Rencontre avec les créateurs de 18H30, série poétique sur le trajet du bureau
07 oct. 2020
9min
Photographe chez Welcome to the Jungle
Journaliste - Welcome to the Jungle
C’est à la terrasse d’un café étroit du quartier parisien Ménilmontant que l’on retrouve Maxime Chamoux et Sylvain Gouverneur. Non pas pour revenir sur leur traque de quatre ans autour du mystère Dupont de Ligonnès, publiée sous forme d’enquête dans le magazine Society et vendue à près de 400 000 exemplaires partout en France cet été, mais plutôt dans l’optique de nous raconter leur nouveau projet, “18h30”, tout en poésie.
Cette mini-série, sortie le 21 septembre sur Arte.tv, suit les cinq minutes de trajet que prennent chaque jour deux collègues, Éric et Melissa, en sortant du boulot jusqu’à l’arrêt de bus. Cinq minutes d’un même trajet, à deux, tous les jours, pendant un an. Lui travaille dans la boîte depuis maintenant 13 ans, elle vient tout juste de débarquer. Et si les prémices des premiers épisodes nous laissent penser que leur seul point commun n’est autre que ces quelques kilomètres qu’ils partagent ensemble chaque jour, on prend surtout un malin plaisir à les voir tisser des liens sur le chemin du retour.
Rencontre avec deux journalistes passionnés et pour le moins polyvalents…
Comment est né ce projet de mini-série, 18h30 ?
Sylvain : Pour nous souvent, les idées naissent de formats assez contraignants. En 2015, on avait déjà fait une mini série, Ploup, sur Arte, où l’on racontait des histoires à travers les messageries instantanées et les textos. Et sous couvert d’un cadre en apparence un peu strict, on pouvait en réalité aborder toutes les thématiques de la vie. 18h30, ça part un peu de la même idée. On a d’abord imaginé ce trajet en plan séquence (au cinéma, une suite de plans filmés sur plusieurs minutes sans que la caméra ne soit coupée, ndlr) et dès qu’on a vu qu’il permettait d’aller beaucoup plus loin, dans l’écriture des personnages ou dans la représentation du temps qui passe par exemple, on l’a tout de suite développé.
Maxime : Nous on aime vachement les contraintes. Face à une feuille blanche, personnellement, je ne sais jamais trop quoi faire. Sauf que la particularité ici, c’est que les contraintes, on les a accumulées : les trajets sont toujours identiques, les deux protagonistes sont toujours les mêmes… On s’est rendus compte que, dans ce couloir en apparence très étroit, il y a avait en réalité une infinité de possibilités scénaristiques, s’en était presque vertigineux.
Quel personnage avez-vous préféré écrire ?
Sylvain : C’est compliqué parce qu’ils ont tous des petits bouts de nous quelque part. Ils ont tous des failles dans lesquelles je me reconnais. J’ai beaucoup d’affection pour le duo Philippe - Antoinette (d’autres membres de l’entreprise dans laquelle travaillent Éric et Melissa, ndlr) dans l’épisode 14, par exemple. Mais c’est surtout grâce au jeu des acteurs qui les a rendus encore plus humains que ce que j’avais imaginé au départ.
Maxime : Quant à Éric et Melissa, c’est comme si tu mélangeais nos deux caractères, nos deux visions des choses, que t’en faisais une pâte homogène et que tu la divisais en deux parts bien égales. Mais de mon côté, j’ai beaucoup aimé ce qu’on a fait avec l’homme au kaway qui recrute des dons pour une association dans la rue dans l’épisode 17. Cette scène, elle est née d’une collaboration avec Augustin Shackelpopoulos, qui est un humoriste et un youtubeur dont on admire énormément les vidéos. On a écrit le personnage en pensant à lui et pendant le tournage il a rajouté plein de petites inspirations qui lui venaient sur le moment. Ça, c’était génial.
Et sinon, le monde l’entreprise, ça vous est familier ?
Sylvain : De mon côté, j’ai passé 15 ans dans les tours d’une multinationale entre 1998 et 2014, donc un peu plus de quinze ans, en tant qu’ingénieur réseau. C’est quelque chose que je connais un peu du coup. Même si je n’ai pas une vision globale du travail, j’ai une expérience spécifique de la vie de bureau, avec des gens qui ne partagent pas forcément les mêmes intérêts que toi, qui sont différents. C’est un moyen de côtoyer des gens que tu ne fréquenterais pas sinon.
Maxime : Moi, mon expérience est beaucoup plus faible que celle de Sylvain. J’ai passé deux ans et demi dans une boîte de pub parce qu’il fallait que je gagne des sous et j’ai détesté. C’était une boîte un peu familiale, avec des gens sympathiques, mais ce n’était pas du tout pour moi. J’avais des habitudes que tous mes collègues trouvaient bizarres. Je finissais à 18h30, et tous les jours à 17h30 je sortais prendre mon goûter sur les bords de Seine. Juste pour me dire : à partir de maintenant, il ne reste plus qu’une heure. Je voyais vraiment ça comme une prison. Maintenant, on est aussi dans une entreprise (Le groupe Sopress, ndlr) mais c’est une entreprise tellement particulière, qui tient plus d’une sorte de zoo. Ça ne me dérange absolument plus du tout d’aller au bureau maintenant.
« J’avais des habitudes que tous mes collégues trouvaient bizarres. Je finissais à 18h30, et tous les jours à 17h30 je sortais prendre mon goûter sur les bords de Seine. », Maxime Chamoux.
Melissa et Éric sont justement très différents et ils finissent pourtant par devenir très proches. Selon vous, pourquoi se retrouve-t-on avec des personnes qui n’ont rien à voir avec nous et dont on finit pourtant par s’attacher ?
Sylvain : Parce que ça dure longtemps et qu’on passe tous beaucoup de temps au travail ! Même s’il est maintenant plus rare qu’on prenne un emploi à vie, l’ancienneté ça compte beaucoup en entreprise. Il y a beaucoup de gens pour qui c’est avant tout un espace confortable, qui n’ont pas forcément envie de tout bousculer et qui se recréent une petite famille de collègues. Je trouve ça tout à fait respectable !
Maxime : Et puis tout le monde n’a pas la possibilité de se faire des amis, ce n’est pas si facile. Or le travail occupe les gens pas loin de 8h par jour, alors ça reste un lieu de sociabilité très privilégié.
Sylvain : Quand tu prends le personnage de Philippe, par exemple, c’est quelqu’un qui peut paraître très très lourd mais qui en réalité est assez malheureux. Lui, tu sens que sa position sociale dépend vachement de sa position professionnelle, qu’il parvient à trouver sa place socialement grâce à cette entreprise. Mais au-delà de ça, tu comprends surtout que la vie est un peu dure pour lui. Des Philippe j’en ai rencontré plein, et au final je finissais toujours par avoir de l’affection pour eux. Parce qu’ils ont des tas de failles ces gens.
La série se moque-t-elle des codes du monde du travail ?
Maxime : Des codes oui, mais jamais des gens. On cherche plutôt à rendre compte de ce que les gens ont à subir quand ils doivent travailler. Et ça c’est l’un des aspects phares de la série. Parfois les salariés subissent leurs collègues, effectivement, mais le plus souvent ils subissent surtout les évolutions d’un monde du travail qu’ils ne comprennent plus. Quand par exemple Melissa s’insurge des traditionnels pots de départs, qui consistent à offrir des cadeaux sans même prendre le temps de savoir ce qui ferait plaisir aux gens. Ou quand Éric lui-même ne comprend pas l’intérêt d’assister à des réunions qui ne lui servent à rien… Dans la pub j’avais l’impression qu’on rendait les gens bêtes, qu’on leur demandait des choses qui n’avaient aucun sens et qu’on avait du mal à expliquer nous-même. C’est débilisant tout ça.
Sylvain : Moi aussi j’ai vécu plein de situations dans lesquelles j’avais l’impression qu’on retirait toute forme d’autonomie aux gens. Dans l’entreprise où j’étais, personne n’était véritablement responsable de rien, il fallait constamment passer par des “process”… Et ça, on le montre bien avec cette anecdote qui ouvre la série où, pour appeler un collègue, il faut passer par une plateforme de conf’ call. Comme si on mettait en place tout un tas de procédures visant à déshumaniser totalement la dynamique de travail. C’est ce qu’on fait avec le team building par exemple : on essaye de créer des relations factices entre les collègues, qui étaient naturellement créées avant cette mode. Au début des années 2000, on faisait des barbecues sur le parking de l’entreprise et ça c’était une sorte de team building mais plus naturel et familial. Maintenant c’est beaucoup moins spontané, et un peu ridicule vue de loin. Mais quand t’es dans ton boulot, tu te dis : « bon c’est un jour que je ne vais pas passer devant mon ordi à traiter des trucs débiles ».
« L’un des aspects phares de la série. Parfois les salariés subissent leurs collègues, effectivement, mais le plus souvent ils subissent surtout les évolutions d’un monde du travail qu’ils ne comprennent plus », Maxime Chamoux
Que dit la série des relations en général ?
Maxime : Il y a une idée qui est un peu transversale à tout ce qu’on fait avec Sylvain, c’est de dire que chacun fait ce qu’il peut. C’est même un peu un leitmotiv de vie. Plus on avance en âge, plus on voit que c’est délicat d’asséner des jugements sur les gens car chacun se débat en ayant beaucoup de questions et pas beaucoup de réponses. Surtout qu’aujourd’hui, on est dans une époque régie par des réseaux sociaux qui émettent des jugements péremptoires sur les choses du haut d’un pupitre moral… Ça ne s’arrête jamais et ça nous fait horreur. Par exemple, dans le premier épisode de la série, qui traite en partie de harcèlement, le but n’était pas de donner raison à Mélissa ou à Eric dans le débat. Ce qu’on a voulu montrer, nous, c’est deux personnes qui débattent, qui n’arrivent pas à communiquer ensemble à ce sujet. Il ne faut pas le prendre d’un point de vue moral cet épisode, c’était quasiment anthropologique en fait. On y voit un homme et une femme, qui essayent de passer un bon moment mais qui n’arrivent pas à se comprendre car ils n’ont pas le même raisonnement, le même niveau d’informations, etc. Et ça, c’est le deuxième aspect important de la série en fait : réussir à être dans le même temps que l’autre. C’est très difficile.
Sylvain : Éric et Melissa, ce sont deux personnages qui se correspondent mais qui n’arriveront jamais à être au même stade de la relation, au même moment. Tout simplement parce que le timing n’est pas le bon. Or, pour qu’une histoire d’amour marche, c’est essentiel d’être prêt à s’engager au même moment. C’est un peu une histoire de gens qui se loupent en fait.
Quel rôle joue le travail dans l’évolution de la relation entre Éric et Melissa ?
Maxime : D’un côté, le travail les rapproche puisqu’il les met au même endroit au même moment, mais de l’autre c’est un peu un agent trouble dans cette histoire. Notamment car il complique la définition même de leur relation. Je pense par exemple à la panique d’Éric quand ce dernier prévoit un anniversaire surprise à Melissa et dont l’unique réaction sera de dire : « Je ne savais pas qu’on faisait ce genre de choses entre collègues. » En fait, on est surtout face à deux personnages, coincés entre deux gros blocs qui occupent 98% de leur vie : le travail et la famille. Et on trouvait cela intéressant de se demander ce qu’il se passait dans cet interstice que constitue le trajet du bureau jusqu’à chez soi. C’est dans ces moments-là, où l’on est ni un salarié, ni un membre de sa famille, que peut advenir l’inattendu. La vie quoi. Quand on a aucune des deux étiquettes sur le dos, on a une sorte de parcelle de liberté où la vie peut sembler plus légère. Surtout avec des personnages comme Éric et Melissa qui sont à des carrefours particuliers de leurs vie (le premier cumule crise de la quarantaine et divorce tandis que la deuxième vient d’avoir 31 ans et à du mal à envisager l’avenir, ndlr) et pour lesquels ces interstices vont être déterminants.
C’était perturbant de passer de quatre ans d’enquête sur Xavier Dupont de Ligonnès à 18h30 ?
Sylvain : Non parce que même si ça fait quatre ans qu’on travaillait dessus, c’était par phase. De 2015 à l’automne 2019, c’était des voyages par-ci, par-là, des coups d’accélérateurs où on se mettait trois, quatre jours à la suite dessus, mais c’était très irrégulier. On a tourné tout 18h30 en 2019 et on a écrit toute l’enquête en 2020. D’autant plus qu’on était quatre dans la rédaction, donc c’était un gros travail d’équipe. Mais, dans les deux cas, on a raconté un quotidien.
Maxime : Dans les deux histoires on a essayé, autant que possible, de se rapprocher d’une forme de portrait à peu près complet. Tout en respectant le fait qu’il y ait toujours quelque chose qui nous échappe chez les autres. Une part d’impondérable, de mystère et d’irrationnel. Ce que j’aime le plus dans le processus d’écriture de 18h30, c’est de s’oublier soi même, se mettre de côté et faire corps avec les personnages. Comme si on rentrait dans une sorte de méditation en se connectant à eux. Ce qui est forcément moins agréable avec Xavier Dupont de Ligonnès parce que l’empathie n’est pas là.
Sylvain : Mais la logique est un peu la même dans les deux scénarios : l’important, c’est les gens.
Des projets pour la suite ?
Maxime : Peut être l’écriture d’une éventuelle deuxième saison de 18h30… On réfléchit aussi autour d’une nouvelle idée de fiction, qui se passerait dans le Nord-Est, d’où nous venons tous les deux avec Sylvain. Quant à moi, je termine mon album avec Pharaon de Winter, qui devrait sortir au printemps prochain !
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Photo by Thomas Decamps for WTTJ
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