La finance éthique : véritable engagement ou poudre aux yeux ?
09 juil. 2019
8min
“Requin de la finance” : expression courante désignant les individus aux pratiques financières peu scrupuleuses, privilégiant la rentabilité au détriment de l’humain.
Si la finance souffre d’une si mauvaise réputation, ce n’est pas uniquement à cause des requins. Les nombreuses crises financières qui jalonnent le paysage des marchés financiers depuis leur création ont également une part à jouer dans cette triste notoriété. Aujourd’hui encore, beaucoup qualifient l’expression “finance éthique” d’oxymore, voire la désignent comme une technique de communication destinée à redorer le blason d’un monde considéré comme étant sans pitié. Pourtant, depuis la crise financière mondiale de 2008, la finance éthique revient régulièrement sur le devant de la scène, grâce à des acteurs de plus en plus responsables et dotés d’une volonté d’utiliser la finance à des fins plus morales.
Pour nous aider à y voir plus clair, nous avons rencontré Nicolas Mottis, professeur à l’École polytechnique, qui enseigne essentiellement la gouvernance, l’innovation et la finance responsable, et chercheur sur le thème de l’investissement socialement responsable (ISR), un acronyme antérieur à la finance éthique.
Qu’est-ce que la finance éthique ?
Les origines
Si la France a connu ses premiers placements éthiques dans les années 1980, les États-Unis en parlaient déjà au début du XXe siècle, même si le sens du terme “éthique” différait de celui d’aujourd’hui. En effet, à l’époque, de nombreuses institutions religieuses ainsi que leurs membres adhérents considéraient la finance comme étant un milieu “impur”, privant le secteur financier de l’intérêt d’une grosse partie de la population. Des fonds éthiques furent alors créés, excluant tous types de sujets susceptibles de froisser la conscience des différentes églises de l’époque, afin d’encourager les communautés religieuses à investir. Ce n’est que dans les années 1960 que ces critères puritains s’élargirent à des enjeux plus politiques avec l’apparition de mouvements destinés à promouvoir l’égalité hommes-femmes ou l’écologie.
Définition(s)
Nicolas Mottis préfère utiliser les termes de “finance responsable” plutôt que ceux de “finance éthique” : « Je parle plutôt de “finance responsable” parce que je me suis toujours méfié du terme “éthique”, parce que je trouve que la réalité est souvent assez différente du discours. La finance responsable, donc, est une finance qui essaie d’intégrer quatre dimensions de performance : économique bien sûr, environnementale, sociale et de gouvernance. » Le critère économique est le dénominateur commun à tous types de finance, et la finance éthique ne fait pas exception.
« La finance responsable est une finance qui essaie d’intégrer quatre dimensions de performance : économique, environnementale, sociale et de gouvernance. »
Mais si la finance classique s’arrête au critère économique, la finance responsable prend en compte d’autres paramètres de l’investissement comme son impact sur l’environnement, le respect des droits de l’homme ou encore la stratégie de gouvernance de l’entreprise. Par extension, des marchés dans leur intégralité peuvent être rejetés par la finance éthique tels que les armes, le tabac, les jeux d’argent, la pornographie ou encore l’alcool.
La finance éthique englobe d’autres formes de finance, comme la finance solidaire et la finance verte, qui prennent également en compte des critères environnementaux et sociaux. La finance solidaire dirige ses fonds vers des activités d’insertion en rapport avec l’emploi, le logement et le social mais aussi des activités liées à l’environnement et à la solidarité internationale. On peut aussi mentionner la finance islamique, qui est définie par le CEDEF (Centre de documentation économie-finances) comme « l’ensemble des transactions et produits financiers conformes aux principes de la charia, qui supposent l’interdiction de l’intérêt, de l’incertitude, de la spéculation, l’interdiction d’investir dans des secteurs considérés comme illicites ainsi que le respect du principe de partage des pertes et des profits. » Si le résultat est à peu près le même, les motivations de la finance islamique restent religieuses avant de se vouloir responsables. La finance verte concerne exclusivement les investissements bénéfiques à la transition écologique.
Principes
Il existe trois approches systémiques de la finance éthique pour sélectionner les entreprises dans lesquelles investir. La plus simple consiste à se référer aux agences de notation qui évaluent les performances “extrafinancières” des entreprises grâce aux documents publics à disposition comme le rapport annuel, par exemple. Dernièrement, ces agences ont toutes été rachetées par des banques.
Une autre approche, qualifiée de “stratégie d’exclusion”, consiste à établir une liste de critères basés sur les conventions internationales et à rejeter toute entreprise qui faillirait au respect des réglementations environnementales et sociales.
Enfin, la dernière méthode est l’approche thématique, qui réside dans le fait d’investir uniquement dans un secteur responsable comme l’écologie, l’égalité hommes-femmes, le droit des minorités, etc.
Recherche de rentabilité ou stratégie de communication ?
Le fairwashing
L’éthique restant une notion subjective par nature, il est finalement difficile de qualifier un investissement comme étant responsable ou non. Certaines entreprises et certains fonds en profitent pour faire du fairwashing, également appelé “blanchiment d’éthique”, en affichant des engagements éthiques forts à des fins purement marketing. De nombreuses entreprises ont déjà été inculpées de ce chef d’accusation, comme Samsung en 2012, suite à une enquête réalisée par l’ONG China Labour Watch. Prétexter être une entreprise éthique en faisant travailler des enfants en usine se rapporte à de la publicité mensongère, mais le cadre juridique restant considérablement flou sur le sujet, les amendes sont encore peu dissuasives.
« Certains acteurs communiquent beaucoup sur le sujet sans pour autant, dans la réalité, faire grand-chose. Mais on ne peut pas généraliser ; il y a un peu de tout aujourd’hui et il y aura un peu de tout demain, et des entreprises continueront d’utiliser le terme sans forcément aller au bout du raisonnement. On constate depuis longtemps la présence d’acteurs très engagés dans la finance responsable qui prennent de vraies positions et qui ont des stratégies d’investissement assez marquées », nous explique Nicolas Mottis.
« Certains acteurs communiquent beaucoup sur le sujet sans pour autant, dans la réalité, faire grand-chose. (…) Des entreprises continueront d’utiliser le terme sans forcément aller au bout du raisonnement. »
Pour Gaëtan Mortier, auteur de Finance éthique : le grand malentendu, la finance éthique n’est qu’une grande imposture. En 100 pages, il met en lumière le fait que les fonds qualifiés comme étant éthiques n’utilisent des critères responsables qu’afin de mieux quantifier le risque lié à l’investissement. En d’autres mots, les fonds ne privilégient pas des entreprises parce qu’elles respectent les normes écologiques et sociales, mais plutôt parce qu’elles ne sont pas susceptibles d’être pénalisées par les réglementations en vigueur. Pour l’auteur, même en spéculant de manière éthique, l’objectif reste le même : obtenir du retour sur investissement. Après sa démission en 2012, décidé à faire savoir à la France ce qu’il avait pu constater au cours de ces années d’activité en tant qu’analyste ISR, il avait rédigé une tribune à ce sujet dans Libération.
Des portefeuilles d’investissements rentables
Dans le cadre de ses recherches sur l’ISR, Nicolas Mottis s’est souvent frotté à l’idée reçue que la finance éthique était moins rentable que la finance ordinaire. Pourtant, de nombreuses recherches ont prouvé le contraire : « La rentabilité de la finance responsable fait partie des sujets anciens qui sont explorés depuis des décennies par beaucoup de chercheurs, et les résultats sont partagés. Dans le cadre de la rédaction d’un papier de synthèse sur le sujet, nous avions décidé il y a déjà cinq ans de traiter cette question en s’appuyant sur un consensus largement accepté (“on peut intégrer des critères de finance responsable sans forcément dégrader la performance financière”), même si cela reste encore parfois contre-intuitif pour certains acteurs de la finance classique. » En effet, dans le domaine de la finance traditionnelle, l’accent est mis sur l’optimisation du flux de trésorerie (cash flow) et s’intéresser à d’autres critères ne ferait que dégrader la performance. Mais ce n’est pas le cas.
À voir : Les 15 mots indispensables à connaître dans le secteur de la finance
En effet, dans certains cas, la finance éthique peut même proposer des produits financiers au rendement bien supérieur à ceux que permet la finance traditionnelle grâce une réduction logique des risques : les entreprises dites “éthiques” seront moins susceptibles d’être victimes d’un procès ou d’un boycott de leurs produits. Encore mieux, dans le cadre de régulations sociales et environnementales plus strictes, une entreprise responsable aura peu de soucis à se faire, impactant positivement ses performances.
« La rentabilité de la finance responsable fait partie des sujets anciens qui sont explorés depuis des décennies par beaucoup de chercheurs, et les résultats sont partagés. »
Une tendance bientôt mainstream
Si les grosses places financières de Londres et de New York détiennent un fort engagement sur le marché de la finance responsable, la France, qui n’est pas en reste, est même aujourd’hui considérée comme un acteur à la pointe. « Sur le marché français, il y a environ 3 500 milliards d’euros d’actifs sous gestion. On considère qu’environ un tiers de ces actifs intègre dans leur gestion des critères ESG (environnement, social, gouvernance). La France est donc plutôt en avance sur le sujet de la finance responsable. Notre écosystème, très complet, est composé de gérants, de détenteurs d’actifs, d’agences de notation, de centres de formations, etc. » Des actifs non négligeables, donc, qui témoignent d’un véritable engouement pour cette forme de finance.
La finance éthique n’a plus rien d’une niche, et un véritable phénomène de mainstreaming apparaît, posant les principes de la finance responsable au centre de beaucoup de pratiques. Une tendance confirmée par notre expert : « Il y a cinq ou dix ans, cette approche était considérée comme étant marginale ; seuls quelques acteurs innovants s’y intéressaient. Aujourd’hui, on retrouve des critères de finance responsable chez tout type d’acteurs, peu importe leur taille ou leur secteur d’activité. » Si l’on en croit Nicolas Mottis, la finance dans son ensemble s’y intéresse davantage. Une perspective encourageante qui nous amène à croire que la finance responsable d’aujourd’hui deviendra peut-être la finance traditionnelle de demain.
« Il y a cinq ou dix ans, cette approche était considérée comme étant marginale ; seuls quelques acteurs innovants s’y intéressaient. Aujourd’hui, on retrouve des critères de finance responsable chez tout type d’acteurs, peu importe leur taille ou leur secteur d’activité. »
Des dictionnaires en désaccord sur le concept
Une définition pas si bien définie
Comme abordé en première partie d’article, la finance responsable englobe de nombreuses autres finances et es nuances restent faibles, pour un public non averti. « Étant donné que le périmètre de la finance responsable s’étend de plus en plus, le terme englobe des activités extrêmement variées. Il devient donc urgent de s’entendre sur des définitions, des valeurs et des principes de gestion clairs. » En effet, certains fonds se qualifient de “solidaires” ou d’ “éthiques”, sous prétexte qu’ils partagent une partie de leurs bénéfices avec des associations ou des ONG travaillant sur des problématiques sociales ou environnementales. Pourtant, cet argent pourrait très bien provenir d’investissements réalisés dans les industries pétrolières ou toute autre activité, bien loin d’être éthique.
« Il devient urgent de s’entendre sur des définitions, des valeurs et des principes de gestion clairs. »
Un notion à cadrer mais aussi à expliquer
Investir n’est pas un exercice à la portée de tous ; les nombreux aspects techniques à prendre en compte exigent de faire appel à des experts pour réduire les risques. Parler de finance éthique vient ajouter un niveau de complexité qui sème le doute dans l’esprit des épargnants. Nicolas Mottis estime, de ce fait, qu’il est nécessaire de travailler sur la transparence : « Le développement de labels pour le grand public est une excellente façon de donner une meilleure visibilité aux épargnants. Ils leur permettent de mieux comprendre les notions de finance responsable, ce qui n’est pas évident vu le bouillonnement actuel, sans qu’ils sachent bien exactement comment cela fonctionne. »
« Le développement de labels pour le grand public est une excellente façon de donner une meilleure visibilité aux épargnants. »
L’humanité a finalement pris conscience de l’énorme tâche à venir : redresser le cap et orienter l’humanité vers un futur plus respectueux, tant sur le plan social qu’environnemental. La propagation de critères éthiques, responsables, solidaires dans un secteur de la finance réputé comme sans pitié en est une preuve solide. Cependant, une bonne conscience n’est pas l’unique dimension à prendre en compte pour quiconque souhaiterait évoluer dans ce milieu : la finance éthique est un secteur nouveau dans lequel il reste encore beaucoup à faire et qui regorge d’innovations et de concepts révolutionnaires à développer.
Et Nicolas Mottis de conclure : « Travailler dans la finance responsable est une histoire de sens qui renvoie à des choix personnels et n’importe qui évoluant dans la finance aujourd’hui peut choisir de faire ce type de finance. Quitte à gérer des actifs, autant gérer des portefeuilles d’investissement qui ont un vrai impact sur l’amélioration des performances écologiques des entreprises ou des conditions de travail des employés, par exemple »
« Quitte à gérer des actifs, autant gérer des portefeuilles d’investissement qui ont un vrai impact sur l’amélioration des performances écologiques des entreprises ou des conditions de travail des employés. »
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