Travailler plus : mais qu'en pensent les salariés ?
28 mai 2020
7min
Journaliste indépendante
Lentement mais sûrement, le retour au travail s’organise, et avec lui, le retour à un rythme plus soutenu. Dès la mi-avril, le patron du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux, annonçait que le temps de travail devrait être revu à la hausse et les congés reconsidérés pour accompagner la reprise économique, provoquant un véritable tollé dans les médias et sur les réseaux sociaux. Car nombreux sont les travailleurs pour qui le confinement n’a pas été une période de tout repos, et la perspective de devoir potentiellement « mettre les bouchées doubles » dans les prochains mois est loin d’être réjouissante. Mais devra-t-on vraiment travailler plus ? Et jusqu’à quels sacrifices les salariés sont-ils prêts à consentir pour aider leur entreprise à remonter la pente ? À peine deux semaines après le déconfinement, des travailleurs de tous bords nous ont répondu.
Un confinement déjà très intense
« Quand j’entends mes patrons qui nous annoncent déjà qu’on va devoir travailler deux fois plus, ça me fait sourire, car c’est ce que l’on fait déjà depuis huit semaines , soupire Mélanie, 28 ans, cheffe de projet digital dans la régie publicitaire d’un grand groupe média. Pour nous, le confinement n’a pas du tout été une période de pause, bien au contraire ! On a explosé les 39 heures, et on a dû cravacher pour compenser un chiffre d’affaires en chute libre, donc là j’avoue que j’aspire plus à faire une pause qu’à redoubler d’efforts. » Nombreux sont ceux qui, comme Mélanie, sortent exsangues du confinement, soit qu’ils aient dû travailler plus, comme le montrait une étude menée par NordVPN, soit qu’ils aient rencontré des difficultés à concilier vie professionnelle et vie personnelle. Dans ce contexte, difficile d’envisager sérieusement redoubler d’efforts.
D’autant plus que, pour rester engagés, les salariés vont avoir besoin de souffler. « La majorité des gens aspirent à retrouver leur vie, leurs repères. On a besoin d’évasion, de légèreté et d’insouciance. Mais aussi de revoir sa famille, ses amis, de se réunir et de partir en vacances, même si ce n’est pas très loin… Les employeurs devront forcément tenir compte », explique Audrey Akoun, experte en psychologie positive et neurosciences. Aujourd’hui, les plus réticents à travailler plus, partagent presque tous la sensation d’avoir déjà donné suffisamment voire trop pendant le confinement, et attendent un minimum de compréhension, si ce n’est de reconnaissance, de la part de leur entreprise avant de s’engager davantage.
Pour Christine, 50 ans, secrétaire générale de rédaction dans un groupe de presse jeunesse, le confinement a aussi été synonyme d’une charge de travail accrue : « Chez nous, il y a eu un surplus d’activité lié au numérique. Les jeunes se sont retrouvés avec beaucoup plus de temps libre, vu qu’ils n’avaient plus école, et ils ont été très actifs sur les réseaux sociaux. Rien que ce week-end on a dû modérer plus de 250 commentaires sur un article ! Alors pour faire face à cette affluence, nous avons presque tous travaillé sur nos jours de RTT en avril-mai pour absorber la charge de travail en plus, et ce sans poser de questions. Il y a déjà eu beaucoup de sacrifices consentis, sans forcément de reconnaissance, donc je ne pense pas que cela passerait si on nous demandait de travailler plus maintenant. »
Finalement, la volonté d’accompagner son entreprise dans la reprise d’activité se mesure ainsi à l’aune des efforts déjà fournis, et l’état d’esprit n’est pas le même selon que les salariés aient été en télétravail intensif ou au chômage partiel ces dernières semaines.
Des salariés en chômage partiel prêts à consentir à plus d’efforts ?
En effet, pour Claudia, 26 ans, commerciale la situation est un peu différente. « Je suis au chômage partiel depuis le 1er avril. Je bosse à 50% mais je suis quand même payée à 100% parce que mon entreprise a financé le reliquat que l’État ne prenait pas en charge. Depuis le 11 mai, cela devient de plus en plus compliqué de rester à 50% car la demande reprend, et je me retrouve de plus en plus souvent à répondre à des mails en dehors de mes horaires de travail. Pour autant, je suis prête à faire des heures supplémentaires car je sais que ça fait deux mois que je bénéficie d’un « traitement de faveur », je suis payée à 100% avec une activité partielle et je suis reconnaissante envers ma boîte. Ils ont fait en sorte de ne pas nous mettre financièrement en difficulté, alors aujourd’hui, je suis prête à leur rendre la pareille. » Idem pour Louis, avocat en droit du travail dans un petit cabinet : « Mon boss s’est démené pour ne licencier personne, maintenant que le boulot reprend ça me semble tout à fait légitime de le soutenir en faisant plus d’heures. » La bienveillance des managers, sans surprise, joue aussi un rôle fondamental dans l’engagement des équipes auprès de leur entreprise. Ce sont celles qui ont été les plus transparentes et les plus compréhensives avec leurs employés pendant cette grande perturbation qui ont le moins de mal à les convaincre de travailler plus.
L’importance d’une communication de crise bienveillante
Mélanie en prend la pleine mesure, elle qui travaille pour des comptes dans deux pays différents : « Côté belge le discours a été bienveillant, on nous a dit que si on avait besoin de poser des jours pour souffler un peu ce n’était pas un problème, que la période avait été compliquée pour tout le monde, et qu’il ne fallait pas hésiter à signaler si on avait besoin de soutien psychologique. En France, en revanche, l’entreprise a préféré user de la menace. On nous a clairement fait comprendre qu’il fallait faire une croix sur nos RTT, et aujourd’hui encore on nous met une pression énorme pour signer sans cesse de nouveaux contrats, alors que l’activité n’a pas encore vraiment repris… Du coup, je sais de quel côté penchera la balance si je dois mobiliser des heures en plus pour aider la boîte. » Afin d’impliquer les salariés dans la reprise, les employeurs vont nécessairement devoir capitaliser sur leur gestion de crise, et la façon dont ils ont communiqué avec leurs salariés pendant le confinement s’avérera cruciale.
Les entreprises qui n’ont pas su créer suffisamment de lien pendant le confinement se verront dans l’obligation de rattraper leurs erreurs, et de justifier leur conduite auprès de leurs équipes s’ils veulent parvenir à les remobiliser. « On nous a déjà imposé de ne poser aucun RTT ni congés en mai et juin, sous prétexte que maintenant, il va falloir retourner au boulot, relève Justin, 34 ans, développeur web qui propose des solutions de logiciels marketing. Mais je trouve ça assez gonflé dans la mesure où dans mon service, on n’a jamais cessé de travailler, bien au contraire ! Il y a des façons de dire les choses, et faire passer ces huit semaines de confinement pour des vacances n’est clairement pas la chose à faire. Surtout qu’aujourd’hui, on est tous sur les rotules. »
Du côté de Claudia, si elle est être prête à faire des heures supplémentaires, ça ne sera pas à n’importe quel prix : « Tout dépend de comment la demande est formulée. J’ai déjà liquidé tous mes congés prévus en mai sur le mois d’avril, pour arranger ma boîte, donc je veux bien y mettre du mien parce que je sais qu’ils ont été cools sur mon salaire, mais il va falloir qu’ils reconnaissent nos efforts en retour, c’est donnant-donnant ».
Quelle que soit la taille et le secteur de l’entreprise, c’est la communication de crise qui a été déployée pendant le confinement qui serait le plus à même de déterminer l’implication des salariés en sortie de confinement. Pour autant, la situation actuelle du marché de l’emploi pourrait contraindre certains salariés à se plier aux exigences de leurs employeurs, qu’ils adhèrent à leur gestion de crise ou non.
Un marché de l’emploi en crise qui réduit les options
Avec une chute des déclarations d’embauche de plus d’un mois de presque 65% en avril, selon le baromètre économique des Urssaf, le marché de l’emploi subit de plein fouet les effets de la crise, et les jeunes, comme souvent, sont en première ligne, avec une baisse des offres d’emploi de 65% pour ceux ayant moins d’un an d’expérience selon l’APEC.
Dans ce contexte, certains salariés, notamment ceux qui n’ont pas beaucoup d’expérience, ou dont les secteurs ont été les plus affectés par la crise, ne vont pas avoir beaucoup d’options face à un employeur qui va leur demander de travailler plus pour soutenir l’entreprise. Et même si les managers ont intérêt à formuler les choses de la façon la plus bienveillante possible pour maintenir l’engagement des équipes, celles-ci seront plus à même de faire des compromis si elles n’ont pas de perspectives d’emploi ailleurs. Mais que les efforts soient consentis par empathie, ou subis, tous ne situent pas sur la même échelle de valeur. Ainsi, si certains salariés se disent prêts à étendre leurs horaires de travail s’il le faut, les vacances d’été, restent, elles, non négociables.
Faire plus d’heures oui, mais pas touche aux congés d’été
Les sacro-saints congés d’été, s’avèrent, cette année plus que jamais, indispensables au moral des salariés. Selon un sondage OpinionWay, 44% des Français qui avaient d’ailleurs prévu de partir cette année ont annoncé qu’ils maintenaient leurs projets de vacances. Après huit semaines de confinement, le besoin de s’aérer, de sortir de sa routine et de faire une pause sont fondamentaux. « Après avoir été enfermé pendant deux ou trois mois, on a tous besoin de prendre l’air et de penser à autre chose, explique la thérapeute Audrey Akoun. Notre cerveau va s’adapter à la reprise, de la même façon qu’il s’est adapté au confinement et à la privation de liberté, mais il faut lui laisser du temps.»
Des congés bien mérités pour anticiper une reprise intensifiée en septembre ? Possible, surtout pour les secteurs dont l’activité est généralement à la baisse en juillet-août, et qui n’ont pas vraiment d’arguments crédibles pour toucher aux congés d’été de leurs salariés. Mélanie, elle, sait déjà que les mois de septembre et octobre seront intenses, et la pause estivale lui semble absolument indispensable pour « tenir le coup ».
Ainsi travailler plus, pourquoi pas, mais uniquement si le bien-être des salariés reste la ligne conductrice de la politique managériale, et que les efforts fournis par les employés sont reconnus à leur juste valeur. Donnant-donnant, comme dirait Claudia.
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Photo d’illustration by WTTJ
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