Et si le télétravail devenait obligatoire pour tous ? Bienvenue en 2038
26 mars 2020
7min
Editorial project manager @ Welcome to the Jungle
2038 : 18 ans après la pandémie du Covid-19, période durant laquelle nombre de Français ont pratiqué le télétravail quotidien et forcé, le gouvernement vote une loi à l’Assemblée : télétravail généralisé. « À partir de maintenant, l’entreprise devient elle aussi un lieu où s’exprime la liberté individuelle » déclarait le lundi 15 mars le Chief Country Officer.
Dès le lendemain de l’annonce du gouvernement, Voyeuriz, la licorne française de voyance valorisée à dix milliards de dollars, dresse dix scénarios et se donne un mois pour valider ses théories. Top chrono.
Scénario 1 : Le télé-quoi ?
Pour beaucoup, le concept de “travail” n’existe plus depuis longtemps. L’automatisation n’est plus une tendance, mais un fait établi dans tous les secteurs, et ces années 2030 en sonnent l’apogée. Le salariat a été mis à mal par le remplacement de l’Homme par la machine et l’instauration du revenu universel, longtemps vu comme une utopie de gauche, se profile pour de bon. Les manifestations autour de son établissement se multiplient, à l’instar des rassemblements successifs des Gilets Dorés. Le #challenge lancé sur les réseaux sociaux qui interdisait d’entamer une conversation par « Tu fais quoi dans la vie » a alerté une partie de l’opinion publique sur le fait que le travail, qui nous a longtemps défini, n’a plus rien d’un marqueur identitaire. La société ubérisée incarnée par les chauffeurs ubers et livreurs deliveroo, longtemps symptôme par excellence du modèle de l’exploitation de l’Homme par l’Homme, n’est plus qu’un vague souvenir. Dorénavant, place aux voitures autonomes : c’est à elles d’acheminer urbains et ruraux d’un point A à un point B et d’assurer la livraison des courses dans les foyers. D’ailleurs, ce sont les seules voitures encore habilitées à circuler. Les élections municipales de mars 2034 ont en effet consacré le début de l’ère Zéro Véhicules Carbonés, tous les maires en ayant interdit l’usage sur leurs communes. Les travailleurs d’hier ne sont plus, chacun cultive déjà ses légumes dans les jardins partagés des campagnes et des villes, la société de consommation s’est effondrée. Une pomme de terre vaut plus qu’un billet en papier. Pour tous ces nouveaux non-travailleurs, le télétravail n’est donc même pas une option !
Scénario 2 : Repenser l’éducation
Chez les ruraux et les habitants des zones périurbaines, la loi est acclamée. Finies les heures interminables dans les transports en commun pour se rendre sur son lieu de travail. Un nouveau soulagement pour les travailleurs mobiles, quinze ans après l’interdiction des vols internes pour tous les pays. Mais rapidement, comprenant que télétravail pour tous signifie également “télétravail pour profs”, les parents du pays s’émeuvent d’une même voix.Les enfants à la maison, ce n’est pas vraiment ce qui était prévu dans leurs plans…
L’annonce du gouvernement implique en effet en creux un renforcement inédit de la responsabilisation parentale, et interroge sur de nouveaux modes d’éducation. L’utilisation des outils collaboratifs par les professeurs qu’implique la Loi Télétravail, pose problème. « Les cours téléchargeables devront dès à présent être rédigés en écriture alphabétique » rappelait le CNED dans un communiqué de presse. Mais pour une génération qui ne sait plus lire seule - si ce n’est la littéraTube - il semble difficile de s’adapter. Une approche dissonante qui fait frémir les parents. La difficile accessibilité aux robots eduk (dont les prix s’envolent), seuls capables de fournir une aide individualisée de qualité aux enfants, marque une nouvelle rupture sociale évidente dans l’accès à l’éducation.
Pour venir en aide aux parents, Apple France propose de développer un logiciel interne dans l’Iphone 30+ pour former gratuitement les moins de 18 ans à l’alphabet et ainsi leur permettre de suivre les cours dispensés par leurs professeurs. Mais pour certains parents, le retour à un système “archaïque” comme l’alphabet est un grand danger pour la future insertion de leurs enfants dans un monde globalisé… Et pourquoi pas le Grec et le Latin pendant qu’on y est ?
Scénario 3 : Bof
“Bof”. Voilà ce qu’on peut lire partout et en trois lettres sur Nine (qui a remplacé Twitter en 2022, en limitant l’expression à 9 caractères) suite à la décision du gouvernement. Les éditorialistes, eux, sont plus prolixes : “on s’y attendait, et après ?”. Beaucoup ont l’impression qu’on leur refait le coup du pantalon qui était, jusqu’en 2013, théoriquement interdit aux femmes. Une loi pour entériner un fait établi, vraiment ? Ça ne serait pas un peu ridicule ? Il y a belle lurette que l’individualisme monte en flèche. Dès le milieu des années soixante-dix, place aux espoirs déchus post-Trente Glorieuses, et… la crise, qui pointe. L’action collective est vaine. Recentrons-nous chacun sur nous-même, tel est le credo. L’adage “je travaille, quand je veux” n’est pas nouveau : cela fait déjà des lustres que les gens structurent leur temps de façon choisie, et non subie. De toute façon, tout le monde est freelance. Dans le flot de je-m’en-foutisme, certains sociologues et psychologues tentent d’alerter : et si demain, la frontière disparaissait totalement entre travail et vie personnelle ? Quid des vacances ? L’alerte est un coup d’épée dans l’eau.
Scénario 4 : L’oubli
« Nous sommes les exclus de cette loi. Nous savions que le Chief Country Officer nous négligeait, mais à ce point ! Est-ce une manière de nous dire que nos métiers vont disparaître…? Si oui, elle est bien trop brutale » s’insurge Dario Weber, le secrétaire général du syndicat des Oubliés dans un live Facebook au lendemain de l’annonce du gouvernement. Pour une partie de la population en effet, cette mesure est un désastre et inscrit presque dans la loi la fracture entre les gagnants et les perdants de l’âge de la désincarnation.
« Tout le monde en télétravail ? Certainement pas ! » rappelle M. Weber. Hommes et femmes de terrain (électriciens, plombiers…) les voilà désoeuvrés. Et les personnels de santé ? Les métiers du soin aux personnes ne peuvent pas être exercés à distance. Bien que la paperasse soit faite en home office depuis quelques années déjà et que les téléconsultations se soient démocratisées, un homme peut-il réellement apprendre qu’il a le cancer par l’intermédiaire d’un robot ? Et les ouvriers du bâtiment ? Piloter une production depuis chez soi “grâce” à l’automatisation, d’accord, encore faut-il que production il y ait. Ces révoltés en appellent à l’humanité du gouvernement à n’oublier personne.
Scénario 5 : Le Printemps incarnat
Au grand dam des coachs en développement personnel, la relation professionnelle tend à se disloquer : dorénavant, toutes les réunions ont lieu derrière un écran. Beaucoup craignent l’isolement, la solitude et ne croient pas aux promesses de Hanson Robotics (entreprise spécialisée dans la robotique à l’origine du robot Sophia, ndlr) de produire des robots capables de créer du lien social. Valéria André, petite fille du célèbre psychothérapeute Christophe André annule la sortie de son prochain livre : Les bienfaits du co-walking.
Après une vague de dépression et d’arrêt maladie sans précédent dans tout le pays, les travailleurs descendent dans la rue, lors du fameux Printemps incarnat pour demander le rétablissement des bureaux et open-spaces partagés. Les gens se serrent dans les bras. Sur leurs étendards, une machine à café.
Scénario 6 : Au bonheur des technophiles
Les technophiles sont ravis. Pour eux, derrière la généralisation du télétravail, c’est le pouvoir des technologies qui est enfin reconnu. Une tribune signée par la Fédération des Défenseurs du Progrès Technologique, “La tech nous rapproche”, est publiée dans Le Réveil digital. De leur côté, les socio-technologues se réjouissent à l’idée de ne plus voir la tête de leurs étudiants et du temps qu’ils pourront consacrer aux études sur les enjeux que sous-tend ce nouveau rapport au travail. Des rumeurs courent sur l’écriture d’une Nouvelle Encyclopédie collaborative entre bots et humain.
Scénario 7 : Le salon devient le nouveau bureau
Oui, la responsabilisation des salariés a du bon ! Mais faut-il craindre qu’elle soit limitée par l’émergence d’un nouveau foyer de surveillance : le privé ? Les employeurs n’ont pas confiance : très vite, la culture d’entreprise s’infiltre dans tous les foyers. L’employeur impose ses conditions pour s’assurer que personne ne fasse le travail buissonnier. Place aux soirées mensuelles organisées sur houseparty.com, aux petits-déjeuners d’équipe en visio mais aussi aux mouchards, qui font leur grande entrée dans les unités d’ordinateurs. L’intime devient public : la déco ne fait plus l’objet de choix personnels. Salons et bureaux abritent fatboys (à chaque équipe sa couleur) et goodies (pas mal, le pot à crayon floqué au logo de l’entreprise). Aux murs, des affiches à l’effigie des sociétés remplacent les photos de famille. Sur les fonds d’écran, des mémos épinglés avec des consignes pour organiser son bureau selon la charte de l’entreprise. Même règle pour tout le monde. C’est obligatoire, c’est la charte. Le bureau ce n’est plus l’entreprise, c’est le lieu d’habitation.
Scénario 8 : les réunions mises à mal
Les conséquences de cette législation se lisent dès 2039, année durant laquelle, selon un sondage Ipsos, 90% de la population a plusieurs employeurs. Pour pouvoir accueillir les salariés qui vont et viennent d’entreprise en entreprise, une seule solution : rendre les réunions publiques. Mais certains déplorent ce système peu sécurisé, susceptible d’alimenter la fuite des informations et craignent les excès liés à l’activité des corporate spies, les nouveaux espions de la DGSI chargés de rapporter à l’État les failles managériales de certaines entreprises.
Par ailleurs, certains restent insatisfaits par les retombées de la Loi télétravail et appellent le gouvernement à revoir le principe même de la réunion. Lassés des appels vidéo qu’ils trouvent chronophages et peu indispensables, ils suggèrent dans une pétition publiée sur changeharder.org de troquer les visioconférences par des échanges de mails.
Scénario 9 : L’entreprise se réorganise
Les années 2010 mettaient déjà fin à la dictature des “petits chefs”. Aux managers s’étaient déjà substitués les chefs de projet. Cela fait longtemps qu’il ne faut plus ordonner, mais coordonner. Pour qu’une tâche soit accomplie, le parcours avait d’ailleurs été réduit : plus question de solliciter son N+1, qui devra solliciter à son tour son N+1. Mais 2038 et la fin de l’espace physique “entreprise” ouvre la voie à l’intégration de nouveaux outils dans les pratiques managériales. Les réunions sont animées par des bots, les recrutements menés avec des détecteurs MBTI, les équipes organisées grâce à des tableaux Excel+ et la médiation assurée par des humanoïdes. Un bouleversement inédit des modes d’organisation.
Scénario 10 : Les avant-gardistes
De leur côté, les entreprises qui avaient adopté le full-remote avant la crise sanitaire de 2020, friment. Profiter d’un silence que ne garantit pas l’open space, ne plus perdre de temps dans les trajets, travailler en chaussons… Autant d’avantages dont ces sociétés se targuent d’avoir été les instigatrices. « Notre messagerie interne comptabilise en moyenne 4 500 messages par jour, et alors ? Nous sommes avant-gardistes. Nous avons toujours su qu’il fallait en finir avec un modèle présentéiste archaïque qu’affectionnent un nombre trop conséquent d’entreprises aujourd’hui » déclarait le fondateur de ModernIST, également auteur du best-seller Comment trouver l’équilibre vie pro/vie perso. Dans ces entreprises, le télétravail a aussi eu un effet sur les habitudes de consommation. Il semblerait même que la moitié des employés de ModernIST soit devenue experte en thé et l’autre en whisky…
26 mars 2020 : La crise sanitaire que nous traversons refaçonne notre manière de travailler. Le télétravail se présente aujourd’hui (plus que jamais !) comme la seule alternative aux bureaux classiques. Au sortir de la pandémie, tout le monde, ou presque, retournera sur son lieu de travail. La routine du thé à 10h, ou de la pause clope à 11h30 reprendront. Mais serons-nous un jour nostalgiques de ces semaines de télétravail où nous aurons tous eu cette liberté de structurer notre temps à notre guise ?
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Photo d’illustration by WTTJ
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