Avec ses lettres de non-motivation, il souligne l’absurdité du monde pro
01 déc. 2022
7min
Journaliste chez Welcome to the Jungle
Êtes-vous déjà tombé sur une offre d’emploi pas terrible, salaire de misère, horaires de l’enfer (et même pas de ticket resto en prime) à laquelle vous auriez voulu répondre simplement pour dire au recruteur tout le bien que vous en pensiez ? Julien Prévieux l’a fait. Au début des années 2000 et pendant sept ans, l’artiste a postulé à des annonces d’emploi par le biais de ses lettres de “non-motivation”, compilées dans l'ouvrage Lettres de non-motivation (réédition 2022).
Dans ces missives corrosives, il détourne avec humour la traditionnelle lettre de motivation, sésame ouvrant (parfois) la porte des entreprises pour décliner tour à tour les offres d’emploi à pourvoir et claquer la porte de l’entreprise avant même d’y être entré. « Je vous en prie, ne m’embauchez pas », sérine-t-il. Éconduire avec humour et formules de politesse les entreprises, c’est aussi redonner la capacité de dire “non” et rééquilibrer un rapport de force inégal entre employeurs et candidats. Nous vous présentons son travail dans cet article.
En 2000, alors qu’il recherche un stage de fin d’études dans le cadre de son cursus aux Beaux-Arts de Grenoble, Julien Prévieux se retrouve confronté pour la première fois au monde du travail. Lettres de motivation, entretiens… très vite, il se rend compte qu’il n’est pas préparé à ce rapport de force bancal entre candidats et employeurs et cela va même inspirer ses projets artistiques. Répondant à la volée à des annonces de job qu’il trouve dans des journaux spécialisés, il rédige pendant sept ans, ces missives pour mieux questionner les injonctions faites aux travailleurs, dans un monde de compétition. Il détourne la traditionnelle lettre de motivation, lui ôtant son caractère sacré, dans la forme ou le fond, « en apportant les arguments de la démission avant même l’embauche », comme le note justement son éditeur.
À la lecture des Lettres de non-motivation, on rit de l’absurdité des candidatures mais surtout des annonces tournées en dérision. « Mon choix s’est porté sur des annonces au vu des images choisies pour les illustrer ou des formulations marketing utilisées, complètement décalées avec l’emploi proposé. Elles devaient me permettre d’interférer dans le rituel du recrutement avec une poésie sonore, un texte tout aussi absurde et ironique », explique Julien Prévieux dans une interview à Télérama. Et forcément, la valeur travail que l’on continue de nous dépeindre comme vectrice d’épanouissement s’en trouve ébréchée.
Dans l’ouvrage, on consulte donc, annonces, candidatures et réponses - souvent automatiques - des recruteurs comme un cycle en trois temps de l’absurde. Parmi les centaines de lettres composées par l’artiste, en voici 5 qui ont attiré notre attention tant elles mettent en lumière certaines absurdités courantes dans les offres d’emploi… (Pour aller plus loin, le site de Julien Prévieux propose également une sélection de lettres).
Lettre n°1 : Pourquoi moi ?
Poste : administrateur de base de données dans une filiale de banque d’affaire américaine
Madame, Monsieur,
Je vous écris suite à votre annonce parue dans le journal “Carrières et Emplois”. Je jure que je n’ai rien fait de mal. Je jure que je n’ai jamais agi dans l’intention de nuire. Je jure que, même si certaines fois j’ai pu faire des erreurs, cela n’était pas de manière intentionnelle. J’ai toujours mené une existence paisible. Je paye mes impôts. Je ne bois pas plus que de raison (si cela m’est arrivé, je n’ai pas pris ma voiture pour rentrer chez moi). Je ne me drogue pas. J’aime les animaux. Je ne vole pas. J’achète des produits de grande consommation comme tout le monde. Je me connecte souvent à internet. Je regarde la télévision. Je fais du sport pour garder la santé. Plus tard, je voudrais un enfant ou deux et un chien. J’ai aussi l’intention de devenir propriétaire foncier et peut-être d’acheter des actions. J’ai des témoins qui m’ont vu ne rien faire. Je ne comprends pas de quoi je suis coupable. Je ne comprends pas pourquoi vous voulez me punir aux travaux forcés sur des bases de données. Le supplice est démesuré par rapport à mes minuscules erreurs (quelques anniversaires non souhaités, le gazon du jardin mal tondu, une absence à l’école ou deux non justifiées). Je vous en prie, ne m’embauchez pas.
Réponse : L’entreprise répond par une lettre automatique de non retenue malgré “une formation et une expérience proches des exigences du poste”. Ouf !
Dans cette lettre, l’auteur, un brin naïf reçoit comme personnellement l’annonce d’une offre d’emploi qui lui provoque une certaine panique. Ne voulant qu’on l’arrache à son existence paisible pour le mettre aux fers, il déploie un argumentaire en forme de confession par laquelle il avoue toutes ses peccadilles et justifie sa vie tranquille de citoyen sans histoire. Son auto-critique candide justifie qu’il ne mérite décidément pas un tel sort, autrement dit, un tel taf. “Pourquoi moi ?”, se demande-t-il en définitive. En négatif, c’est avec humour que l’artiste étrille une annonce qui n’a rien à proposer pour lutter contre notre tendance naturelle à la paresse.
Lettre n°2 : 1000 raisons de ne pas travailler.
Poste : techniciens de fabrication
Madame, Monsieur,
Je vous écris suite à l’annonce que vous avez fait paraître il y a quelques jours. Les liens étroits entre le stress professionnel et le développement de maladies physiques et mentales ne sont plus à faire. Plus d’un travailleur sur deux travaille dans l’urgence, plus d’un sur trois dit recevoir des ordres contradictoires et trouve ses relations dans le travail difficiles. Le rythme de travail important, les fortes exigences quantitatives et qualitatives liées aux tâches imposées, l’absence de contrôle du salarié dans l’organisation du travail, l’inadaptation des horaires aux rythmes biologiques, les nouveaux modes d’organisation (flux tendu, polyvalence…), l’instabilité des contrats, le management peu participatif, l’absence de reconnaissance du travail accompli, les nuisances physiques, la surenchère à la compétitivité, les incertitudes de l’entreprise quant à son avenir,… autant de facteurs responsables d’une anxiété chronique chez l’employé qui peut s’avérer dramatique. À ce propos, j’ai vu que vous cherchiez des techniciens de fabrication travaillant le samedi, le dimanche et en alternance le jour et la nuit. Je ne compte pas pour ma part être victime d’une dépression, d’un burn out, ou d’un karoshi. Dans une campagne de prévention personnelle, je préfère refuser ce type de poste et vous conseille de faire attention à vous.
Réponse : refus automatique.
Une litanie d’arguments qui sonne comme un pamphlet anti-travail et offre mille raisons de ne pas candidater. Difficile de réfuter ce raisonnement. Une lettre qu’on aimerait voir placardée dans le bureau de tous les DRH et distribuer en tract lors des campagnes de sensibilisation au bien-être au travail.
Vous cherchez un job fait pour vous ?
Lettre n°3 : Get rich or die !
Poste : Contrat de qualification dans une enseigne de grande distribution
Madame, Monsieur,
Je vous écris suite à votre annonce parue dans le journal “Le marché du travail”. J’ai l’impression que vous vous êtes trompés dans la rédaction de votre offre d’emploi : “Et vous avez envie de… réussir…”, soyez rémunéré à 65% du SMIC pendant 6 ou 9 mois. Je n’ai pas saisi le rapport de cause à effet entre une envie de réussir apparemment débordante et un salaire si réduit. Une coquille a dû se glisser malencontreusement dans le texte, à moins qu’un si minuscule salaire donne par lui-même l’envie de réussir en quittant immédiatement son poste. Dans ce cas, il semble que le candidat potentiel préfère choisir d’aller voir vos concurrents avant de rentrer en contact avec votre entreprise. Paradoxe flagrant que je vous laisse essayer de démêler. Pour ma part, je refuse votre offre en vous demandant à l’avenir d’éviter ce genre de bévues.
Réponse : Personnalisée cette fois de la directrice adjointe : « Je pense que vous n’avez pas saisi l’objectif et le public concerné par cet encart ». Et quelques justifications « En effet, cette annonce n’encourage pas les personnes actuellement en poste à démissionner. Je prends bien note que vous ne donnerez pas suite à cette offre et j’ai le regret de vous annoncer qu’à l’avenir vous lirez ce même type d’annonce ». On ne change pas une équipe qui gagne.
Être payé au lance-pierre, pour réussir… ? Non merci. Ici, l’auteur, premier degré, s’étonne et s’empresse de rectifier le tir. Bang bang. Vous saurez quoi répondre, la prochaine fois que vous tomberez sur une annonce qui vous demande un investissement sans faille et dix ans d’expérience pour un salaire de misère !
Lettre n°4 : la novlangue n’a qu’à bien se tenir !
Poste de Responsable du Service Bâtiments
Monsieur le Maire,
Ja ba bo bu co la ka kruk krax krax toulurpinouuuuille. Bo co gru co lo vo ta brix gretripunule. Prestalapapinaire avistabix avilililaviropire anlamissure zezurtibure. Iiiiiiiiiilistibôre acrik. Acrok. Parkèze, parkerant, parkerk, parkerkrouk, parkerkroukerkrouk. Kru… Bo co gru gu co lo. Salamonir essulion bulopez. Anstaliope etalimage catrapuaire. Ji jo re re jo re za zoulk. Bôouire. Zinig’. Zinog’. Ze ne gue. Malouirgne ellamelle grouplistine benlamenfa falaminancre suganreloque ! Fu fung réticence kunglier sompézère vivoualle. Com com cio co. Juris patache pattache riudique. Vièle trava. Nork lope palazère. Com com cio ! Riaire en voche voltradile. Pompiloutruche ? Jenlismélonaloulitrapubélacère. Ta pi ku kulki ka krux krax krax. Jeur re fûse leupse. Auste !
Réponse : surréaliste : « Je vous informe que votre dossier a été enregistré et fera l’objet d’une étude en vue d’un entretien courant septembre. »
Nos lettres de motivation sont-elles vraiment lues par les recruteurs ? On est tenté de répondre : Pompiloutruche. Vous aussi vous maîtrisez un jargon impénétrable qui vous octroie un sérieux et une crédibilité à toute épreuve ? “Jenlismélonaloulitrapubélacère” est-il un mot qui déclenche chez les recruteurs l’irrémédiable envie de vous embaucher ? À tester.
Lettre n°5 : Coup de pression écolo
Poste d’agent de maîtrise fabrication
Madame Monsieur,
Je vous écris suite à votre proposition de poste d’agent de maîtrise de fabrication parue dans le journal “Le marché du travail”. Je suis tout simplement scandalisé par votre slogan “a brand like a friend”, que vous n’avez même pas pris la peine de traduire pour vos correspondants francophones. Toujours est-il qu’une compagnie comme la vôtre est loin d’être l’amie de l’homme. En mars 2003, vous déversiez deux tonnes de polluants contenant du nitrate de sodium à Belvedere dans le Kent. Votre entreprise attendit deux semaines avant de prévenir les autorités sanitaires tout en connaissant le danger que peuvent représenter ces produits pour la santé humaine et la vie aquatique. S’il s’agit des “défis quotidiens” auxquels il faut être confronté pour obtenir ce poste, je préfère m’abstenir, je ne serais pas complice de vos méthodes douteuses. Ceci étant dit, je refuse votre offre d’emploi, je ne joins pas mon curriculum vitae et je vous demande de retirer vos propositions de ma vue.
Réponse : Visiblement très alerte sur ce sujet, le responsable de la communication corporate lui rétorque par le storytelling du fondateur et les valeurs de la boîte. Vous conviendrez qu’une société fondée il y a 127 ans (âge canonique) à la force du poignet, “avec peu de moyens, mais une vision ambitieuse” et un but : produire “des marques et des technologies qui facilitent, améliorent et embellissent la vie de tous”, ne peut pas être un mauvais employeur. Après un déballage des intérêts pour l’environnement - qu’on pourrait qualifier de greenwashing - de l’entreprise qui a pris la mesure de cet incident et met depuis tout en place pour qu’une telle situation ne se reproduise pas, la réponse s’achève par le regret sincère que « cette offre d’emploi vous ait offensé ». Amen !
Travailler pour une entreprise climaticide, ce n’était déjà pas la hype dans les années 2000. La conscience écologique ne date pas d’hier. Le greenwashing non plus. Mais assurément, quand slogan et éthique entrent ainsi en collision, l’auteur ne peut s’empêcher de décliner l’offre de job. Vous aussi, bosser pour des entreprises non alignées avec vos valeurs vous causerait un cas de conscience ? Le débat est lancé.
Objet cathartique qui, en plus de faire rire, ouvre une réflexion et une prise de recul sur notre rapport au travail, les lettres de non-motivation rétablissent une forme d’égalité dans la hiérarchie entre candidats et employeurs. À mettre entre toutes les mains des chercheurs d’emploi.
Article édité par Gabrielle Predko, Photo par Thomas Decamps
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