« C'est naturel de dire que l’on s’occupe de son enfant malade, moins de ses aînés »
28 mai 2021
5min
Consultante, conférencière et formatrice sur le futur du travail, spécialiste de l’égalité professionnelle, des aspirations des jeunes générations et de la transition écologique
FAMILY FRIENDLY - Vous l'avez entendu plus d'une fois, peut-être même avez vous déjà prononcé cette phrase : « On ne mélange pas pro et perso. » Mais difficile (vous en conviendrez) de mettre en mute sa vie privée lorsqu'on passe la porte de l'entreprise. La charge mentale qu'implique un ou plusieurs enfants, voire un proche en situation de dépendance ou de handicap a forcément des impacts sur la vie, tout court. Dans cette série, notre experte du Lab Pauline Rochart revient sur les nombreux enjeux de l’accompagnement de la parentalité, pour des entreprises (enfin) family friendly.
Mon amie et ancienne collègue Tiphaine a 42 ans. Son papa en a 71. Le 4 septembre dernier, il a fait un AVC. Le quotidien de Tiphaine a alors été bouleversé. Les parents de Tiphaine sont divorcés depuis longtemps et son frère vit à Marseille, à l’autre bout de la France. Quand il a fallu s’occuper de son père à la suite de l’accident, c’est elle qui s’en est chargé. Du moins, en grande partie. Depuis 9 mois, Tiphaine endosse – sans mettre de mot dessus – le rôle de « proche aidant ». Selon la loi, cela signifie qu’elle accompagne un proche en situation de dépendance ou en perte d’autonomie. Bien sûr, elle fait ça tout en continuant à travailler - elle est directrice commerciale dans l’univers de la « edtech » – et en s’occupant de ses deux enfants. Bref, Tiphaine est une représentante de ce qu’on appelle la « génération sandwich » : elle s’occupe à la fois de ses enfants et de l’un de ses parents.
L’entreprise n’est pas le lieu des fragilités
En France, on considère qu’un actif sur 4 sera aidant en 2030. La population vieillit, de plus en plus de personnes sont touchées par des maladies chroniques – à titre d’exemple, la population souffrant d’Alzheimer devrait doubler d’ici 2050– et la dépendance devient un véritable enjeu de santé publique. La crise du COVID a mis en lumière notre vulnérabilité commune mais le sujet n’est pas épisodique, il est structurel.
En entreprise, lorsque les RH se penchent sur les temps de vie du parcours salarié, ils évoquent plus naturellement les événements heureux (PACS, mariages, naissances…) que les plus douloureux (maladies, deuils, aidance…). Si toutes ces situations sont relativement encadrées par le droit du travail et que des dispositions existent pour permettre aux salariés de concilier leurs vies professionnelles et personnelles, il reste encore de vrais progrès à faire.
Pour Miora Ranaivoarinosy, co-fondatrice de Caring Company Project, l’enjeu est double : « Comment faire entrer la vie dans l’entreprise ? Comment s’assurer que l’entreprise n’inhibe pas la vie ? » Évidemment, tout est question de dosage et les entreprises sont parfois réticentes à s’attaquer à ces sujets relevant de la sphère personnelle par crainte d’être taxées d’intrusives. Par peur de mal faire, souvent, elles ne font rien. De leur côté, les salariés ne s’épanchent pas non plus sur les situations difficiles qu’ils vivent dans leur quotidien familial.
Tiphaine n’échappe pas à la règle. « J’ai tout fait en sous-marin, je ne voulais pas qu’il y ait d’interférences au bureau, ni être vue par ce prisme », confie-t-elle. Comme elle, 2 aidants sur 5 ne parlent pas de leur situation sur leur lieu de travail, par crainte d’être mis à l’écart, stigmatisés ou de devoir se justifier. Si certains sujets comme la parentalité animent les débats et font l’objet de politiques volontaristes en entreprise, d’autres restent tabous, et l’aidance en fait partie. « J’ai l’impression que cela paraît naturel de dire que l’on s’occupe de son enfant malade, moins d’un de ses aînés », ajoute Tiphaine. Encore une fois, la question de l’acceptabilité sociale et du regard des pairs refait surface. De manière générale, l’entreprise reste le lieu de la performance, ce n’est pas le lieu des fragilités.
Faire l’autruche pourrait coûter cher
Après son hospitalisation, le père de Tiphaine a passé 6 mois en centre de rééducation. Pendant ce temps, elle a géré beaucoup de tâches invisibles : la coordination des soins (envoyer les papiers à la mutuelle, les transferts…), son administratif personnel (payer ses factures, ses impôts, réapprovisionner les comptes bancaires…), mais elle a également assuré l’intérim sur son activité professionnelle (son père est indépendant dans le secteur immobilier). Bout à bout, toutes ces tâches lui prenaient entre 1h à 2h par jour. Aujourd’hui, « le rythme s’est ralenti mais j’y consacre tout de même entre 3 et 4 heures par week-end », me raconte-t-elle.
Évidemment, pour pouvoir assurer ces doubles voire triples journées (je rappelle qu’elle est mère de famille – d’ailleurs 58% des aidants sont des femmes), elle a dû déployer une sacrée organisation : « J’ai la chance d’être bien entourée par le reste de ma famille et d’avoir un métier qui m’offre de la flexibilité ». Tiphaine n’a jamais pensé à poser des jours de congés, non seulement parce qu’elle n’avait pas connaissance de la loi, mais aussi parce qu’elle ne voulait pas déstabiliser son équipe : « On a tous nos problèmes, j’ai du mal à mettre le curseur entre ce qui relève d’une situation inédite et ce qui relève juste de la sphère privée…»
À terme, ce type de situations peut conduire à de l’absentéisme répété, voire à un désengagement professionnel. « Les salariés aidants quittent le bureau plus tôt pour répondre à leurs obligations, ils jonglent en permanence avec les horaires et peuvent se sentir progressivement exclus des moments de sociabilisation », souligne Miora Ranaivoarinosy. De plus, tous ne bénéficient pas d’un emploi du temps flexible, ils doivent alors poser régulièrement des jours de congés pour s’occuper de leurs proches. La loi prévoit 3 mois de « congés proche aidant » fractionnables en demi-journée, mais ces congés ne sont pas rémunérés par l’employeur, ils sont indemnisés par la sécurité sociale à hauteur de 43€ par jour en moyenne. Certains sont même obligés de passer à temps partiel. Une option qui grève aussi leurs salaires puisque les salariés aidants voient leurs revenus annuels baisser en moyenne de 16 % par an. Perte de revenus, fatigue physique et psychique, délitement de la cohésion d’équipe, les conséquences sont donc loin d’être anodines. Si l’entreprise souhaite garder des collaborateurs engagés et mobilisés, elle a tout intérêt à prendre le sujet au sérieux.
Que faire ?
Anticiper ! Cela paraît tomber sous le sens et pourtant… « Aujourd’hui, peu d’entreprises déploient de véritables politiques RH collectives liées à l’aidance. Elles adoptent plutôt un prisme ndividuel : elles mettent en place des n° verts, des lignes de soutien psychologique ou elles ont recours à la pratique du « dons de jours » », précise Miora Ranaivoarinosy. Rendu possible depuis 2014 dans le secteur privé, le « don de jours » permet aux salariés de renoncer à une partie de leurs jours de congés ou de RTT pour en faire profiter un collègue. Ce mécanisme fait appel à la solidarité des travailleurs d’une même équipe mais, pour Miora, c’est loin d’être la solution miracle : « Ce dispositif repose beaucoup sur l’émotionnel, ce qui pose des problèmes en termes d’équité ». Si demain, Martine a besoin d’un jour pour son enfant malade mais que la mère âgée de Robert s’est cassé la hanche, à qui donner son temps ?
C’est le type de casse-tête auquel pourraient être confrontés les managers ou les RH si d’autres actions collectives, plus équitables, plus réplicables ne sont pas envisagées. L’entreprise doit surtout écarter ce genre d’approche pour éviter de se défausser d’une partie de ses responsabilités. Chez « Caring Company Project », la co-fondatrice anime plutôt des ateliers où des salariés viennent partager leurs expériences. « Le but est d’orchestrer la conversation autour des situations d’aidance, pas seulement sur le registre du soutien psychologique mais plutôt d’insister sur les questions d’aménagement du temps de travail, de l’importance de la communication avec les managers, etc. », explique-t-elle. Comme pour toute question liée à la conciliation des temps de vie, plus on mise sur une approche organisationnelle et collective, plus on a de chances de faire progresser l’entreprise en matière d’inclusion et d’équité.
Une autre bonne pratique nous vient de nos voisins anglo-saxons. Nom de code ? Le « job-sharing ». Le concept est simple : un même poste est partagé par deux personnes et offre ainsi une plus grande flexibilité dans le partage des tâches et des responsabilités. Ce type de solution serait particulièrement adapté pour les salarié.e.s proches aidants puisqu’elle leur permettrait de garder leur place dans l’entreprise. Mais le concept du « travail partagé » souffre encore d’idées reçues en France… Dans un pays où il est bien vu d’assumer une grande charge de travail, le temps partiel est souvent synonyme de perte de reconnaissance. Plus les employeurs accepteront de tester et de déployer ces modalités de travail plus souples, moins les salarié.e.s auront l’impression de devoir mettre leurs obligations personnelles entre parenthèses pour répondre aux contraintes de l’entreprise.
L’année 2020 a mis en lumière le sujet des vulnérabilités et les grands patrons n’ont de cesse d’appeler de leurs vœux des entreprises « plus humaines et inclusives ». Une piste concrète serait de traiter ce sujet des salariés aidants, pour enfin prendre soin de celles et ceux qui s’occupent au quotidien des plus fragiles. À la fin de notre échange, Tiphaine se confiait : « Tu sais, tant que j’éponge, il n’y a aucune raison que ça change. » Les aidants sont près de 11 millions à éponger. Il serait temps que l’entreprise applique ses grands principes humanistes, en se saisissant de ce sujet à bras-le-corps.
Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps
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