Du bleu de travail au jean-baskets : les dessous de l'uniforme au travail
07 mars 2019
6min
De l’entretien d’embauche au quotidien de travail, la tenue professionnelle pose question. Jean-basket, costard-cravate, bleu de travail, uniforme, total-look brandé, le vêtement en dit long sur la culture de l’entreprise et sa mission. Si certains métiers ont toujours exigé le port de l’uniforme, celui-ci restait associé à des fonctions très identifiées. Aujourd’hui, l’uniforme gagne du terrain et s’infiltre dans les start-up, toujours plus nombreuses à proposer à leurs salariés un vestiaire de pièces siglées aux couleurs de la Maison. Le succès de Kymono, société spécialisée en personnalisation textile pour les entreprises, fait foi ; depuis sa création en 2017, la boite a déjà rhabillé les équipes de Clustree, Afrostream, Trusk, Heetch, Merci Alfred, So Shape, Station F, Google, Kapten, Alan, Agricool, Doctolib, Dear Muesli ou encore Leetchi. Décryptage de ce retour en force de l’uniforme.
Petite histoire du bleu de travail
De la fonction…
Le développement du bleu de travail, considéré comme le premier vêtement de travail, est foncièrement lié à la révolution industrielle. Il revêt d’abord un rôle utilitaire pour les ouvriers confrontés à un nouveau contexte de travail ; une demande et une cadence accrues, de nouvelles machines et de nouveaux risques. Le bleu de travail, remplace le tablier de travail et s’impose dans les usines pour les métiers manuels et mécaniques. Il protège la tenue personnelle des ouvriers des salissures, rend la gestuelle plus pratique grâce à ses nombreuses poches et permet d’uniformiser la tenue de travail au sein d’une usine. Il devient l’emblème de la classe ouvrière.
… à la représentation
L’uniforme professionnel gagne ensuite d’autres corps de métiers. Il peut être exigé dans certaines activités professionnelles pour des raisons d’hygiène (personnel soignant, esthétique), de sécurité (policiers, pompiers) ou de contact avec la clientèle (agents de comptoir, animateurs de salons professionnels, stewards et hôtesses de l’air, forces de vente…). Il distingue, identifie, et contribue désormais à représenter une fonction. Aujourd’hui, son rôle mute profondément ; il est un signe de ralliement, d’appartenance et se fait vecteur de cohésion dans tous les corps de métier, du commandant d’armée au startupper.
Les pouvoirs du dress code en entreprise
L’habit fait le moine
Le port de l’uniforme convoque presque immédiatement l’image du militaire ou du policier. Il est le signe de leur action, le gage de leur engagement. Aussi, le vêtement unique dit la fonction, crédibilise et rassure comme la blouse blanche du médecin. Pour les Allemands, l’habit fait le moine (Kleider machen Leute) et est constitutif des codes d’une organisation, de l’appartenance à un groupe-métier et un prérequis pour y évoluer. L’uniforme va plus loin : il permet d’être professionnel de la tête aux pieds, de crédibiliser celui qui le porte et de véhiculer une première idée de la prestation proposée ou d’affirmer une posture de conseil (forces de vente, consultants), d’autorité (juges, avocats) ou de maîtrise (pilote, médecin). À l’instar du béret vert des commandos marine, du tablier blanc des brigades de grands restaurants ou de l’élégant foulard des hôtesses de l’air, l’uniforme se mérite et dégage un certain prestige : celui de la qualité de service, de la politesse ou de la maîtrise. Il matérialise un engagement, permet d’être identifié pour sa qualité, sa fonction, sa compétence ou son excellence et renforce la fierté d’appartenir à un collectif, une marque, une Maison.
Une véritable marque de fabrique
Le vêtement professionnel peut aussi s’avérer être un messager de choix pour porter l’identité de marque. Le fondateur de Kymono, Olivier Ramel, raconte la puissance du vêtement pour développer « la culture d’entreprise » et « donner davantage de visibilité à la marque ». Il est l’étendard de la boîte, le costume des collaborateurs-ambassadeurs et peut devenir un canal de communication à part entière. Contrairement aux boites qui imposent l’habit d’usage (le costar des banquiers, le tailleur des hôtesses), les start-up, elles, semblent ne rien vouloir imposer.
Pourtant, il y a, dans la culture start-up, une injonction implicite : raconter “le cool”. L’uniforme se libère de sa rigidité et de son image autoritaire pour investir un positionnement tout autre mais pas moins imposé : la jeunesse, la fraîcheur, l’agilité et le team spirit . Le catalogue et la terminologie produit de Kymono (casquettes, hoodies, doudounes, teddies, sweatshirts et tote bags siglés… ) illustrent bien ce parti-pris : mettre du swag et du style dans le vestiaire des employés pour que, par extension, leur entreprise en soit affublée. Ici, le vêtement, souvent streetwear, plus mode et plus accessible, devient l’emblème de la start-up nation et en dit long sur les codes tacites de ce monde souvent fantasmé : l’apparence de la décontraction, l’exigence communautaire, le ralliement à la mission d’entreprise et l’esprit jeune et conquérant.
Le vêtement unique peut être l’emblème d’un collectif mais aussi, un vrai levier de différenciation pour l’individu. On peut penser, à cet égard au col roulé noir de Steve Jobs, au total look noir et blanc de Karl Lagerfeld (les couleurs emblématiques de Chanel) ou au t-shirt gris de Mark Zuckerberg. Le vêtement unique, devient, par la répétition, iconique et contribue à construire un personnage fictif ou mythique. Il signe l’identité du groupe ou de celui qui le porte.
Un puissant fertilisant pour l’esprit de corps
L’une des vertus de l’uniforme est sans nul doute de renforcer le sentiment d’appartenance du collaborateur à l’entreprise ou à l’équipe, l’esprit de corps. L’uniforme permet également de lisser les différences hiérarchiques et de mettre les collaborateurs sur un pied d’égalité. Il signe l’appartenance au groupe et symbolise l’engagement commun. Porter une tenue distinctive c’est investir pleinement la mission d’entreprise, assumer que l’on a un rôle à jouer dans sa représentation et dans l’exécution d’une prestation. Aussi, la tenue peut influencer et conditionner inconsciemment le comportement et la qualité des opérations.
Un vecteur d’efficacité
Au-delà de son pouvoir fédérateur, l’uniforme, pourrait, selon certains, impacter sensiblement la productivité. Marc Zuckerberg, Barack Obama, Angela Merkel, Steve Jobs ont en commun une chose : ils ont choisi de porter un uniforme qui leur est propre pour alléger leur charge mentale quotidienne et gagner en efficacité sur des sujets stratégiques. Le fondateur et PDG de Facebook explique publiquement pourquoi il porte systématiquement les mêmes vêtements : « Je veux faire en sorte d’avoir le moins de décisions possibles à prendre sur tout ce qui ne concerne pas la communauté ». D’après plusieurs études, témoignages et la littérature sur le sujet, « plus on prend de décisions dans une journée, moins on est capable d’en prendre et plus on manque de sang-froid ». L’uniforme ou le vêtement unique permettrait donc, dans cette logique, d’éliminer l’un des premiers choix de la journée et de limiter la fatigue décisionnelle inutile.
Les défauts de l’uniforme
Museler les individualités
L’uniforme, en dépit de toutes ses vertus, peut être vécu comme un fardeau voire une privation de liberté. Endosser un uniforme, c’est aussi se couler dans le moule et accepter de renoncer à une part de sa personnalité propre pour incarner celle du collectif ou de la mission. Le vêtement unique peut étouffer l’individu ou mettre à mal la créativité en neutralisant les aspérités et particularités de chacun. Le spectre du clonage et de l’effacement de la personnalité guette.
Bonjour la lassitude
« L’ennui naquit un jour de l’uniformité » écrivait Antoine Houadar de La Motte, auteur du XVIIe siècle. Et en effet, comment se sentir frais, désirable et aborder la journée avec entrain en enfilant le même costume que la veille ? En 2015, la rédaction du magazine NEON a porté les mêmes habits pendant 30 jours et a retracé son expérience : « Moi, je ne peux plus me sentir. J’ai beau faire des lessives tous les jours, j’ai l’impression de remettre les habits de la veille et de puer » raconte Armelle Camelin. Leur uniforme (chemise à carreaux noir et blanc, jean brut, doudoune et baskets noires) génère beaucoup de frustration : la fantaisie de chacun s’étiole, l’agacement d’être habillé comme son voisin d’open-space prend le pas sur l’interaction : « On regarde moins les autres, on regarde moins leurs formes, on se souvient même pas vraiment d’eux physiquement » explique l’un des collaborateurs embarqués dans l’expérience NEON. Même constat cafardeux dans d’autres secteurs qui imposent une tenue vestimentaire au carré : « Le total look noir, le chignon et les collants chair tous les jours, ça me déprime » affirme Alice, Directrice Communication d’un grand palace parisien.
Gare à la vie privée
Obligation de porter une ceinture, longueur de jupe recommandée, type de bijoux acceptable, couleur des collants et des sous-vêtements, maquillage autorisé… Le code vestimentaire rédigé par la banque UBS avait fait couler beaucoup d’encre en 2010 lors de sa révélation. Les règles fixées par la société bancaire avaient attiré les foudres du public du fait de leur scrupulosité extrême. Ce dress code flirtait avec le code de conduite et a pu, pour certains, être perçu comme une atteinte à la vie privée. Aussi, codifier les tenues en entreprise peut s’avérer risqué : oui à la cohésion par le vêtement ou le look à condition de bien veiller à implémenter des mesures raisonnées et respectueuses des individualités et des choix personnels des salariés.
L’uniforme n’a pas fini de faire débat. Doit-on accepter ou non d’investir pleinement sa mission au point d’endosser, littéralement, le costume de l’entreprise ? Il convient à chacun d’évaluer la nécessité, la pertinence et la désirabilité du vêtement de travail en considérant la nature de la tâche à accomplir, son potentiel impact d’image, de cohésion, d’efficacité mais aussi d’uniformisation. L’entreprise semble hésiter entre donner toute sa place à l’individu ou soigner le collectif. L’individu, lui, fait aussi le grand écart entre affirmer sa singularité et se fondre dans le groupe. Questionner l’uniforme, c’est aussi admettre que nous nous plions régulièrement à des codes même lorsque cela ne nous est pas imposé : l’uniforme tacite ou social (la mode, le style) prescrit par l’environnement dans lequel nous évoluons.
Bon à savoir
Selon le code du travail :
➔ L’employeur, peut imposer le port d’une tenue de travail si celle-ci est justifiée par la nature de la tâche à accomplir et proportionnée au but recherché (hygiène, sécurité, contact avec la clientèle…).
➔ Si une tenue de travail est imposée, l’employeur doit prendre en charge son entretien. Cela peut se traduire par une prime forfaitaire de nettoyage, par le remboursement des frais engagés par le salarié ou encore par la fourniture de barils de lessive.
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