Valentin Gendrot, profession : journaliste infiltré
28 sept. 2020
9min
Photographe chez Welcome to the Jungle
Senior Editor - SOCIETY @ Welcome to the Jungle
Pendant deux ans, Valentin Gendrot a été flic à Paris. L’école, l’uniforme et le flingue, la violence et le quotidien qui use, le trentenaire a tout connu. Sauf qu’à l’origine, Valentin Gendrot est journaliste. Spécialisé dans l’infiltration, il a tiré un livre de cette immersion grandeur nature dans la vie des policiers français : Flic, sorti début septembre. Au-delà des tabous qu’il expose au grand jour (violences policières et mal-être dans les rangs), on a voulu savoir ce que ça faisait d’alterner constamment entre la casquette du flic et celle du journaliste… Entretien entre clichés, ennui, prises de note et double identité.
Comment en vient-on à vouloir se glisser dans l’uniforme d’un policier ?
Parce que c’est un sujet central dans notre société. On parle beaucoup des violences policières, mais aussi parallèlement du malaise des policiers, du nombre élevé de suicides dans la profession. Je voulais comprendre cette dualité. Ensuite, il y avait une vraie curiosité personnelle : pour avoir vu à la télé ou lors de manifs, des policiers faire le planton devant l’Élysée ou autres, je me suis toujours demandé : c’est qui ces mecs-là ? Pourquoi ont-ils décidé de devenir policiers ? Qu’est-ce qui les fait tenir ?
Dans le livre, tu expliques qu’avant d’intégrer l’école de Police tu as changé certaines choses dans ton physique et ta tenue… Un policier avait forcément un look spécifique pour toi ?
Il faut savoir qu’à chaque immersion, je change quelque chose. C’est un masque qui me protège et me rassure. Ensuite, évidemment que nous avons tous des idées préconçues sur tel ou tel univers ! Pour moi, un flic c’était quelqu’un d’assez carré, donc pour me fondre dans la masse j’ai acheté des lunettes rectangulaires, plus strictes, et j’ai coupé mes cheveux très courts.
Pour moi un flic c’était quelqu’un d’assez carré, donc pour me fondre dans la masse j’ai acheté des lunettes rectangulaires, plus strictes, et j’ai coupé mes cheveux très courts.
Tu as même refusé de te faire soigner une dent…
Oui. Parce que je me suis dit que si à un moment j’utilisais un langage trop soutenu, trop intello, les autres allaient quand même voir ma dent mal-soignée et se dire : si si, il est précaire comme nous… Mais ça, c’est parce que j’étais en formation pour devenir ADS (adjoint de sécurité, ndlr) le grade le plus bas dans la police.
Cette formation t’a particulièrement surpris. Pourquoi ?
Déjà parce qu’au bout de seulement trois mois, tu ressors avec une habilitation à porter une arme sur la voie publique. Ensuite, parce que dans le cursus, le code de déontologie - impartialité, neutralité, le fait de ne pas tutoyer les gens etc. - est survolé, et c’est pire pour les notions sur les violences conjugales : elles sont expédiées en trois heures en fin de scolarité… Même notre formateur disait que ça formait une police “low-cost”.
Tu voulais entrer dans un commissariat mais tu as d’abord dû “végéter” pendant 15 mois à l’infirmerie psychiatrique de la Préfecture de Police de Paris… C’était quoi, ton quotidien ?
Mon boulot consistait essentiellement à conduire une ambulance… Les journées commençaient à 10h, et nous n’étions actifs que vers 15h. Entre-temps tu bois des cafés, tu manges des bonbons, tu discutes… Heureusement, moi j’arrivais à m’occuper parce que ça m’intéressait de savoir pourquoi les patients étaient là, ce qu’ils avaient fait. J’ai pris énormément de notes sur ces quinze mois en psychiatrie.
Tu seras finalement nommé dans le commissariat du XIXème arrondissement parisien, ton premier voeu. Rien à voir avec ce que tu avais vu de la vie d’un policier jusque-là ?
Rien ! L’infirmerie c’était vraiment un cocon à part. Au commissariat, dès le premier jour j’ai vécu des choses qui m’ont marqué. Un mec en garde à vue qui demande à aller aux toilettes et qui se fait frapper, une femme âgée qui vient porter plainte contre violences conjugales à qui on dit de revenir si son mari recommence…
Flic s’ouvre sur une autre scène, où un migrant est emmené en dehors de Paris pour être frappé et abandonné là… Toi qui voulais faire la lumière sur les violences policières, tu t’attendais à être le témoin de tant de choses ?
Ce n’est pas du journalisme prédictif, on ne sait jamais ce qui nous attend… Mais ce qui est sûr, c’est que je ne pensais pas assister à une réelle bavure policière. Encore moins à être impliqué dedans.
Comment ça ?
Lors d’une patrouille, après avoir été appelés parce que des jeunes avaient mis la musique trop fort en bas d’un immeuble, un des policiers avec qui j’étais a roué de coups un ado black de 16 ans, devant nous. Les coups ont continué dans le fourgon et au commissariat. Le lendemain, une enquête a été ouverte, mais nous qui étions témoins nous avons validé le PV qui dédouanait le policier et chargeait le jeune. Nous devions couvrir notre collègue et j’ai fait la même chose.
Tu étais prêt à aller jusqu’où avec cette immersion ?
Je ne sais pas… Un faux en écriture public, c’est un crime passible des assises et de quinze ans ferme, et ça je ne le savais pas. Ce que je savais c’est que ça me permettrait de dénoncer cette bavure, pour plus tard en éviter d’autres.
Tu lèves également le tabou sur le mal-être des policiers. Comment ça se traduit au quotidien ?
Quand j’étais en poste, un de mes collègues s’est donné la mort. Cette année-là, en 2019, il y a eu 59 suicides : c’est la deuxième profession la plus touchée (après celle des agriculteurs, ndlr). Être flic, pour parler trivialement, c’est avoir les pieds dans la merde. Tu ne gères que de la misère humaine : des violences conjugales, familiales, des gens qui se sont fait voler ou agresser par un toxicomane, des cadavres à 6h du mat… Et au quotidien, au-delà de cette tension, c’est la frustration de ces hommes et femmes que tu ressens. La plupart d’entre eux, s’ils ont fait policier, c’est qu’ils avaient une vraie vocation. Intégrer la BAC ou la police scientifique, devenir enquêteur… Sauf qu’avant ça, si tu y parviens un jour, il faut manger ton pain noir, et énormément encaisser psychologiquement.
Tu décris des conditions de travail très dures…
Oui. Déjà, c’est un rythme horrible. Tu fais ce qu’on appelle un 4-2 : tu travailles quatre jours, puis tu es en repos deux. Donc t’as ton week-end environ tous les mois et demi… À ça, il faut ajouter les infiltrations d’eau dans le commissariat, les voitures qui tombent en panne, les policiers mal équipés à cause des coupes budgétaires… J’ai vu des policiers racheter sur leurs propres deniers des lampes torches ou des gants. Ça peut paraître anecdotique, mais au quotidien, c’est lourd.
Il paraît qu’au bout de six mois, ça t’a laissé des séquelles… Lesquelles ?
Avant ça, je ne venais pas du tout d’un monde violent, j’étais très insouciant. Policier, tu vis cette violence quotidienne, donc ça déforme ta perception du réel, il devient plus noir, plus anxiogène. J’ai infiltré la police, mais au bout d’un moment c’est elle qui s’est infiltrée en moi. Je suis devenu plus méfiant, plus parano : quand je prends le métro ou que je marche dans la rue, je regarde tout maintenant.
J’ai infiltré la police, mais au bout d’un moment c’est elle qui s’est infiltrée en moi. Je suis devenu plus méfiant, plus parano.
Ces difficultés, ça crée un vrai soutien entre collègues ?
Les moments heureux auxquels j’ai assisté, c’étaient toujours en dehors du travail. Ça a été les matinées où l’on a joué au foot, ou les soirs où l’on a bu un verre. Mais il n’y en a pas eu beaucoup.
Et toi, tu étais comment avec eux ?
Je ne suis pas un acteur. Quand je suis en immersion, je suis exactement la même personne : le même caractère posé, les mêmes manières… J’ai été moi-même, et donc oui, j’ai trouvé des collègues sympas, on a pu se charrier et même rire ensemble. Mais ce ne pouvait pas être des amis car je restais un journaliste infiltré, donc les rapports étaient forcément biaisés… Il n’y a que mon binôme à l’infirmerie psychiatrique avec qui j’ai créé un vrai lien.
Comment on gère une double identité pendant deux ans ?
Encore une fois, je ne jouais pas de personnage. Je suis quelqu’un qui passe sa vie à s’adapter en fait. Je n’ai jamais su trop où était ma place, donc quand je retourne en famille je me réadapte à mon milieu social, quand je suis à Paris je m’adapte à mes connaissances journalistes… La seule différence c’est qu’au commissariat oui, parfois je me forçais un peu à rire à une blague !
À quel moment tu étais pleinement flic, et à quel moment pleinement journaliste ?
Pendant deux ans, j’ai été flic. Je n’ai pas “joué” à être flic. Mais quand je laissais l’uniforme et que je rentrais chez moi, après la transition de la rue, je redevenais 100% journaliste. D’ailleurs, la première chose que je faisais après ma journée de travail c’était de m’astreindre à deux heures de prise de notes. Sur le mur de mon studio, j’avais un calendrier avec tous les jours travaillés et non travaillés. J’avais une vision totale jusque la fin août, ça m’aidait à me projeter et à tenir le choc. Parce que évidemment, c’est très fatigant cette double vie. Je suis sorti de là, j’étais complètement rincé.
Autour de toi, qui était au courant de ce que tu faisais ?
Ma famille et tous mes amis proches. C’était évident pour moi de le dire aux gens en qui j’ai confiance.
Pendant deux ans, quand tu rencontrais quelqu’un, tu répondais quoi à la question : “Tu fais quoi dans la vie” ?
Ça dépendait… Pour mon propriétaire à Vincennes ou ma coiffeuse, c’était plus simple de dire que j’étais flic par exemple. Un truc que j’aimais bien faire aussi, c’était dire que j’étais policier devant des personnes clairement anti-police. Ça m’amusait de les provoquer, de susciter le débat. Mais le plus souvent, je continuais de dire que j’étais journaliste.
Et tu disais que tu étais en infiltration ?
Quand j’étais à l’infirmerie, ça m’est arrivé oui. Parfois en soirée parce que je baissais la garde, ou parfois de manière plus consciente. Par exemple, j’en ai parlé avec des gendarmes qui sont dans mon groupe de foot… J’avais vraiment envie de leur expliquer que je faisais ça aussi pour dénoncer les conditions de travail, et sûrement pas pour “casser du flic” ! L’intérêt, c’était de montrer ce qui se passe réellement, les coulisses de travail, pourquoi rien ne va…
Qu’est-ce que ça change de dire aux gens qu’on rencontre qu’on est flic ou journaliste ?
J’ai l’impression que quand on dit qu’on est policier, il y a plus de méfiance. En tout cas la réaction est forcément un peu extrême : on t’adore ou on te déteste, car c’est très clivant. D’ailleurs, on le voit à la réaction des gens depuis la sortie du livre !
C’est-à-dire ?
Ceux qui soutiennent la police sont d’accord sur les conditions de travail que je dénonce, par contre concernant les violences policières, pour eux je raconte n’importe quoi. Le livre parle des deux, mais on retient ce que l’on veut retenir…
Par le passé, tu t’étais déjà glissé dans la peau d’ouvriers, de vendeur porte-à-porte ou encore de salarié d’un entrepôt Lidl (ici pour le Cash Investigation “Travail ton univers impitoyable” diffusé en septembre 2017)… Cette huitième immersion chez les flics est celle qui t’a le plus marqué ?
Oui. Déjà parce qu’elle a duré deux ans, contre trois mois en moyenne, et parce que j’ai assisté à des choses violentes qu’on ne voit dans aucun autre métier. Quand j’avais fait l’immersion à Toyota, en tant qu’ouvrier à la chaîne, là c’est la difficulté physique qui m’avait marqué. En trois mois j’avais perdu 5 ou 6 kilos, j’avais des douleurs dans les coudes, les poignets, les épaules, le bas du dos…. J’avais 74 secondes pour faire mon poste de travail, il fallait visser des barres, des câbles, sous la voiture, se plier sans cesse… C’était vraiment une chorégraphie qui rendait fou. Une autre immersion qui m’a touché c’était chez Cofidis dans le Nord, j’étais chargé de recouvrement bancaire donc en gros j’appelais des gens qui étaient dans des cas de surendettement, incapables de s’en sortir, et ça c’était compliqué aussi à gérer psychologiquement. Mais en fait, même pour tous ces boulots-là, je me suis rendu compte que tu finis par t’habituer à tout…
Ça te vient d’où, cette passion pour l’infiltration ?
Quand j’étais en école de journalisme en 2011, on a analysé Le Quai de Ouistreham de Florence Aubenas (Grand reporter au Monde, la journalsite s’était glissée dans la peau de travailleurs précaires, Ndlr). La démarche m’a interpellé donc j’ai creusé et j’ai découvert que d’autres journalistes l’avaient utilisée : John Howard Griffin, Albert Londres… Pour moi c’était dingue parce que ça permettait d’aller là où on ne va jamais, d’aller au-delà des récits qu’on nous donne et de documenter le réel.
C’est quoi, tes secrets pour réussir tes missions ?
En amont, il faut savoir où on met les pieds, se documenter et lire des ouvrages de sociologie sur les ouvriers par exemple… Ensuite, le meilleur conseil c’est de ne pas s’inventer une vie. Il faut toujours pouvoir s’accrocher au réel et parler de ses expériences passées, sinon sur le long terme c’est intenable. Moi le seul truc que je gommais sur mon CV c’était le mot journaliste, tout le reste était vrai. Évidemment il faut aussi savoir mentir, ou en tout cas pratiquer l’omission. Mais, finalement, le meilleur moyen de se protéger c’est de ne pas parler de soi mais de faire parler les autres. Un truc que j’aime bien aussi, c’est passer pour un con. Parce que après ça, le seuil de vigilance de la personne en face est très bas, elle ne se méfie plus de vous.
Ce serait quoi, ton immersion Graal ?
Je ne sais pas, tout est infiltrable… Je fonctionne vraiment sur l’intérêt à un moment donné. Comme pour les flics : cette envie est lentement montée en moi, après Charlie Hebdo, le Bataclan, les Gilets jaunes… à un moment, j’ai eu besoin d’assouvir ma soif de curiosité, donc je l’ai fait.
Donc aucune idée de ce que tu vas faire après ?
Ce qui est sûr, c’est que je vais arrêter les infiltrations. C’est très fatigant, et j’ai besoin de poser mes valises quelque part. Ce que j’aimerais, c’est que le livre m’ouvre les portes d’une rédaction parisienne. Parce que moi, depuis l’école et comme beaucoup de journalistes, je suis précaire en fait.
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Photo by Thomas Decamps for WTTJ
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