Doctrine Spiderman : « Les entreprises se sont posées en sauveuses de l’humanité »
25 févr. 2025
5min
Et si on en demandait trop aux entreprises ? Dans un court essai, Olivier Sibony interroge la nécessité nouvelle des sociétés à répondre aux pressions sociétales. Un élan qui risque, selon lui, de disperser leur véritable rôle et de produire un leadership providentiel. Entretien, entre Milton Friedman, la loi Pacte et Spiderman.
On demande de plus en plus de choses disparates aux entreprises. À quoi est-ce dû ?
Olivier Sibony : La première raison, c’est parce qu’elles jouissent encore d’un certain capital de confiance, notamment par rapport aux autres institutions. Selon le dernier baromètre de la confiance politique Cevipof/Opinionway, 50 % des Français font confiance aux grands groupes et 79 % aux PME. La deuxième raison, c’est que les entreprises ont elles-mêmes abondé dans ce sens, en se positionnant en sauveuses de l’humanité. Ce qui, évidemment, place sur leurs épaules une responsabilité immense.
À quel moment les entreprises se sont vues assigner des objectifs sociétaux, au-delà du profit ?
O. S. : C’est une tendance de fond, mais je crois qu’on peut situer un tournant en 2019, à la fois en France et aux États-Unis. Outre-Atlantique, c’est l’année où la Business Roundtable, une puissante coalition de grandes entreprises, déclare que les entreprises doivent servir l’intérêt à long terme de toutes les parties prenantes, pas seulement les actionnaires. Et puis, en France, c’est la promulgation de la loi Pacte en mai 2019, qui permet aussi aux entreprises de mieux prendre en considération leurs enjeux sociétaux dans leur stratégie.
« À force de dire que l’entreprise est responsable de tout. On a créé la doctrine Spider-Man »
Malgré ses dispositions, vous affirmez qu’on assiste à un fort découplage entre les discours et les actes ?
O. S. : À force de dire que l’entreprise est responsable -non seulement du profit, mais aussi du bien-être de ses salariés, de la défense de l’environnement, de la souveraineté du pays… entre vingt autres choses- on a créé une autre doctrine. J’appelle ça « la doctrine Spider-Man », selon laquelle un grand pouvoir implique de grandes responsabilités. Les entreprises nous disent avec une forme d’arrogance qu’elles vont pouvoir prendre en main la résolution des grands problèmes du monde.
Or, quand on essaie de faire toutes ces choses à la fois, on se heurte à la difficulté de définir des objectifs réalisables. Arbitrer entre plusieurs objectifs de profit et d’autres non-économiques, c’est déjà compliqué. Mais arbitrer entre plusieurs catégories d’objectifs non économiques différents, c’est très dur.
Vous avez un exemple ?
O. S. : Une étude récente sur les entreprises à mission en France souligne que 60 % d’entre elles déclinent leur mission en plus de neuf objectifs opérationnels. Aucun manager ne peut en gérer autant ! La faiblesse de cette « doctrine Spiderman », c’est qu’elle responsabilise l’entreprise sur tout, vis-à-vis de tout le monde, tout le temps. C’est ce qu’on appelle un problème « vicieux », au sens où il ne possède pas de solution optimale, mais seulement des solutions partielles et temporaires, qu’on trouve par tâtonnements.
Ça n’est donc pas seulement par cynisme ou greenwashing que les entreprises ne parviennent pas à réaliser leurs objectifs sociétaux. C’est aussi parce que cette responsabilité va les conduire à une forme de “débrouille”, les obliger à faire des choix qui ne seront jamais pleinement satisfaisants.
Vous opposez cette nouvelle vision à une vieille doctrine, celle de Milton Friedman qui écrivait : « La responsabilité sociale de l’entreprise, c’est d’accroître ses profits. »
O. S. : Oui, mais attention, car elle est souvent mal comprise. Milton Friedman ne dit pas qu’il faut que le capitalisme soit une jungle où les plus forts mangent les plus faibles et où tout le monde peut joyeusement détruire l’environnement. Il dit que si l’État veut fixer des règles, c’est à lui de les définir et non aux entreprises de se les auto-imposer. L’une des raisons qui a fait la très grande popularité de cette doctrine, c’est qu’elle est simple ! Elle guide l’action des entreprises d’une manière qui est univoque, limpide, et d’une certaine manière, absolument authentique.
Et pourtant, elle est inaudible aujourd’hui. Comment l’expliquez-vous ?
O. S. : Elle est totalement discréditée parce qu’on lui reproche, à juste titre, d’avoir conduit à des excès, qui ont eux-mêmes conduit à la situation environnementale et sociale intenable dans laquelle nous sommes aujourd’hui. Donc je ne dis pas du tout qu’il faut revenir à la doctrine de Milton Friedman. Malheureusement, il ne suffit pas de dire qu’une doctrine est périmée, il faut en avoir une meilleure à proposer.
« On a besoin d’inventer un nouveau modèle qui donne une boussole aux dirigeants aussi efficacement que Friedman le leur donnait en son temps »
Donc la vraie question, c’est ce qu’on met à la place ?
O. S. : Je ne sais pas répondre et je crois que ni les praticiens du management, ni la recherche, n’ont une solution complète aujourd’hui. On tâtonne. On a besoin d’inventer un nouveau modèle qui donne une boussole aux dirigeants, aussi efficacement que la doctrine Friedman le faisait en son temps. La difficulté est à la fois conceptuelle et pratique.
On assiste aussi, au sein même de l’entreprise, à une demande de plus en plus forte des collaborateurs sur leurs avantages salariés. Est-ce lié au même phénomène ?
O. S. : Je crois qu’il faut distinguer deux choses. D’une part, le côté matériel qui relève selon moi de la négociation des conditions de travail. On trouve aujourd’hui de jeunes cadres qui demandent davantage de télétravail, d’aides à la mobilité, plutôt qu’une voiture de fonction et un plus grand bureau.
Ce sont des évolutions naturelles qui ne changent pas fondamentalement le problème. Cela fait partie du package que les salariés ont toujours négocié. Ce qui est plus nouveau à mon sens, c’est ce désir d’appartenir à une entreprise dont on peut être fier en termes de responsabilité sociale. C’est devenu un élément crucial de la marque employeur.
« Choisir la doctrine Spiderman au profit de la doctrine Friedman renforce le rôle de super-héros du dirigeant. »
Face à l’augmentation des demandes, quel genre de leadership s’impose ?
O. S. : On pourrait imaginer qu’une entreprise qui se donne des objectifs plus nombreux choisisse un mode de décision plus décentralisé, des responsabilités partagées et une gouvernance distribuée. Cela semblerait même aller de soi. Or, on assiste plutôt au contraire. Dans la plupart des discours des dirigeants actuels, on entend qu’il faut des leaders capables de réaliser tous les arbitrages difficiles au service d’une vision, qui ne peut être que la leur.
Le fait de choisir la doctrine Spiderman au profit de la doctrine Friedman renforce le rôle de super-héros du dirigeant. C’est très étrange et ce n’est pas très rassurant. Car un mode de fonctionnement qui repose sur un sur-homme a quand même de fortes chances de ne pas pouvoir changer d’échelle. Visiblement, certains pensent qu’ils en sont capables. Mais si cela repose sur un leadership exceptionnel, il va falloir se résoudre au fait que cela soit des exceptions.
Vous vous amusez aussi d’un constat : avant, les chefs d’entreprise proposaient de gérer les États comme des entreprises. Aujourd’hui, ils veulent gérer leur boîte comme des États !
O. S. : Je disais en effet que l’idée de « gérer les États comme des entreprises » était périmée : mais depuis, Elon Musk m’a fait mentir (rires) ! Pourtant, si l’on se penche sérieusement sur son cas, c’est en réalité une bonne illustration de ce constat. Le patron de Space X entend gérer l’État américain comme une entreprise, avec un seul objectif : la réduction des coûts. Or, il va vite s’apercevoir que l’État existe pour faire un tas de choses au service de multiples parties prenantes.
Gérer un État est donc un problème vicieux qui nécessite des arbitrages permanents. C’est pour cela que les États démocratiques ont développé des processus politiques qui permettent de naviguer entre différents objectifs, par le biais de de dirigeants successifs. Cela demande aux dirigeants des savoir-faire politiques, au sens noble du terme. Paradoxalement, pour gérer des entreprises qui ont elles aussi des objectifs multiples et contradictoires, il va donc falloir que de plus en plus de PDG acquièrent des savoir-faire de dirigeants politiques.
Article rédigé par Matthieu Amaré et édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.
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