PARLEZ-MOI DE VOUS #1 – Bienvenue en « hypercroissancie »

Elles sont arrivées en même temps, réunies pour la première fois et pourtant déjà très complices. Léa a tout de suite aimé l’enthousiasme de Rana. Et celle-ci s’est dit que son stage lui apprendrait beaucoup sur un univers qui lui est encore inconnu : le monde des startups. L’aventure a commencé pour elle ce matin par un entretien d’onboarding avec Étienne qui l’a mise hors d’elle. Apparemment, il en a fait des tonnes pour lui vendre la boîte, dans un style très « moi je » qui ne servait pas son propos. Léa n’est pas étonnée mais n’a pas le temps d’acquiescer : l’intéressé est face à elles, il fume sa clope à l’entrée du YesLab. « Tiens, voilà les souris des RH ! » C’est la première fois que Léa le rencontre IRL. Jusqu’à présent, elle ne connaissait de lui qu’une paire d’yeux bleus encadrés par une monture en écaille sur l’écran de son MacBook. Étienne est à la tête d’une tribu de commerciaux : il est « Head of Sales » – prononcer « sailz » bien sûr. Chez Hey You, on pratique depuis toujours la langue de Beyoncé, normal d’ailleurs pour une startup qui réinvente l’apprentissage des langues.

C’est donc précédées par lui que Léa et Rana rejoignent l’espace bar du YesLab. Il bruisse comme une salle des fêtes de village un jour de mariage. Entre potins et petits fours, la foule attend le speech du chef… Tout Hey You est là, et notamment les collègues en full remote, ceux dont on connaît le profil et le fond d’écran mais qu’on n’a jamais vus debout depuis qu’on travaille avec eux. Les nouveaux se saluent d’un « Hey You » si appuyé qu’on entend le clin d’œil à la cantonade. Il y a toujours un bleu pour se croire original, se dit Léa. (Le problème avec les noms de boîte inoubliables, c’est qu’ils sont les premières victimes de leur succès). Une fois les remarques physiques terminées – « Je te voyais plus grande » ; « C’est marrant, tu es beaucoup plus blond que dans nos Zoom » –, les échanges se poursuivent dans la joie et la bonne humeur.

Pour Léa aussi, c’est une première, elle n’a été embauchée que depuis 15 jours, et elle n’associe pas encore les prénoms, les visages et les fonctions de cette assemblée bruyante. 50 collaborateurs, ça fait déjà une sacrée équipe. Ce soir, elle a bien l’ambition de les avoir tous identifiés, d’autant plus qu’elle va avoir besoin d’eux pour doubler les effectifs d’ici à la fin de l’année. Léa est « Head of Talent Acquisition », un joli titre en anglais qui sonne bien mieux que « responsable du recrutement », notamment sur LinkedIn. Première expérience en startup, après quelques années à faire le même job chez Rouge, un grand groupe de téléphonie mobile. Les valeurs des fondateurs l’ont séduite, comme la perspective de travailler au YesLab, un grand espace de coworking parisien. Les lieux sont beaux, Hey You a pu y grandir en colonisant progressivement tout un étage, sans parler du rooftop, qu’elle n’a pour l’instant vu que sous la pluie. (Patience, Léa, les beaux jours et les soirées à rallonge vont finir par arriver).

Pendant que les Hey You s’ambiancent, Eddy, CTO et associé, guette la porte d’entrée. Comme toujours, c’est Boris qu’on attend. Le moins qu’on puisse dire, c’est que le CEO ne donne pas l’exemple. Eddy le sait, il va devoir meubler, c’est un exercice qu’il déteste, il n’est pas doué pour le small talk. Il cherche toujours ses mots et n’arrive à être drôle qu’à son insu. Alors que Boris, lui, sait raconter et faire monter la sauce. D’autant qu’aujourd’hui, il y a de quoi : Hey You vient de lever des fonds et part bientôt à la conquête des US. Eddy tapote le micro au moment même où Boris apparaît, l’œil noir et les mains sales. Son vélo a crevé, il l’a laissé en route et a fini à pied. La chance ne sourit pas toujours aux audacieux… Boris est un dirigeant responsable. Il a troqué sa moto contre un vélo et depuis, il apprend péniblement à le domestiquer.

Quand il prend la parole, le brouhaha cesse. L’équipe prend sa dose de mercis et de bravos, et les applaudissements fusent à l’annonce du montant de la levée : 15 millions d’euros. Cap sur New York. Emma, la cofondatrice en charge de la croissance y est déjà partie pour préparer l’installation d’une première équipe internationale. Après le décollage et le passage du km 1 au km 10, puis l’année dernière au km 100, l’enjeu est désormais de passer une nouvelle étape et de flirter avec le km 1000 d’ici à 3 ans. Branle-bas de combat à tous les étages. Il va falloir délivrer.

« Les RH, ils sont capables du meilleur comme du pire, mais il faut reconnaître que c’est dans le pire qu’ils sont les meilleurs. »

Comme on pouvait s’y attendre, il y a des questions. À chaque réponse, Léa voit les regards se tourner vers elle et elle sent ses épaules s’alourdir. Rien ne pourra en effet se concrétiser si l’équipe n’accueille pas rapidement de nouvelles recrues. Il va falloir embaucher des bizdev, des designers, des développeurs, en France et aux US. Sans parler de la question des locaux. « Joli job, tricky job », pense Étienne à voix haute, tout en bifurquant vers Léa comme pour insister encore. Ce qui donne à Boris l’opportunité de les présenter, elle et Rana. Ce dernier, qui jusqu’à présent s’était acquitté des sujets RH, l’incite même à expliquer comment elle va s’y prendre.

Process, mise à contribution des managers, jobboards, entretiens, visio, questionnaire, valeurs, onboarding, toussa, toussa… Léa s’exécute. Même prise au dépourvu, comme le souligne Boris qui la remercie, elle a géré. Le message est clair, elle ne fera rien sans le concours des managers. Ça, c’est dit. Quand elle a passé ses entretiens avec le trio des fondateurs, Boris, Eddy et Emma, Léa a insisté sur ce point. Elle va avoir besoin de tous pour monter un service de recrutement efficace qui sache sélectionner des talents prêts à mouiller le maillot. Pour qu’une boîte grandisse, il faut aussi faire grandir les équipes.

Nouveau temps fort de la soirée, le cocktail. Autrement dit, champagne ! Les bouchons sautent et à mesure que les bouteilles se vident, les dernières barrières tombent. Léa et Rana rejoignent une joyeuse bande au milieu de laquelle Etienne fait l’intéressant. À leur approche, il ne résiste pas à une petite perfidie dont elles entendent la chute : « Les RH, ils sont capables du meilleur comme du pire, mais il faut reconnaître que c’est dans le pire qu’ils sont les meilleurs. » Tout le monde rit sauf Léa, qui voudrait imaginer une réponse drôle tout de suite et pas dans deux heures, pour mettre les rieurs de son côté et faire taire cet abruti. C’est Rana qui dégaine la première : « La preuve, ils t’ont recruté. » Ouch…

Alors que les rires changent de camp, Léa s’échappe et retrouve justement un Boris tout bizarre. Un verre à la main, il circule parmi ses troupes avec l’air d’un chien qui cherche un câlin. Depuis que Hey You est devenue une entreprise florissante, il n’est plus le pote, mais le patron, et la distance qui s’est installée avec l’équipe lui pèse. Alors, ce soir, grâce aux bulles qui l’effacent, il se laisse aller à des confidences que les plus espiègles s’amusent à encourager ; il en oublierait presque qu’il a bientôt 40 ans. Léa voudrait lui poser une question sur l’origine de la boîte, mais… Les conversations s’interrompent net, tandis que la lumière s’éteint. Le silence le dispute à l’inquiétude. Sur les écrans d’information qui encadrent le bar, un message vient de s’afficher :

RANGE TES AFFAIRES BORIS, LA FÊTE EST FINIE.

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Épisode édité par Ariane Picoche et Mélissa Darré, photos : Thomas Decamps pour WTTJ