L’intelligence artificielle peut-elle être plus créative que l’homme ?
10 sept. 2018
7min
Ce portrait d’inspiration classique n’est pas l’œuvre d’un homme mais celui d’un algorithme entraîné à produire un tableau par un collectif d’artistes français nommé Obvious. Les machines permettent aujourd’hui de créer des peintures, de composer des mélodies, d’inventer des recettes de cuisine et d’écrire des scénarii sans intervention humaine. La nouvelle capacité artistique de l’intelligence artificielle questionne donc la notion de créativité. Dans quelle mesure l’IA peut-elle faire preuve de créativité ?
Rencontre avec Pierre Fautrel, artiste à l’origine du collectif Obvious, peu après son talk à L’échappée Volée et décryptage du processus créatif avec Emilien Dereclenne, Doctorant en sciences cognitives et IA, musicien baroque et entrepreneur.
Petite philosophie de la créativité
Deux critères pour l’approcher
Pour comprendre la nature de la créativité de la machine, il faut déjà s’accorder sur ce que l’on entend par créativité. Emilien Dereclenne, spécialiste du sujet, précise que l’on distingue généralement deux critères de la créativité :
- Le critère de la nouveauté. Quelque chose est créatif s’il introduit du nouveau, de l’original ; de nouvelles productions, de nouvelles manières d’agir ou de penser ou encore un changement inédit dans les modes opératoires et organisationnels.
- Le critère de la valeur. Ce qui est créatif revêt un sens pour le créateur ou pour le groupe. Une création peut être belle, utile, thérapeutique, influente, conduire à une transformation partielle ou profonde de l’environnement… bref, elle possède une signification pour l’individu ou la collectivité.
Trois formes de créativité
L’intelligence artificielle peut-elle donc faire preuve de créativité ?
Pour répondre, Emilien Dereclenne évoque les recherches de Margaret A.Boden (The Creative mind, myths and mecanisms, 1990 ; Computer Models of Creativity, 2009), éminente chercheuse en sciences cognitives et IA. Pour elle, les ordinateurs s’engagent effectivement dans des comportements créatifs et la créativité n’est pas l’apanage de la seule intelligence humaine. Margaret A. Boden distingue trois genres de créativité et démontre que les ordinateurs sont capables des trois :
1/ La créativité combinatoire
Elle produit des combinaisons nouvelles, des associations inédites d’idées familières. Prenons l’exemple d’Uber. Le recours au chauffeur privé et à la géolocalisation via les smartphones existaient déjà au moment où Uber a vu le jour. Mais l’entreprise américaine s’est distinguée en combinant les deux services pour en créer un tout à fait nouveau permettant aux professionnels et aux clients de se mettre en relation directement et de manière quasi instantanée par le biais d’une application.
2/ La créativité exploratoire
Elle consiste à saisir et réaliser des possibles (jusqu’ici inenvisagés) dans un cadre donné (une discipline particulière, une communauté ou un contexte défini, par exemple). Si Uber s’appuie sur la technologie existante, elle explore ainsi les potentialités inenvisagées de la plateforme et du concept pour étendre la gamme de ses services et investir d’autres secteurs d’activité (Uber eats pour la livraison de repas, Uber Health pour le transport de patients, Uber Freight pour le transport de marchandises…).
3/ La créativité transformationnelle
Elle s’apparente à la capacité à transgresser, transformer ou révolutionner un espace de pensée existant pour en produire un nouveau. Uber, toujours, a contribué à redéfinir les usages de son domaine d’activité (le transport) en inventant une nouvelle manière de se déplacer, de s’approvisionner et de payer. Une stratégie gagnante qui lui a permis de court-circuiter les acteurs historiques (taxis, chauffeurs privés…) du marché. L’entreprise américaine incarne particulièrement bien cette créativité transformationnelle. On parle même d’ubérisation pour qualifier la transformation, la désintermédiation , la disruption d’un secteur donné.
Une créativité propre à l’IA ?
Le potentiel créatif des machines
Pierre Fautrel soutient l’idée d’une intelligence artificielle créative. Cet artiste, soutenu par les deux autres fondateurs du collectif Obvious, a entraîné un algorithme à peindre et à créer son propre tableau pendant un an : « On a donné à l’algorithme 15 000 portraits classiques , du 15ème au 20èmesiècle. À partir de ces exemples, il a pu comprendre les règles du portrait (quelqu’un de face avec deux yeux, un nez, une bouche) et créer un nouvel exemple. »
« On utilise des algorithmes qui s’appellent des GAN et qui créent des images à partir d’un très grand nombre d’exemples. » Cet algorithme, dénommé GAN pour Generative Adversarial Networks, a été mis au point en 2014 par le chercheur américain Ian Goodfellow. Pierre Fautrel revient sur cette forme de créativité qui, comme chez l’Homme, « fait son apprentissage par l’exemple. _» Pour lui, une nouvelle ère est arrivée : « _après l’impressionnisme, le pointillisme, le fauvisme, voici donc venu le temps du ganisme : un mouvement artistique où l’Homme et la machine collaborent pour maximiser leur potentiel créatif. » Dans ce contexte, il lui semble légitime de se poser la question d’une créativité propre à l’algorithme puisque « nous lui avons juste donné les règles et il a créé. »
La possible autonomie de l’IA
Comme le souligne Emilien Dereclenne, on pourrait rétorquer que l’algorithme n’est rien sans le programmateur. Il serait donc inapproprié de parler de créativité de l’IA si le produit de l’algorithme (la peinture, le morceau de musique…) ne consiste qu’en l’application semi-aléatoire de règles de production déjà existantes. Aujourd’hui cependant, « on ne programme plus les ordinateurs selon des règles fixes et préalables. On leur apprend à se programmer eux-mêmes, à découvrir leurs propres règles de fonctionnement. » Ces algorithmes se reprogramment seuls en fonction des informations provenant de leur environnement ou de leur base de données. Emilien Dereclenne évoque à cet égard la réflexion de Scott Draves (Electric Sheep) qui parle de « recréer l’essence de la vie sous forme digitale », c’est-à-dire de simuler les caractéristiques du vivant (autonomie, capacité à s’adapter à son environnement…)
Même si cette hypothèse relève encore de la science fiction, Stéphane Mallard, digital evangelist, est encore plus résolu. À terme, pour lui, l’IA fera tout ce que fait l’Homme, en mieux.. Comme il le souligne dans sa tribune dans L’ADN, « en réalité, il n’y a aucune limite au développement de l’intelligence artificielle et à ses futures capacités. Toutes nos fonctions cognitives, tout ce que nous permet de faire notre cerveau, pourra être fait par l’intelligence artificielle. »
Et l’émotion, dans tout ça ?
La sensibilité, une spécificité humaine
Emilien Dereclenne nuance avec force le propos de Stéphane Mallard. Pour lui, reproduire les fonctions cognitives (la perception de l’environnement, le raisonnement, la mobilisation de concepts, la prise de décision…) ne suffit pas pour parler de créativité. Qu’en est-il de de l’émotivité, de la sensibilité, de notre expérience propre (ce qu’on appelle la dimension conative) ? Tout acte créatif s’inscrit dans l’histoire individuelle, sociale et politique de celui qui crée. « Mozart n’est pas Mozart en vertu de ses seules capacités cognitives de combinaison, d’exploration ou de transformation. Il lui faut encore être lui, avec ses passions, ses doutes, son hypersensibilité, toute la profondeur, toute la délicatesse et la violence de ses sentiments, avec son histoire individuelle et sociale, avec ses rencontres humaines, avec sa foi ».
L’IA pourrait-elle être capable d’intelligence émotionnelle ?
Certains algorithmes d’intelligence artificielle sont capables de créer des récurrences, des moyennes, de fabriquer des récits, d’interagir avec les humains mais aussi de percevoir les émotions d’une personne en fonction des expressions de son visage et de les interpréter. Mais comme le souligne Emilien Dereclenne, « aucune intelligence artificielle n’a elle-même de vie émotive et affective. Aucune ne possède d’expérience subjective, consciente, et ne peut qualifier son expérience selon le plaisir, la peine ou le spectre des sentiments humains. » Pour l’heure, les machines ne comprennent pas réellement ce qu’on leur demande. Elles repèrent des mots-clés, vont chercher une réponse dans une base de données et formulent une réponse sur la base de ces exemples, mais elles ne peuvent pas concevoir un raisonnement de toutes pièces.
Pierre Fautrel et Emilien Dereclenne s’accordent sur un point : « il est inutile de jouer les prédicateurs, on n’en sait rien. » Les algorithmes apprennent vite et il n’est pas impossible de parvenir à doter un jour une IA d’une émotivité et d’une sentimentalité,même si on en est encore très loin.
La grande angoisse du remplacement
L’IA, menace ou opportunité pour les métiers créatifs ?
Pourquoi l’IA devrait-elle remplacer la créativité humaine ? Les étonnantes capacités de l’IA font planer la menace d’un remplacement des créatifs (designers, rédacteurs, concepteurs…) par des algorithmes, mais pour Emilien Dereclenne, il s’agit « d’une erreur de raisonnement. » Le dialogue entre l’Homme et la machine (la création et la programmation de l’algorithme) peut être positif et partie prenante du processus créatif. L’IA pourrait devenir le nouvel outil et lieu d’expression de la créativité humaine. Emilien Dereclenne propose ainsi une attitude pratique et optimiste : « l’algorithme, plutôt que de se substituer à la créativité humaine, peut lui servir d’instrument amplificateur, de moyen exploratoire. » Il évoque le mouvement de l’art génératif pour illustrer son propos et insiste sur le rapport instrumental que Luke Dubois, programmateur-compositeur, entretient avec ses algorithmes : « il est nullement question de faire composer un morceau à l’IA,mais de composer avec elle. Dans cette perspective, l’algorithme et l’esprit créatif participent ensemble à un processus créatif, il n’y a pas substitution mais enrichissement, inspiration mutuelle. »
Dès lors, peut-être que les futurs créatifs auront intérêt à développer des compétences en programmation pour performer en entretien d’embauche et se composer une IA sur mesure. Pourquoi ne pas imaginer un générateur de texte basé sur le patrimoine d’une marque pour aider le brand content manager, un curateur d’images ou de vidéos pour faciliter la tâche du motion designer ou encore une IA dédiée à la recherche de matières premières dans une gamme couleur donnée pour compléter le travail du styliste ?
Une vraie complémentarité sans incompatibilité
On simplifie souvent le débat en affirmant que l’IA se substituera à l’intelligence humaine ou qu’elle dispensera l’homme de faire des analyses, des choix et de faire preuve de créativité. Emilien Dereclenne met le doigt sur cette perception manichéenne du sujet en posant de nouvelles questions : « Mais quand bien même l’IA serait plus créative que l’homme, pourquoi croire que la créativité humaine disparaîtra, que l’autonomie imaginative et réflexive de l’humain s’écroulera sous le poids de l’excellence artificielle ? Avoir un ami ou un partenaire créatif supprime-t-il notre créativité ? Pourquoi envisager le remplacement, quand on pourrait parler, de manière plus nuancée, d’évolution des modes opératoires de la créativité humaine-technique ? »
Ainsi, la créativité humaine ne saurait se réduire à une créativité algorithmique. Elle est insaisissable dans sa dimension affective, subjective et incarnée. Mais oui, l’IA peut modéliser la créativité humaine dans certaines de ses dimensions. Elle révèle peut-être même, comme le suggère Emilien Dereclenne, « l’essence d’une créativité propre à notre temps », un vrai changement de paradigme. « _L’algorithme consiste lui-même en une telle révolution des règles qu’il s’inscrit dans une histoire de la créativité humaine. _»
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Photo by WTTJ, illustration studio QHDM
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