Marie Dasylva, celle qui murmurait à l’oreille des discriminés
09 juil. 2020
6min
C’est en puisant dans son vécu de femme noire que Marie Dasylva, 36 ans, a décortiqué le racisme ordinaire tel un algorithme pour mieux l’affronter. À la tête de son agence de coaching et d’empowerment, NkaliWorks, cette parisienne aux origines guinéennes aide les personnes non blanches à faire face aux discriminations en entreprise. Du silence à la puissance, elle revient sur son histoire.
Le rendez-vous est fixé dans les locaux vides, post-confinement, de notre rédaction. Ding ! Un texto pour nous prévenir de son retard : on ne lui en veut pas, elle doit finir une séance de coaching. Quelques minutes plus tard, les clacs clacs de ses talons la précèdent. La parisienne s’excuse mais « C’est pour la bonne cause » : elle était avec une cliente qui venait de confronter son boss harceleur, le fruit de deux mois d’accompagnement avec NkaliWorks, l’agence de coaching qu’a fondée Marie. Et à en juger le sourire soulagé de cette dernière, ça s’est bien passé. En réalité, on s’en veut presque de devoir la détourner quelques heures de sa mission capitale.
Longue robe vert canard et boucles d’oreilles clinquantes, Marie Dasylva irradie de confiance. Pas même un rire gêné lorsque son talon accroche la marche de l’escalier. On a du mal à croire que la solaire fut longtemps mal dans sa peau. « Aujourd’hui, j’arrive à m’imposer en tant que femme noire à travers mon style vestimentaire, grâce aux accessoires que je choisis et à ma façon de parler… confie-t-elle. Je ne cède plus à l’envie d’être invisible. Au contraire, mon hypervisibilité me protège. »
Je ne cède plus à l’envie d’être invisible. Au contraire, mon hypervisibilité me protège.
« From pet to threat »
Avant d’épauler les personnes racisées dans leur vie professionnelle avec NkaliWorks, Marie a bourlingué dans la vente pendant une dizaine d’années, jusqu’à conquérir un poste de directrice de boutique dans la capitale. « J’avais des cartes de visites, j’avais des notes de frais, je me croyais vraiment en haut de l’affiche ! » se remémore-t-elle en rigolant, regrettant presque d’avoir été aussi naïve. Car elle a fini par déchanter. À son poste de manager, ses collègues remettent continuellement en question sa légitimité. Ils sous-entendent qu’elle ne correspond pas à l’image de la marque, contestent son autorité, s’étonnent de la voir occuper un poste si stratégique. Et sa hiérarchie ne se montre pas solidaire. Ses demandes sont ignorées et elle n’évolue plus alors qu’elle remplit pourtant tous ses objectifs… Puis les attaques racistes deviennent plus frontales. Un jour, alors que sa responsable vadrouille sur les espaces de vente, elle fixe Marie puis se fige : « Mais, tu ne vas tout de même pas travailler comme ça ? Lui lance-t-elle, indignée. Ce n’est absolument pas professionnel ! » Le problème ? Ses cheveux en afro qui feraient « un peu trop ethnique, et on est dans le luxe tu comprends… » Marie reste abasourdie : ses cheveux naturels ne seraient pas professionnels. Elle se tait, mais le silence ne fait pas rempart.
Au fil des offensives, Marie perd confiance en elle et finit par se sentir responsable de tout ce qu’on lui reproche. « On s’en remet totalement aux personnes qui nous oppressent, c’est très paradoxal. Elles deviennent les gardiennes de notre réalité, et c’est une réalité qu’elles peuvent distordre, à l’envie. » Fragilisée, elle ne remplit plus ses objectifs et l’expérience se solde par un licenciement… C’est la dépression.
Des années après, Marie l’a compris : cette désillusion, les personnes non blanches y sont souvent confrontées. « Il y a une expression américaine qui résume un peu le vécu des personnes racisées au travail : “from pet to threat” (littéralement : d’animal à menace, ndlr). C’est-à-dire qu’au début, on vous prend un peu comme un animal de compagnie : on est content que vous soyez là, vous êtes la “caution diversité de la boîte” et ça fait bien sur les photos d’entreprise… Et puis après on se rend compte que l’animal de compagnie… parle », tacle-t-elle un brin ironique.
Au début, on vous prend un peu comme un animal de compagnie : vous êtes la “caution diversité de la boîte” et ça fait bien sur les photos d’entreprise… Et puis après on se rend compte que l’animal de compagnie… parle.
Se réapproprier son histoire
À la suite du licenciement, pendant deux ans, c’est le brouillard. Dans un cahier, celle qui est désormais au chômage recense toutes les frasques racistes dont elle a été la proie. « Autant dire que le cahier était assez épais ! » Pour toutes ces attaques où, mortifiée, elle était restée silencieuse, elle réécrit les répliques qu’elle aurait dû lancer. Ce qui était à l’origine un objet thérapeutique devient son arme de guerre, qu’elle met à disposition de son entourage. « Je disais à mes amis “racontez-moi vos problèmes et je regarde si j’ai la solution dans mon cahier”. Je leur proposais des idées de ripostes pour désarçonner leurs agresseurs, et ça marchait à tous les coups ! » Sans le savoir, Marie dissèque le racisme ordinaire et établit un algorithme de réponses quasi sans faille.
En 2016, alors qu’elle organise le workshop Femmes noires et travail au planning familial, elle découvre les effets de l’empuissancement et sa vocation : coach. « Je crois que c’était le meilleur moment de ma vie… On a ri, on a pleuré, on a tout fait ! Lorsque les femmes sont reparties le soir, elles n’étaient pas les mêmes qu’au matin. » NkaliWorks était né. Pas de business plan. Pas de site. Pas de bullshit, mais une idée puissante portée par Marie et son magnétisme à l’américaine : donner toutes les armes aux personnes non blanches pour combattre le racisme en entreprise.
Je disais à mes amis “racontez-moi vos problèmes et je regarde si j’ai la solution dans mon cahier”. Je leur proposais des idées de ripostes pour désarçonner leurs agresseurs, et ça marchait à tous les coups !
Blackiavel, la conseillère
Quand on évoque son compte Twitter, Marie ricane, embarrassée « Olala, mon compte Twitter… J’ai l’impression qu’un jour, je me suis réveillée et que 25 mille personnes me suivaient. » Alors qu’elle vient de lancer Nkaliworks, la jeune coach lance le hashtag #JeudiSurvieAuTaf, pour épingler les commentaires racistes entendus au bureau par ses “pépites” - le surnom de ses clients -, et les techniques pour les contrer. Rapidement, le hashtag devient un bâton de parole pour se livrer sans complexe, souvent à coups de GIF et de punchlines. Marie, AKA Blackiavel, est propulsée conseillère machiavélique des opprimés, queen de la Twittosphère.
Nkaliworks est mis en lumière, le bouche à oreille opère, les clients commencent à affluer. « Avec l’agence, on centralise tout le réseau de professionnels liés à la souffrance au travail », explique l’entrepreneuse. Psychologues, avocats, juristes ou encore médecins sont mobilisés pour accompagner les travailleurs. Au-delà de ce dispositif, Marie partage toutes les techniques de riposte issues de ses recherches. Sa chouchoute : “l’interview de la honte”. « Imaginons que l’on me fait une réflexion sur mon afro, je vais poser plein de questions de manière très naïve : « mais pourquoi es-tu si intéressé par mes cheveux ? Est-ce que tu as déjà vu des cheveux crépus ? C’est la première fois que tu vois une personne noire ? » On interviewe la personne jusqu’à ce qu’elle batte en retraite et qu’elle comprenne que ce qu’il s’est passé n’est pas normal. » Mais Marie a plus d’un tour dans son sac. Face au déni de compétences, aux inégalités de salaire, ou encore au harcèlement, elle aide ses clients à s’imposer en entreprise, à trouver des alliés ou encore à récolter des preuves contre des harceleurs. De la femme de ménage à l’avocat, tous semblent trouver en elle le réconfort d’un phare dans la tempête : « Ce qui soulage le plus les personnes qui viennent me voir, c’est que je les crois. Je ne remets jamais leur parole en question. Ce qu’elles ont vécu, je l’ai vécu aussi. »
Ce qui soulage le plus les personnes qui viennent me voir, c’est que je les crois. Je ne remets jamais leur parole en question. Ce qu’elles ont vécu, je l’ai vécu aussi.
La catharsis
Pour Marie Dasylva, son travail avec NkaliWorks est cathartique. L’intimité qu’elle partage avec ses clients, palpable. « Tu vois ma cliente de ce matin, ça fait deux mois que je la suis et que je la prépare à confronter son boss. Et là, de savoir que ça s’est bien passé… S’il pleut aujourd’hui je pourrais passer entre les gouttes ! » Pour être au plus proche de ses pépites et « les aider à se libérer du racisme », elle vient d’ailleurs de développer son podcast, Better call Marie, où témoignages et stratégies pour “hacker le système pro-blancs” se répondent à tue-tête.
Dans l’immense combat contre le racisme, la punchlineuse a pris sa place. Mais pas en tant que militante. “Pas assez courageuse” pour mener des batailles dont elle ne verra - certainement - jamais les résultats, elle ne s’inscrit pas dans le temps long. Femme de terrain, elle préfère les victoires du quotidien, les résultats quasi-immédiats, et laisse la pédagogie à d’autres acteurs. « C’est la technique des 300 secondes : lorsqu’on subit une agression raciste, la pédagogie n’a pas sa place devant l’oppresseur ! Si mon humanité est une question pour cette personne, il n’y a pas de point d’interrogation, il y a un poing levé à la place. »
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Photo by Thomas Decamps for WTTJ
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