Recrutement anonyme : un rempart contre les discriminations à l'embauche ?
11 mars 2020
9min
CN
Fondatrice de Dea Dia
Le recrutement est un processus qui concerne deux parties (voire trois lorsqu’un cabinet est consulté), l’entreprise et le candidat. Pour considérer qu’un recrutement est un succès, les deux parties doivent y trouver leur compte. C’est pourquoi, en matière de recrutement, allier éthique et efficacité doit être une priorité. Une des solutions envisagées ces dernières années pour y parvenir est le recrutement anonyme. L’idée consiste à préserver l’anonymat des candidats et des entreprises le plus longtemps possible afin de réduire le risque de toute forme de discrimination. Décryptage.
Petite histoire de l’anonymat dans le recrutement
L’idée d’anonymiser le processus de recrutement n’est pas nouvelle. En France, elle est apparue il y a quelques années déjà. Elle est même présente dans la loi pour l’égalité des chances votée en mai 2006. Le texte stipulait que les entreprises de plus de 50 salariés ne pouvaient recruter qu’en ayant recours au CV anonyme, soit un CV expurgé des nom, prénom, âge, photo, adresse, situation familiale et nationalité. Cependant, l’efficacité de cette loi n’ayant pas été démontrée, et surtout critiquée par les entreprises, elle n’a jamais été mise en oeuvre, faute de décret officiel.
Pourtant, 15 ans après l’adoption de la loi, les discriminations à l’embauche sont encore une réalité et le recrutement demeure un secteur sensible, où préjugés et biais cognitifs peuvent facilement s’inviter, comme en attestent différentes études sorties ces dernières années :
- En 2016, un sondage IFOP révélait que 4 français sur 10 avaient déjà été victimes d’une discrimination à l’embauche.
- En 2018, le 11ème baromètre sur la perception des discriminations dans l’emploi a démontré que 25% des actifs avaient subi des discriminations au cours des 5 dernières années. Malgré ces chiffres alarmants, seuls 11% des DRH déclarent avoir mis en place des actions pour favoriser la diversité dans leurs recrutements.
- En 2019, une étude du CNRS révélait une discrimination significative des personnes en fonction de leurs origines. Les chercheurs ont constaté que les candidats nord-africains recevaient 20% de réponses en moins que les candidats français.
Quelles armes pour lutter contre ces discriminations ?
Un moyen d’atténuer les biais cognitifs ?
En permettant de se concentrer sur les compétences d’un candidat plutôt que sur des critères subjectifs - même inconscients - le recrutement anonyme se présente comme une piste sérieuse à explorer. L’anonymisation des candidatures serait en effet un moyen de supprimer, ou du moins atténuer, les biais cognitifs des recruteurs.
Un biais cognitif est une déviance de notre schéma de pensée : la plupart du temps, nous croyons penser de manière objective alors qu’en réalité, nous sommes influencés par de nombreux éléments dont nous n’avons pas conscience. Pour un recruteur, cela se traduit, par exemple, par le fait d’avoir l’impression d’analyser objectivement le profil d’un candidat selon ses compétences, alors qu’en réalité, il est aussi influencé par son nom, son adresse, son genre, son âge, le type de formation suivie ou son apparence physique, etc.
Mettre en relation des besoins et des compétences
Comme beaucoup d’agences de recrutement, la plateforme M-Pearl, basée sur l’intelligence artificielle, met en relation des recruteurs avec des candidats. Sauf qu’ici, pas de CV ni de lettres de motivation, chaque candidat répond à un questionnaire visant uniquement à lister ses compétences, savoirs et domaines d’expertises. Le recruteur, quant à lui, renseigne les compétences qu’il recherche. L’outil recoupe et traite les informations afin de proposer au candidat une série d’offres correspondant à son profil. À ce stade, aucune information ne lui est divulguée concernant l’identité des entreprises. Le candidat sélectionne les offres qui lui conviennent et son profil anonyme est envoyé aux entreprises recruteuses. Si elles confirment leur intérêt pour le profil du candidat, celui-ci en est informé et reçoit les informations concernant l’entreprise. Il peut alors choisir s’il souhaite poursuivre le processus de recrutement ou non. Si c’est le cas, l’entreprise reçoit à son tour les informations concernant l’identité du candidat.
En retardant le moment de révéler les informations personnelles, le recrutement anonyme repousse l’apparition des biais et on se focalise sur l’essentiel : le contenu du poste, les compétences du candidat, le savoir-faire, le savoir-être. Pierre Guinet, CEO de M-Pearl, explique : « On a clairement créé cette plateforme pour favoriser l’ouverture et la diversité en reculant le moment de l’interprétation, du stéréotype et du jugement. Pour nous, c’était une question d’éthique, d’ouverture et d’efficacité. »
Une meilleure expérience pour les candidats et les recruteurs
Côté recruteur, retarder l’apparition des préjugés
Bien sûr, dans un processus de recrutement anonyme, une fois l’identité du candidat révélée, il peut y avoir des surprises. Les candidats ne correspondent pas toujours à ce que le recruteur imaginait. Mais lorsque cela arrive après l’évaluation des compétences, il y a moins d’impact sur la décision finale. Pierre Guinet se souvient d’un cas illustrant bien cette situation : « C’est déjà arrivé qu’un recruteur nous dise « Ah mais c’est une femme ? J’avais jamais recruté de femmes à ce poste ! » Comme le plus souvent, le genre n’est pas une contre-indication à la pratique d’un emploi, il n’y a pas de raison d’interrompre le processus à ce moment-là. » Dans le cadre d’une sélection sur CV classique, ce recruteur aurait probablement éliminé d’emblée les profils féminins. Ceci est également valable pour bien d’autres paramètres comme les origines, l’apparence physique, le poids ou l’âge.
Même sans parler de discrimination, quand un recruteur doit faire un choix entre plusieurs dizaines de CV dans un temps restreint, il peut être influencé par de simples problèmes d’interprétation. Les CV se ressemblent tous, il va donc dans certains cas faire un choix en fonction d’éléments non déterminants. « Une simple adresse indiquant que le candidat habite à l’autre bout de la France peut amener le recruteur à rejeter le CV. Pourtant si ça se trouve, ça fait partie d’un projet de rapprochement familial : le conjoint est déjà installé, les enfants sont déjà inscrits à l’école et le candidat n’attend qu’une chose, c’est d’enfin pouvoir déménager ! » précise Pierre Guinet.
Côté candidat, s’assurer de choisir le bon poste
À l’inverse, bien qu’on y pense moins souvent, le candidat peut lui aussi avoir des préjugés sur une entreprise ou un secteur d’activité dans lesquels il pourrait pourtant totalement s’épanouir : « on a déjà eu des candidats qui, en découvrant le nom de l’entreprise, étaient surpris d’apprendre qu’elle proposait ce type de poste alors qu’ils avaient toujours pensé qu’elle n’était pas faite pour eux. » témoigne le CEO de M-pearl.
D’après une étude du cabinet Gartner publiée en 2018, 40% des salariés de moins de 35 ans regrettent leur choix de carrière et déclarent qu’ils n’auraient pas dû accepter l’offre d’emploi du poste qu’ils occupent. Ils ne sont que 51% à se projeter dans leur entreprise sur le long terme. À la clé, cela donne des candidats peu épanouis et peu motivés, ce qui n’est bon ni pour eux ni pour l’entreprise qui les a recrutés. D’où l’intérêt, pour les candidats, de s’assurer en amont que leurs compétences, leurs intérêts et leurs ambitions correspondent bien au poste proposé.
En permettant au candidat de se concentrer sur l’intitulé du poste et les missions qu’il comporte, le recrutement anonyme évite l’apparition de préjugés basés sur des choses non essentielles comme le logo, la taille de l’entreprise ou sa renommée.
Valoriser des filières trop souvent dénigrées
Le recrutement anonyme permet également de regarder au-delà des diplômes, ce qui n’est par exemple pas le cas du CV anonyme qui, certes, ne mentionne pas l’identité du candidat mais liste tout de même les formations suivies. Or, ces éléments aussi peuvent faire l’objet de discrimination. Les employeurs privilégient volontiers les diplômés de grandes écoles qui rassurent, ce qui conduit à un dénigrement des profils issus des universités ou de formations courtes.
C’est ce que constate Céline, diplômée de l’université, aujourd’hui en poste dans une agence web. « Après un master à l’université de Nantes et 1 an d’expérience dans une agence locale, je suis restée au chômage 15 mois ! Sur la plupart des annonces auxquelles je postulais, dans la description du profil attendu, il était écrit « diplômé d’un bac+5 en communication » avec, entre parenthèses, des noms de grandes écoles privées. En somme, ceux qui n’avaient pas eu les moyens de se payer ce genre d’études étaient mis de côté. Ça m’a été confirmé par plusieurs recruteurs que j’ai appelés après avoir postulé. »
Pour Erwan, diplômé d’une grande école privée, cette différence de traitement est justifiée :
« J’ai fait une école privée parce que je savais qu’en allant dans le public, j’aurais moins de débouchés. Aujourd’hui je trouve assez normal de passer avant les autres. Pas parce que j’ai payé pour ça, mais surtout parce que ma formation est vraiment adaptée au monde de l’entreprise. »
Pourtant, selon Pierre Guinet, le fait d’étudier dans une grande école plutôt qu’à l’université, d’avoir une formation longue plutôt que courte, ne garantit pas plus de compétences. Il explique : « Soyons clairs, le diplôme ne reflète absolument pas les compétences réelles et la motivation. C’est juste une étiquette qui rassure. Je suis sorti d’une école d’ingénieurs spécialisée en mécanique, à l’issue de mon cursus, certains collègues de promo ne savaient pas faire la différence entre un écrou et un boulon. »
Les doctorants peuvent eux aussi être victimes de discrimination car perçus par les entreprises comme trop intellectuels, pas assez pragmatiques et en phase avec le monde de l’entreprise.
Selon le fondateur de M-Pearl, ces biais sont le résultat d’une méconnaissance des métiers de la part des recruteurs : « Quand ils ne maîtrisent pas bien les compétences qu’ils recrutent, ils ont plus de mal à les évaluer et se fient donc aux étiquettes, quitte à se priver de profils atypiques plus adaptés. »
Bien sûr, pour certains postes, comme les métiers réglementés, la formation est essentielle. Il s’agit notamment des métiers de la santé, des architectes ou des métiers du droit. Quand on cherche ce type de profil, le recrutement anonyme n’est donc pas adapté.
Favoriser la diversité dans les entreprises
C’est également par peur du “flop” que les recruteurs se tournent vers ceux qu’ils pensent être des profils sûrs qui ne leur réserveront pas de mauvaises surprises. Pierre explique : « Un mauvais recrutement coûte cher, ça prend du temps, ça démotive les équipes, on s’expose au ghosting, au fait de recruter des personnes pas assez motivées. Les recruteurs veulent donc prendre le moins de risques possible et on les comprend. »
Les profils atypiques, comme les personnes en reconversion professionnelle, en pâtissent. Peu expérimentés dans leur nouveau secteur d’activité mais plus à l’aise dans le monde professionnel que les jeunes diplômés, ces profils font peur aux recruteurs. Pourtant, ce sont souvent « des profils super intéressants, comme l’explique Pierre : ils viennent d’ailleurs, ont d’autres domaines d’expertise. Ils portent un regard différent sur le métier, ça ne peut qu’être enrichissant.»
Le problème, bien souvent, c’est que cette absence de “prise de risques” conduit à un lissage des profils recrutés. Dans de nombreux secteurs d’activité, on a parfois l’impression que tout le monde a quasiment le même profil. In fine, les entreprises se privent d’une diversité qui favoriserait pourtant l’émergence d’une intelligence collective.
Céline le confirme et le regrette : « Au travail, je suis entourée de personnes qui ont toutes le même type de formation, les mêmes origines sociales et culturelles, les mêmes références. Ils pensent tous pareil. C’est dommage. S’il y avait plus de profils différents, je suis sûre que ça apporterait plus de créativité dans notre manière d’accompagner nos clients. »
Se laisser surprendre
Pour Pierre, il faut donc non seulement arrêter de vouloir privilégier un diplôme plutôt qu’un profil mais il faut également juger un profil dans son ensemble : « Aujourd’hui, les recruteurs ne vont jamais retenir un profil si la personne n’a pas occupé exactement le même poste par le passé. Et ils peuvent rester des mois sans parvenir à embaucher alors qu’en réalité, ils ont refusé des candidats qui avaient toutes les compétences requises. »
Selon lui, une grande partie des postes qui ne trouvent pas preneur pourraient être pourvus si l’on cessait de mettre les gens dans des cases : « On a eu l’exemple d’un recruteur qui cherchait un zingueur depuis longtemps et n’arrivait pas à le trouver. Notre outil l’a fait matcher avec un maçon. Au départ, il n’en voulait pas mais en rentrant dans le détail du profil, il s’est rendu compte que ce maçon travaillait depuis 10 ans sur les toits, il maîtrisait donc le travail en hauteur et le travail manuel, il n’a mis que quelques semaines à maîtriser les quelques compétences qu’il lui manquait et aujourd’hui, ils travaillent toujours ensemble. » Pourtant, sans ce processus de recrutement anonyme, le candidat n’aurait jamais postulé pour devenir zingueur et l’employeur ne se serait jamais arrêté sur un CV de maçon.
Des préjugés résistants
Malgré tout, le recrutement anonyme n’anéantit pas totalement la discrimination, il se contente de la diminuer fortement. S’il permet de dépasser les biais cognitifs inconscients, il ne supprime en revanche pas les préjugés tenaces, surtout ceux qui sont assumés. Par exemple, les préjugés concernant les origines, le sexe ou même l’âge sont très difficiles à combattre. Une fois la levée de l’anonymat effectuée, ils peuvent donc revenir en force.
« On a déjà eu l’exemple d’un recruteur qui, une fois l’anonymat levé, s’est aperçu que le candidat avait un nom étranger et n’a même pas voulu le rencontrer. Il nous a dit l’avoir eu au téléphone et constaté que ça ne marcherait pas alors que de son côté, le candidat nous a dit ne pas avoir été appelé. Et encore, celui-ci n’assumait pas ouvertement son racisme mais d’autres ne s’en privent pas. Ces gens-là, on refuse tout simplement de travailler avec eux. »
De fait, aucun outil ne peut permettre de venir à bout du racisme, de l’agisme, du sexisme ou de l’homophobie assumés. Le recrutement anonyme peut malgré tout faire évoluer certains recruteurs en les confrontant à leurs clichés ou à leurs préjugés.
En se focalisant sur les compétences plus que sur l’identité d’un candidat, le recrutement anonyme permet donc de repousser au maximum l’apparition des préjugés. Une autre manière de concevoir le recrutement qui ne conviendra probablement pas à tous les postes et tous les recruteurs mais ravira sans aucun doute les profils atypiques, trop souvent abonnés aux candidatures sans réponse.
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