« Nous sommes tous une part de l'humanité » - Portfolio
15 mars 2019
5min
Senior Editor - SOCIETY @ Welcome to the Jungle
Le problème ce n’est pas le handicap en lui-même, ce sont les barrières qu’on pose automatiquement autour.
Pour le premier numéro du magazine print de Welcome to the Jungle, sorti le 7 février dernier, le photographe Christian Tasso s’est confié sur son projet FifteenPercent. Pendant quatre ans, l’italien de 32 ans a parcouru la planète pour photographier les personnes handicapées. Une mise en lumière puissante et positive sur l’importance du travail et du rôle social de ces hommes et ces femmes.
Quelle est l’origine de ce projet photographique ?
Tout a commencé en 2009, alors que je réalisais une série photographique sur la situation des personnes avec handicap dans un camp de réfugiés au Sahara occidental. Ce travail m’a donné envie de réaliser un projet photographique beaucoup plus large et qui n’avait jamais été mené, sur la situation des personnes handicapées en général dans le monde. Il m’a fallu deux ans pour écrire ce projet et trouver des sponsors pour m’accompagner. Entre temps, j’ai compris que si je voulais retranscrire le plus fidèlement possible le quotidien de ces hommes et ces femmes que j’allais croiser, il allait falloir que j’évite les deux écueils dans lesquels on tombe lorsque l’on fait un reportage journalistique sur les personnes avec handicap : les présenter soit comme des victimes soit comme des super-héros. Lorsque l’on parle de tous ces êtres humains, on parle de 15% de la population mondiale, il était temps de sortir des stéréotypes.
Lorsque l’on parle de tous ces êtres humains, on parle de 15% de la population mondiale, il était temps de sortir des stéréotypes.
Comment avez-vous tenté de faire cela ?
J’ai commencé à voyager dans différents milieux sociaux et culturels, pour tenter de percevoir comment les personnes avec handicap sont perçues dans les sociétés. Et je me suis mis à demander aux gens que je rencontrais comment ils voulaient que je les photographie, qui ils étaient réellement au plus profond d’eux. Cette aventure n’est donc pas seulement mon projet, il a été d’une manière réalisé par toutes les personnes que j’ai rencontrées. Donc j’ai voyagé et j’ai commencé à engranger ces photos, légendées par les intéressé(e)s eux-mêmes. Au final il y a des femmes et des hommes d’Europe, de Mongolie, d’Afrique, d’Amérique latine… En tout de 13 pays sur tous les continents sauf l’Océanie, et ils partagent avec nous ce qu’ils considèrent comme la chose la plus importante dans leur vie.
Phnom Penh, Cambodge, 2016
Et finalement, beaucoup choisissaient de se définir grâce à deux choses : leurs liens avec leurs proches, mais aussi, plus surprenant, grâce à leur activité professionnelle.
Tout à fait. J’ai été surpris de voir à quel point ils étaient finalement nombreux à me demander de les photographier dans le cadre de leur travail. Pour eux, leur métier était une manière de représenter et prouver leur contribution à la société ou à la vie de leur famille.
Pour eux, leur métier était une manière de représenter et prouver leur contribution à la société ou à la vie de leur famille.
Avec votre regard d’Européen vous avez sûrement été surpris par des situations dans d’autres pays ?
Je pense que globalement, sur tous les continents, nous faisons encore souvent preuve de discrimination envers les personnes avec handicap, souvent sans le vouloir vraiment. En Europe, nous tentons de créer des lieux de travail adaptés, mais c’est encore à la marge. Cependant, j’ai pu constater sur le terrain que les choses évoluent, car de nombreuses associations s’engagent dans le sens de la convention internationale relative aux droits des personnes avec handicap.
Khovsgol province, Mongolia, 2017
Si vous deviez retenir une seule rencontre lors de ces quatre ans, laquelle serait-elle ?
Ce serait celle avec un chaman, dans la province mongole de Khovsgol, en 2017. Celui-ci avait donc un handicap et il m’a tenu ces propos : « Je suis un chaman, ce qui signifie que les esprits de nos ancêtres viennent me visiter pour communiquer. (…) On ne choisit pas d’être chaman, et les autres ne le décident pas à notre place non plus. C’est l’esprit qui vous choisit, qui que vous soyez, un homme ou une femme, avec un handicap ou non. » Ces paroles, c’est exactement ce que mon travail FifteenPercent essaie de montrer : peu importe que l’on soit une personne avec un handicap ou pas, il faut que les gens et les institutions nous considèrent avant tout comme un être humain.
Peu importe que l’on soit une personne avec un handicap ou pas, il faut que les gens et les institutions nous considèrent avant tout comme un être humain.
Votre exposition a été visible aux Nations Unies puis au siège de l’OIT, quel message pensez-vous avoir réussi à transmettre ?
Les personnes avec handicap représentent 15% de la population mondiale, et 80% sont en âge de travailler. Avec FifteenPercent, j’ai voulu montrer à quel point nous avions tort dans nos représentations, et je crois que l’exposition y contribue. Il faut arrêter de se concentrer uniquement sur le handicap de ces personnes : non seulement parce que pour eux cette caractéristique n’est qu’une part de leur personnalité, beaucoup plus vaste et complexe, mais aussi parce que cela nous empêche d’imaginer des lieux de travail plus adaptés. Le problème ce n’est pas le handicap en lui-même, ce sont les barrières qu’on pose automatiquement autour. Le plus souvent, c’est en fait assez facile d’adapter un métier à un handicap…
*Trinidad, Cuba, 2016*
Comment s’inscrit FifteenPercent dans le reste de votre travail ?
C’était mon premier projet sur plusieurs années, et cela m’a prouvé que je voulais et pouvais m’inscrire sur du long terme. Techniquement, c’était aussi la première fois que je ne shootais qu’à l’argentique. Surtout, ce projet a fait évoluer ma perception de l’humanité et m’encourage à être un photographe engagé.
Quelle est la leçon la plus importante que vous avez tirée de ce projet au long terme ?
Ces années de recherches et rencontres ont tout simplement changé ma vie. J’ai compris que nous devions arrêter de diviser les gens entre « valides » et « non valides », car nous étions tous une part de l’humanité et que nous devions tous être perçus comme telle. Je ne pourrais pas vous dire comment assurer une meilleure inclusion, mais pour avoir travaillé avec de nombreuses associations sur le sujet, je sais qu’il y a des gens qui y réfléchissent chaque jour et que les changements sont possibles.
Je ne pourrais pas vous dire comment assurer une meilleure inclusion mais je sais qu’il y a des gens qui y réfléchissent chaque jour et que les changements sont possibles.
*Bayamo, Cuba, 2016*
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