La lettre ouverte poignante de Florent Artur, médecin réanimateur
23 mars 2020
6min
Alors que la situation sanitaire se dégrade en France à mesure que l’épidémie de Covid-19 gagne du terrain, Florent Artur, médecin hépato-gastroentérologue et réanimateur, a pris le temps de trouver les mots pour nous parler de son quotidien de soignant bouleversé.
Je suis aux premières loges du désastre qui arrive et de l’inconscience de beaucoup trop d’entre nous… Les simulations les plus catastrophiques prennent vie devant nous et je me rends compte que nous ne réagissons pas assez. Pas assez fort. Pas assez vite. La maladie peut gagner, et je ne dors plus. Il est 4 heures du matin. Je suis une nouvelle fois d’astreinte à la maison, le téléphone ne sonne pas et pourtant, je ne dors pas. Ma femme, elle, qui attend notre enfant sommeille paisiblement, d’un souffle lent, régulier, et chaud. Sa fréquence respiratoire est de onze cycles par minute. Une fréquence qui nous permet de dire que la patiente va très bien, qu’elle est en sécurité, qu’elle ne risque rien et que ses fonctions respiratoires sont intactes. Que ses millions de petites alvéoles sont saines, souples, accueillantes pour cet air précieux et régulent parfaitement la saturation en oxygéne du sang. Je suis au chaud dans mon appartement, ma femme est en pleine santé, et pourtant cette nuit, je ne dors pas
Je viens de consulter mon téléphone, ce que je fais beaucoup trop depuis un peu plus d’un mois, au milieu de la nuit et chaque jour, chaque quart d’heure. Je le fais parce que c’est plus fort que moi, j’attends un message, un appel. Celui qui m’informera de sa mort. De qui ? Je ne sais pas encore. Car en ces temps-ci, la mer gronde, le vent souffle, la faucheuse est de sortie. On ne sait pas où elle va frapper, mais elle va frapper, proche, peut-être même très proche. Probablement plusieurs fois. D’un coup sec, bruyant, fatal à chaque fois. Pas le temps de “processer”, de faire le deuil. Parce qu’elle reprendra son travail dès le lendemain. Comme une acharnée de travail. Tout comme mes amis médecins, comme moi. Mais avec un dessein contraire.
« Encore une fois je viens de consulter mon téléphone, comme je le fais chaque quart d’heure depuis un peu plus d’un mois. Même la nuit. »
Le Covid-19 est une maladie extrêmement mesquine avec un nom malheureusement bien peu poétique. C’est dommage. Il y a tant de maladies et de syndromes horribles avec de jolis noms : sclérose latérale amyotrophique, hépatite auto-immune, syndrome de Wolff-Parkinson-White, phénylcétonurie, syndrome des anticorps antiphospholipides, syndrome de Sjögren… Des noms qui me donnait même envie de les utiliser, à l’époque, quand je préparais les concours de médecine. Covid-19, c’est très décevant pour une maladie dont on parle tous les jours. On aurait pu faire un effort particulier pour cette nouvelle pathologie. Mais non. Co-Vid. Co : ensemble. Vid : vide. Créer un vide ensemble. Former un joli trou dans la pyramide des âges et marquer notre époque d’une trace mortelle, indélébile.
Le Coviv-19 tue trop dans un sens et ne tue pas assez. Cette maladie ressemble à rien de grave et pourtant c’est extrêmement dangeureux. Le Covid-19 ça se propage si vite que ça sature en quinze jours notre système de santé et ça multiplie la mortalité annoncée initialement. Ne craignant pas pour leur vie, la population ne prend pas assez de précautions (qu’est ce que 2% de mortalité chez les patients dépistés après tout ?). Mais quand la catastrophe arrive et qu’il n’y a plus de lit disponibles en soins intensifs ou en réanimation, c’est beaucoup trop tard. Le 2% de mortalité initialement annoncé grimpe et à 6-8 % voire 10%, et les patients qui mourraient peu, meurent beaucoup. On va brutalement se rappeler qui sont nos 500 amis sur les réseaux sociaux, car si toute la population est touchée, entre dix et cinquante d’entre eux pourraient bien ne pas se sortir de cet épisode.
« Le Covid-19 ça se propage si vite que ça sature en quinze jours notre système de santé et ça multiplie la mortalité annoncée initialement. »
Le Covid-19 ne fait pas mal, mais il empêche de respirer. De cette respiration lente, harmonieuse, et délicate, qui se fait si parfaitement spontanément qu’on ne prend même pas le peine d’y penser. En quelques jours, même chez les jeunes patients en parfaite santé (vos frères et soeurs, votre femme, vous même), cette respiration peu devenir une souffrance de chaque instant, un effort de chaque minute, une angoisse de chaque seconde. Comme un poisson hors de l’eau. Et puis c’est le drame, l’intubation, la ventilation, le coma, les poumons qui se ratatinent avec leur alvéoles, l’oxygène qui ne passe plus même quand on augmente sa concentration à 100%. Pourquoi n’arrive-t-on pas a sursaturer l’oxygène ? À faire mieux que 100% ? C’est mathématique, il est impossible d’aller au-delà.
À propos de saturation. Les systèmes de santé qui ne le sont pas encore le seront très vite saturés à 100%. Dans dix jours maximum, comme chez nos chers cousins italiens qui pleurent leurs morts. Être de garde en réanimation en France, cela consiste à enchaîner des journées de travail de 8h à 18 h, avec une nuit de soins entre 18h et 8h et souvent seulement 2-3 mauvaises heures de sommeil hachées par les appels et les d’urgence. Pendant ces nuits, le réanimateur doit prendre en charge les patients les plus lourds parmi lesquels ceux présentant le fameux ARDS - syndrome de détresse respiratoire aiguë de l’adulte - qui est justement la conséquence mortelle du Covid-19. Si l’ARDS est réfractaire, il nécessite parfois une ECMO, une machine qui remplace le poumon à l’extérieur du corps. Des ARDS, il peut y en avoir un à trois, rarement plus, à gérer la nuit. Ce sont des prises en charge éreintantes et stressantes pour les soignants. Ces nuits, à cause d’un système de santé ne tenant que grâce à la bonne volonté de ses soignants, sont parfois/souvent suivies de matinées voire de journées entières sur place faute de médecins disponibles. Nous savons tous que le repos est pourtant nécessaire pour avoir les idées claires, prendre les bonnes décisions, faire les bons geste. Avant-même que l’épidémie de Covid-19 ne fasse son apparition, j’étais déjà crevé, chroniquement épuisé, régulièrement carbonisé.
« Être de garde en réanimation en France, cela consiste à enchaîner des journées de travail de 8h à 18 h, avec une nuit de soins entre 18h et 8h. Souvent on dort 2/3 heures par nuit et notre repos est haché par des appels d’urgence. »
Cette nuit je ne dors donc pas parce que j’ai reçu les appels unanimes, ces derniers jours de plusieurs de mes amis réanimateurs. De très bons médecins avec une éthique magnifique, un sens moral haut perché, des hommes et femmes altruistes, combatifs et raisonnables, très intelligents et expérimentés, animés par une vocation immuable. Ces hommes et ces femmes que j’aime, admire et qui me fascinent. Ces hommes et ces femmes qui sont souvent jeunes parents. Alors que nous ne sommes qu’aux prémices de l’épidémie, la vague arrivant dans 10 jours, dans de très nombreux centres, les services de réanimation sont déjà au maximum de leur capacité, une saturation des lits de réanimation est prévue pour la fin de la semaine à Paris et dans les grandes villes de provinces. L’immense majorité de ces malades sont en ARDS motivant une débauche d’énergie maximale des équipes soignantes.
Bientôt, nous allons être confrontés à cette horrible réalité du manque de place en réanimation, de nombres de respirateurs artificiels, d’accès à l’oxygène. Et il va falloir sélectionner. C’est ce qui se fait dans le nord de l’Italie où il faut avoir moins de 50 ans pour être assuré d’être admis en réanimation. Notre système de santé civil n’est pas fait pour la guerre. Pourtant c’est exactement l’idée que je me fais d’une zone de combat, de la pluie de mortier touchant au hasard les uns ou les autres, de l’absence de moyens, de la sélection des vies quand il viendra à manquer de lits et que ne pourront pas tous être soignés. Et nous ne faisons qu’entrer sur le champ de bataille.
« Bientôt, nous allons être confrontés à cette horrible réalité du manque de place en réanimation, de nombres de respirateurs artificiels, d’accès à l’oxygène. »
Je n’ose penser à l’épuisement actuel et à venir de tous.tes ces merveilleux.ses infirmier.e.s et aide-soignant.e.s, ces saint.e.s laïques tenant à bout de bras un système de santé qui ne les récompense que si peu de ces efforts chaque jour renouvelés. Alors cette nuit, d’une solidarité insomniaque évidente et coupable, cette nuit je ne dors pas, je pense à eux et elles dans mes prières. À ceux et celles qui vivent une situation très grave qui se préparent à une situation en dehors de tout contrôle selon les plus sages, un carnage selon les autres.
Un carnage, sauf si chacun et chacune d’entre nous, en pleine conscience et unis vers un seul but, acceptons la rigueur extrême du confinement strict. Un confinement qu’au fond de nous nous devons choisir et non subir. Un confinement physique restreint au cercle familial du tout premier degré. Un confinement nécessaire. Cette solution est la seule voie par laquelle nous pourrons par nos efforts quotidiens enrayer la propagation de ce fléau dans l’attente d’un traitement efficace. En faisant cela, vous vous sauverez, vous sauverez vos proches, vous sauverez les miens. Vous sauverez aussi ces hommes et femmes du monde hospitalier, mes collègues courageux, aides soignant.e.s, infirmier.e.s et médecins qui sont en toute première ligne au moment où j’écris, sur le champs de bataille dans des conditions de plus en plus mauvaises au péril de leur vie et de leur proches pour votre bien. Cette nuit, je ne dors pas, je prie, mais bientôt, j’en suis certain, grâce à vous, je dormirai à nouveau.
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