Travail : quand le monde de la culture donne le mauvais exemple
28 oct. 2021
10min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
Il y a un “plafond de verre” dans le monde de la Culture que les mesures adoptées par les pouvoirs publics peinent à réduire. Mais les voix des personnes renvoyées dans la minorité du fait de leur sexe ou de leur “race” se font entendre plus fort dans un monde qui change. De nouvelles histoires s’écrivent et nous inspirent. Les enjeux de la Culture sont riches d’enseignements pour les entreprises à la fois parce que c’est un microcosme éclairant et le lieu où se fabriquent les représentations qui influencent la société. Explications.
LIVRE – Autrice et conférencière sur le futur du travail, notre experte Laetitia Vitaud a une passion : lire les meilleurs bouquins sur le sujet, et vous en livrer la substantifique moelle. Sa dernière trouvaille ? Exploser le plafond. Précis de féminisme à l’usage du monde de la culture de Reine Prat est un essai incisif sur le plafond de verre dans le monde des arts et de la Culture qui offre une analyse des enjeux de pouvoir et de domination dans cet univers et appelle à la création et la diffusion d’autres histoires et d’autres modèles. Un must read.
Le monde des arts et du spectacle est un monde fermé qui entretient des rapports étroits avec le pouvoir politique. Quand il dépend de l’argent public, il s’y joue parfois des jeux à somme nulle dans lequel certaines personnes en écrasent d’autres pour s’accaparer le gâteau. Les mondes du cinéma, du théâtre ou de la musique, par exemple, cultivent l’entre-soi pour protéger ce qui reste encore souvent un “bastion d’hommes blancs cis-hétéros”. Mais si les inégalités perdurent, de nombreux mouvements (dont #metoo) les contestent avec force et de nouvelles voix veulent faire entendre des histoires plus diverses et proposer d’autres récits.
Reine Prat connaît bien les enjeux de ce monde-là. Autrice de deux rapports ministériels « pour l’égalité entre les femmes et les hommes dans les arts du spectacle », publiés en 2006 et 2009, elle offre une analyse fine et percutante des mécanismes de reproduction du pouvoir culturel dans un petit livre incisif incontournable, Exploser le plafond, riche d’enseignements bien au-delà de la Culture au sens strict.
Il y a au moins trois raisons pour lesquelles cet ouvrage peut inspirer les organisations de tous les secteurs et leur manière de penser les ressources humaines. Premièrement, la Culture est un microcosme unique qui éclaire les mécanismes de reproduction des inégalités. Deuxièmement, c’est là que se fabriquent les représentations qui façonnent notre imaginaire et nos attentes (y compris dans le monde du travail). Troisièmement, la manière dont on attribue la “paternité” d’une œuvre collective à un artiste créateur n’est pas sans rappeler l’attribution du “mérite” dans d’autres projets collectifs. En somme, il y va de l’art comme du management : la méritocratie objective est souvent une idée fallacieuse.
« Le petit monde du théâtre présente un miroir grossissant où les travers de notre société se lisent à livre ouvert. Les relations de domination y sont d’autant plus sensibles que l’intrication entre sphère privée et sphère publique y est plus étroite qu’ailleurs. »
– Reine Prat dans Exploser le plafond (2021).
Un miroir grossissant qui révèle les mécanismes de reproduction du pouvoir
Et si le monde de la Culture illustrait tout ce qu’il y a de pire en matière de sexisme et de racisme en entreprise ? C’est ce que l’on peut penser en lisant Exploser le plafond. Comme #metoo et #balancetonporc l’ont montré : c’est dans ce microcosme que commencent les mouvements qui touchent ensuite toute la société. Domination masculine, prédation sexuelle, invisibilisation des personnes minorisées, âgisme… tout y est exacerbé, parce que le pouvoir symbolique de ce secteur est plus important. À cet égard, les mondes masculins de la finance ou de la tech sont comme des répliques : ils fonctionnent souvent selon les mêmes logiques – et auraient beaucoup à apprendre de disciplines culturelles comme le théâtre !
Le théâtre est en effet un “miroir grossissant”, explique l’autrice, parce que « l’intrication entre sphère privée et sphère publique y est plus étroite qu’ailleurs (…) L’intime fait pour ainsi dire partie des instruments de travail des artistes. Le corps est en jeu. (…) Un théâtre est une maison, on s’y retrouve dans le “foyer”. Le plus souvent, le directeur exerce à l’extérieur les fonctions de représentation, tandis que son adjointe gouverne à l’intérieur. Chiffres à l’appui, c’est rarement l’inverse dans nos institutions culturelles où la “compétence” exigée des femmes est un complément obligé à la “représentativité” reconnue aux hommes. »
Le cinéma, la musique ou les arts plastiques ne sont pas en reste. Les frontières entre le privé et le public, entre ce qui relève du politique et ce qui relève de l’artistique y sont floues. Les places sont rares et chères et on se serre les coudes pour mieux les conserver. Les jeux politiques sont omniprésents et poussent les personnes de pouvoir à occuper l’espace médiatique. Il y a une pratique en particulier qui assure que le pouvoir reste entre les mains de ce que Reine Prat appelle les « clones » : il s’agit de la cooptation, un mode de désignation par lequel les membres actuels choisissent les nouveaux membres.
Le prestige des nominations et recommandations rejaillit sur celui des personnes qui les font. Un mécène tire profit de la gloire des artistes qu’il / elle soutient. Or les artistes en place les plus puissant·e·s sont en majorité des hommes blancs. Donc le mécanisme de la cooptation a tendance à renforcer l’uniformité sociologique existante. En entreprise aussi, la cooptation empêche la diversité. Comme je l’ai écrit dans cet article intitulé “Quelle politique de cooptation pour favoriser la diversité ?” :
« La cooptation est hélas souvent un frein à la diversité en entreprise, les salarié.e.s ayant naturellement tendance à recommander essentiellement des personnes qui leur ressemblent (…) Par exemple, les ingénieurs hommes ont tendance à recommander majoritairement d’autres hommes plutôt que des femmes, contribuant ainsi à renforcer la « Bro Culture » du monde de la Tech. C’est dans les entreprises de la Silicon Valley qui ont le plus développé la cooptation que la diversité est la plus faible. »
Les objets culturels façonnent nos imaginaires … et le monde du travail
« L’art n’est pas le seul domaine où l’objectivité est sujette à caution et leurs effets constituent une force déterminante dans notre société. »
– Reine Prat dans Exploser le plafond (2021).
L’art et le spectacle façonnent nos imaginaires. Les archétypes, clichés et rôles attendus se fabriquent dans ce creuset dont l’influence concerne la société toute entière. Dans les organisations, les rôles et emplois typiques ne sont pas sans lien avec ce creuset. Comme au théâtre, on y associe spontanément des rôles à des emplois. On associe des postes à des profils-types dans une forme d’adéquationnisme qui enferme souvent les individus au travail dans la reproduction du même (ce qu’ils/elles ont déjà fait par le passé) ou dans les clichés (comme la soumission féminine pour une assistante de direction).
Recrutement : la fin du règne des diplômes ?
Pourquoi et comment leur toute puissance est contestée dans la course aux talents.
Au théâtre et au cinéma, la femme idéale met généralement en valeur le personnage principal. Elle est jeune, mince et belle. Elle ne parle pas trop. Elle se définit par rapport à un référent masculin. Dans les films d’aventure (Indiana Jones, pour ne citer que lui), elles doivent généralement être sauvées par le personnage masculin, elles ont peur de tout et sont parfois hystériques. Dans les films Jurassic Park, elles ne font qu’hurler et être irrationnelles (même Jurassic World où l’hubris de la femme puissante et sévèrement puni et son destin est pris en main par le mec fort)… En bref, dans les œuvres théâtrales ou cinématographiques, bien qu’on présente la « liberté artistique » comme un principe essentiel, les représentations de femmes et des personnes racisées restent bien plus conservatrices que ce que l’on peut observer dans la société.
Au cinéma par exemple, il y a nettement moins de personnages féminins que masculins dans l’ensemble des films. En 2018, on comptait 67% de personnages masculins contre 33% de personnages féminins (l’étude en question ne dit pas combien se qualifient de “non binaires”). Le célèbre test Bechdel met en évidence la surreprésentation des protagonistes masculins grâce à trois questions : Y a-t-il au moins deux personnages féminins dans l’œuvre ? Ces deux femmes parlent-elles ensemble ? Parlent-elles d’autre chose que d’un homme ? Très peu de films passent ce test.
Non seulement les personnages féminins sont moins nombreux, mais ils parlent beaucoup moins. Aux Etats-Unis, le Geena Davis Institute on Gender in Media révèle régulièrement des données chiffrées concernant la distribution des dialogues entre femmes et hommes dans les films. Comment ne pas voir un lien avec la distribution de la parole dans les réunions de travail de toutes sortes, où de nombreuses femmes se plaignent du mansplaining (quand des hommes leur expliquent ce qu’elles savent déjà) ou du manterrupting (quand des hommes leur coupent la parole) ? Beaucoup de réunions professionnelles sont à l’image des films de cinéma : d’après cet article de Forbes, « 50% des femmes considèrent qu’être interrompues pendant leur prise de parole est parmi les trois situations les plus sexistes vécues en entreprise. »
De plus, dans les films, les rôles féminins sont caricaturaux et limitants. Il y a peu de femmes représentées dans des positions de pouvoir. Elles vivent moins d’aventures. Elles ont généralement moins de 40 ans. Alors que le cinéma influence nos représentations et nos désirs (y compris professionnels), on déplore l’absence de modèles féminins âgés, entreprenants, inventifs, scientifiques… “If she can see it, she can be it” (“on devient ce qu’on voit”) : le slogan du Geena Davis Institute montre bien l’importance des rôles modèles du monde de la fiction. La grande rareté (et pauvreté) des personnages féminins de 50 ans et plus au cinéma n’est pas sans influence sur l’âgisme dont les femmes de plus de 50 ans font l’expérience dans le monde du travail.
Enfin, pour Reine Prat, il ne faudrait pas réduire le sujet des représentations à la question du genre. Les personnes racisées font aussi les frais du conservatisme du monde culturel. Il devait en être également question dans son premier rapport ministériel, mais on lui a finalement demandé d’abandonner ce sujet, à son plus grand regret. L’autrice en est convaincue, il s’agit en fait du même problème car le colonialisme n’est que le produit du patriarcat.
En entreprise, cela signifie que les questions de “diversité et inclusion” ne devraient pas se réduire à la mixité femmes / hommes. Tout ce qui cause particulièrement préjudice aux femmes —la culture présentéiste, le management toxique, le machisme—est aussi ce qui fait plus mal aux personnes racisées, LGBTQ+, provenant de classes sociales défavorisées, non valides, etc.
À qui va la reconnaissance du travail ? Presque toujours aux mêmes…
Le livre Exploser le plafond évoque la figure de l’artiste comme une construction historique délétère. Avant la Renaissance, on parlait d’artisanat plutôt que d’art. Les individus étaient rarement mis en avant. Avec l’émergence de la figure de l’artiste créateur, c’est un archétype masculin qui monte en puissance. En effet, le créateur, à l’image de Dieu, se conjugue d’abord au masculin.
Au théâtre, à l’opéra comme au cinéma, les oeuvres sont collectives (en allemand, on parle à leur sujet de Gesamtkunstwerke, des oeuvres d’art totales qui mêlent tous les talents), pourtant ce sont des individus (généralement des hommes) qui s’en attribuent la paternité. « Dans les faits le titre d’auteur — qui ouvre des droits, sonnants et trébuchants — comme le qualificatif de créateur — reconnaissance symbolique qui permet en outre d’accéder à la direction de certaines institutions — sont réservés » écrit Reine Prat.
Au cinéma, la place de choix attribuée au réalisateur ne devrait pas être première. Pour l’autrice, « on sait que le film est fait par la monteuse au moins autant que par le réalisateur, cela a été théorisé notamment par Serguëi Eisenstein, lui-même monteur de ses films ». Autrement dit, le partage de la reconnaissance et du prestige est arbitraire. Il reflète des rapports de domination qui n’ont souvent rien à voir avec la création elle-même, dont la nature profondément collective devrait interdire à quelques-uns de s’en accaparer tout le mérite.
Ce que l’autrice explique à propos des artistes peut être comparé à ce que l’on entend à propos du leadership et de la vision d’un entrepreneur, qui se conjuguent si souvent au masculin. Combien de femmes sont qualifiées de « génies » ou de « gourous » dans le monde des entreprises ? Qui sont les Steve Jobs et Elon Musk au féminin ? Combien de leaders « charismatiques » appartiennent à des groupes minorisés ?
Dans les entreprises aussi, la plupart des projets sont collectifs mais on attribue souvent la seule paternité de ces projets à certains individus particuliers… qui ont tendance à être toujours les mêmes. De même que peu d’artistEs (d’œuvres collectives) sont glorifiées dans les anthologies, il y a peu de « génies » féminins qui sont célébrées dans le monde économique.
Enfin, la distinction opérée entre l’artiste et l’homme (comme cela a été fait à propos de Roman Polanski, condamné pour viols, ou Bertrand Cantat, condamné pour meurtre) ne profite pas aux femmes. En entreprise, le « double standard » fait que l’on juge beaucoup plus sévèrement les mêmes comportements toxiques chez une femme (dont le travail est inséparable de la personne) que chez un homme. Une manager qui ne sait pas écouter son équipe, cela semble inacceptable, tandis qu’un manager tout aussi peu à l’écoute sera plus facilement excusé par sa vision hors du commun.
« On a noté que cette exonération du droit commun, qui relève de la police et de la justice, se double d’une persistance, propre au milieu culturel lui-même, à récompenser, glorifier, rendre hommage publiquement à l’individu délinquant au prétexte que c’est l’artiste et non l’homme qu’on distingue ainsi. » L’insistance qu’a le monde de la Culture à célébrer ce que l’auteur Robert Sutton appelle les « sales cons » pourrait même nous amener à penser qu’ils ne sont pas glorifiés malgré leurs comportements toxiques mais à cause de ces derniers.
En tant que responsable des ressources humaines, ce contre-exemple doit vous inspirer la plus grande méfiance vis-à-vis des managers qui célèbrent les salarié·es « superstar » et sont prêt·es à leur pardonner les comportements les plus toxiques. Comme l’explique Robert Sutton, l’éventuel talent professionnel du « sale con » ne compense pas les externalités négatives des « sales cons » sur le reste de l’équipe, qui coûtent cher à l’entreprise en démotivation et départs.
Susan Fowler, ancienne salariée de Uber, avait bien illustré dans un billet de blog qui avait fait grand bruit en 2017 où elle racontait qu’aucun responsable RH n’avait écouté ses complaintes vis-à-vis de collègues machistes et harceleurs, aveuglés qu’ils/elles étaient par le statut de « star » des ingénieurs pointés du doigt par Fowler. Eux / elles aussi prétendaient séparer « l’artiste » de l’homme.
C’est pourtant absurde de séparer les qualités humaines des qualités professionnelles. La comédienne Blanche Gardin l’a exprimé mieux que personne à propos de ce monde qui offre une place de choix aux réalisateurs accusés de viols : « Et c’est bizarre d’ailleurs que cette indulgence ne s’applique qu’aux artistes. Parce qu’on ne dit pas, par exemple, d’un boulanger: ‘Oui, d’accord, c’est vrai, il viole un peu des gosses dans le fournil, mais bon il fait une baguette extraordinaire’. »
Pour conclure, je laisse le dernier mot à Reine Prat qui questionne l’idée même de méritocratie que l’on met encore si souvent en avant dans le monde du travail : « l’invocation du talent, de l’excellence, voire du mérite, comme seuls critères de sélection est l’argument indépassable de toute décision touchant à l’artistique. En fait, c’est la reconnaissance des pairs qui fait la décision. Qui dit “pairs”, dit “égaux” donc “semblables”. Les non semblables (…) sont exclu·e·s, au nom de cet universalisme à la française qui veut que le tout ne contienne que du même. »
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