jusqu’à présent, il suffisait d’avoir la moyenne pour obtenir le brevet, le bac ou un master. Tous ceux qui avaient suffisamment travaillé étaient reçus, récompensés. Or, dans le monde du travail, être bon ne suffit plus, il faut pouvoir se démarquer des autres, s’imposer. Oui, les jeunes doivent avoir conscience que le recrutement est une compétition où il n’y a qu’un seul finaliste par poste. Deuxième point qui déstabilise celles et ceux qui sont en quête d’un emploi : ce que recherchent les entreprises sont davantage des comportements et des compétences, que des connaissances. De fait, passer d’une logique qui fait avancer tous ceux qui ont les connaissances requises à la classe supérieure, vers une logique où l’on recrute la personne qui a le plus de compétences, n’est pas évidente à comprendre.
Les algorithmes des plateformes de recrutement suivent des mécanismes qui font matcher les meilleurs profils pour répondre aux besoins de l’entreprise. Malheureusement, comme ils n’arrivent pas toujours à s’adapter à cette nouvelle logique, ils se sentent désarmés et se disent : « Je suis bon, j’ai fait des études, mais alors pourquoi est-ce que je n’arrive pas à trouver un emploi ? » Émerge ce fantasme qui veut que le recrutement ne dépend pas de ce qu’ils font ni de qui ils sont, mais relève avant tout de la chance et du hasard.
Vous qui côtoyez des jeunes lorsque vous donnez des cours à l’EM Normandie, que faites-vous pour casser cette « pensée magique » ?
D’abord, je leur rappelle qu’il est tout à fait normal d’avoir des pensées magiques puisque nous en avons tous. Par exemple, quand on dit « j’espère qu’il fera beau ce weekend, parce que je pars », ou « si j’ai de la chance, je vais tout de suite trouver une place de parking ». Après, pour ce qui est de notre sujet, je pense que l’enseignement supérieur doit au cours de la scolarité progressivement substituer sa logique de connaissance, vers une logique de développement de compétences individuelles.
Cette méconnaissance du fonctionnement du marché de l’emploi chez les jeunes diplômés, n’est-elle pas aussi favorisée par l’explosion de nouveaux métiers aux titres très flous tels que « chargé de projet » ou « chargé de produit » et où tout le monde semble plus ou moins interchangeable ?
Oui et non. Prenons le cas des écoles de commerce : ces dernières ont une mission bien définie ; fournir aux entreprises les cadres dont elles ont besoin pour assurer leur fonctionnement. Et si les cursus des écoles de commerce sont très axés sur les attentes du monde professionnel, ils fournissent également à ses élèves des connaissances qui semblent éloignées de la réalité concrète de leur futur métier. Pour quelle raison me direz-vous ? Tout simplement parce qu’il faut toujours passer par des connaissances pour développer ensuite des compétences. Après, concernant l’interchangeabilité des profils et des postes, c’est assez vrai. En école de commerce, les étudiants se ressemblent et disposent tous de bonnes connaissances pour travailler dans différents domaines, mais ces institutions sont justement faites pour produire ce qu’on appelle des « généralistes ».
Ce qui est étonnant c’est qu’on a le sentiment aujourd’hui que les entreprises cherchent davantage des personnalités que des profils généralistes. N’est-ce pas en contradiction avec ce qu’on leur enseigne ?
C’est vrai que le choix peut se jouer sur la personnalité, mais uniquement si les connaissances sont déjà acquises. C’est d’ailleurs pour cette raison que les écoles de commerce continuent de fournir des jeunes diplômés d’une qualité standard, avec un bon niveau de compétences. De cette façon, l’entreprise pourra faire son choix sur des éléments plus personnels comme l’intérêt, la motivation ou la sensibilité du candidat. Après, vu la tension actuelle sur le marché de l’emploi à cause de la pénurie de candidats, il ne faut pas oublier qu’il y a environ 70% des étudiants des grandes écoles de commerce qui ont déjà signé un CDI avant même d’avoir obtenu leur diplôme.
Qu’est-ce que vous auriez envie de dire à un jeune qui sort d’un master 2 sans avoir signé un contrat de travail ? Que ce n’est pas sûr qu’on vienne le chercher ?
Quand on a un beau diplôme qui attire des entreprises, on peut être tenté de choisir un employeur comme on a choisi son école, c’est-à-dire quelque chose qui fait beau sur le CV. Sauf qu’avant de s’engager sur du long terme, il est fondamental de se confronter à l’activité réelle qu’on va mener en tant que salarié. Il faut pouvoir se lever tous les matins en se disant qu’on aime ce qu’on fait. Le problème est le suivant : comment passer d’un choix normatif où les apprentissages dans toutes les écoles de commerce sont plus ou moins équivalents, à un choix conscient de carrière ? Faire du marketing dans une multinationale ou en PME ce n’est pas la même chose, faire de la finance, travailler à son compte ou en équipe non plus… Cela peut déstabiliser l’étudiant parce qu’il doit faire un vrai choix bien souvent pour la première fois de sa vie.
En d’autres termes, vous diriez que les jeunes peuvent parfois repousser le choix, jusqu’à se retrouver dans un poste qui ne leur plaît pas ?
Beaucoup de jeunes choisissent d’aller en école de commerce parce que c’est généraliste. Ils se spécialisent le plus tard possible et s’ils ont su éviter la spécialisation, c’est encore mieux. Et lorsqu’ils arrivent sur le marché de l’emploi, s’ils ont la chance d’être embauchés dans un grand cabinet de conseil généraliste, ils vont foncer et reporter le choix à plus tard. D’ailleurs, ces entreprises qui fonctionnent sur un mode compétitif les rassurent puisqu’ils savent qu’ils resteront s’ils sont performants ou se feront sortir si leur travail ne convient plus, ce qui ressemble aux mécanismes de sélection des concours des grandes écoles. Mais encore une fois, ils remettent la décision dans les mains de l’employeur, donc d’une tiers personne.
D’après vos observations, les jeunes repoussent toujours plus le moment du choix de carrière. Pourtant, ils sont aussi les premiers à se poser la question du sens. Comment l’expliquez-vous ?
Faire des choix, c’est aussi savoir les défendre. Personne ne vous reprochera d’avoir fait une grande école, en revanche, faire un pas de côté en disant que vous voulez travailler dans une coopérative ou une association plutôt que dans un grand groupe, c’est un choix subjectif dont on va devoir rendre des comptes un jour, ne serait-ce que devant un recruteur. C’est pour cela qu’il faut prendre le temps de se poser et réfléchir à ce que l’on veut vraiment faire, pour faire un choix conscient.
Si je reprends un peu votre raisonnement, vous conseillez aux jeunes d’être un peu plus proactif dans leur démarche et d’aller frapper aux portes des entreprises qui les intéressent plutôt qu’attendre qu’on vienne les chercher ?
Exactement. Il faut se donner les moyens de faire un choix positif en testant différentes choses. C’est la seule manière de vérifier si un métier nous plaît ou non. Après, il ne faut pas se tromper d’objectif et convertir ses ambitions d’excellence, de compétition et d’argent, en une recherche de satisfaction personnelle. Ça me fait un peu penser à la citation du psychologue américain Marshall Rosenberg : « On a le choix dans notre vie entre être heureux et avoir raison. »
Article édité par Manuel Avenel
Photo par Thomas Decamps
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