Rencontre avec un agent de chef : l'ingrédient secret des Top Chefs

09 juin 2021

7min

Rencontre avec un agent de chef : l'ingrédient secret des Top Chefs
auteur.e.s
Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Romane Ganneval

Journaliste - Welcome to the Jungle

Ils ne marquent pas de buts en équipe nationale, n’explosent pas le top 50, ne défilent pas pour des marques de luxe, n’ont jamais été à l’affiche d’un blockbuster… et pourtant, ils sont suivis par des dizaines de milliers de personnes sur Instagram. Dans une époque où les influenceurs sont adulés pour exceller dans la seule « mise en scène de soi », eux magnifient toutes sortes d’aliments avec leurs mains et jouent leur Olympia deux fois par jour, à chaque service. Entre artisanat et starification, la nouvelle génération de chefs poussée par Top Chef, surfe sur la folie food en se moquant des mélanges de genre. Mais les chefs sont-ils devenus des produits marketing comme les autres ? Valentin Joliff, fondateur de l’agence Food & Talent et agent de chef, nous explique comment il négocie les contrats entre les marques, les institutions et les chefs, mais aussi quelle place occupe l’image, les réseaux sociaux et les partenariats avec les marques dans la vie de ces nouveaux artistes des fourneaux.

Vous vous présentez comme « agent de chef », mais dans les faits, qu’est-ce que cela signifie ? Vous murmurez à l’oreille des chefs ?

Valentin Joliff : Je ne suis pas spin doctor de chef, ni coach ! Même si je suis très sensible à l’univers créatif des chefs, je ne vais pas leur dire « tu devrais travailler tel produit parce que c’est tendance », je ne vais pas m’intéresser à la décoration de leur restaurant, ni m’occuper de leur storytelling. Avec l’agence Food & Talent, nous nous occupons simplement de créer du lien entre les marques, les entreprises, les institutions et les personnes que nous représentons qui sont à 85% des chefs. Les autres personnalités sont des céramistes, photographes, directeurs artistiques qui gravitent également dans le milieu de la gastronomie.

Alors que de nombreuses personnes recherchent du sens dans leur travail, le chef qui travaille chaque jour sur du concret est désormais valorisé par la société

L’idée m’est venue en regardant mes amis qui travaillaient dans les métiers de bouche. Je me suis rendu compte que beaucoup, surtout les jeunes chefs, n’étaient pas suffisamment entourés : il fallait donc créer une structure capable de s’occuper des contrats avec les entreprises et les marques. Les DJ, réalisateurs ou comédiens ont tous des partenaires qui les aident au quotidien à gérer leur image et à négocier des marchés avec des entreprises. Et étrangement, personne ne s’était encore vraiment intéressé au métier de chef, peut-être parce que l’image de l’artisan est encore très ancrée dans notre culture. Après, il y a toujours eu des communiquant qui accompagnaient des très grands chefs, comme Nicolas Chatenier avec Anne-Sophie Pic, Sylvie de Laveaucoupet avec Cyril Lignac ou Elodie Piège qui s’occupe de la destinée médiatique de son mari Jean-François… Mais, il fallait être étoilé pour disposer d’un tel traitement. Aujourd’hui, chaque chef peut être sollicité pour travailler pour une marque, un produit, ou peut être invité à participer à un événement et cela peut parfois avoir un impact négatif sur leur carrière ! Pour éviter les déconvenues, nous intervenons dans la négociation et dans le choix des projets.

image

Diriez-vous que les chefs sont les stars de la décennie 2020 ?

Oui, un peu comme l’ont été les photographes dans les années 1980 ou les DJ plus récemment. Avec la multiplication des émissions culinaires, cela fait déjà plus de dix ans que l’image des chefs a évolué, mais plus que la télévision, je dirais que la vraie révolution pour la cuisine, c’est Instagram. Avec ce réseau social, les chefs sont plus que jamais des personnalités grand public, des personnes que l’on a envie de suivre parce qu’ils partagent des conseils de cuisine, des histoires intimes et de magnifiques photos de leurs plats que l’on a envie de reproduire chez nous. La gastronomie n’est plus seulement réservée à une élite éduquée ! D’ailleurs et nous l’avons bien vu pendant les confinements, bien manger c’est aussi ce qui nous rend heureux et ce qui nous a permis d’accepter la situation. C’est un refuge universel.

Les chefs sont aussi des modèles pour des jeunes qui ne sont pas toujours bons à l’école ou qui ne viennent pas de milieux favorisés.

C’est vrai ! J’en parlais justement avec Adrien Cachot (finaliste de la saison 11 de Top Chef, ndlr) qui était très mauvais à l’école ! Un peu comme les sportifs, les chefs ont souvent des parcours compliqués et n’ont pas réussi à suivre de parcours scolaire classique. Certains, n’ont pas vraiment eu accès à la culture quand ils étaient jeunes et n’avaient pas d’autres moyens que la cuisine pour exprimer leur sensibilité. Après, je pense que les chefs sont aussi mis en avant pour une autre raison : alors que de nombreuses personnes recherchent du sens dans leur travail, le chef qui travaille chaque jour sur du concret est désormais valorisé par la société. C’est aussi pour cette raison que j’aimerais organiser des TedX avec certains chefs tels que Mory Sacko, pour montrer aux jeunes que la cuisine, c’est aussi un bon moyen de franchir les barrières sociales. Mais ce n’est pas donné à tout le monde : il faut être prêt à énormément travailler. On n’arrive pas à ce niveau sans talent ni travail acharné.

Si beaucoup ont envie de se lancer dans les métiers de la gastronomie, pour être agent de chef, j’imagine qu’il faut avoir une vraie connaissance et une vraie appétence pour la cuisine. A-t-elle toujours fait partie de votre vie ?

Ma mère fait très bien à manger, mais il n’y a pas une influence qui domine sa cuisine. Je pense que l’amour de l’assiette est d’abord venu par l’expérience du restaurant. Mon père, qui était père célibataire, m’a toujours amené au restaurant quand il était en panne d’inspiration. Petit, j’étais émerveillé par le décor et la personnalité du lieu, il m’a appris à me tenir bien et à tester des choses que je ne connaissais pas. Mes goûts se sont affinés avec le temps, encore plus au contact d’amis qui ont lancé leurs propres adresses. Disons que ça a toujours été présent dans ma vie sans que je n’ose, avec mon diplôme d’école de publicité, directement travailler dans ce secteur.

image

En décidant de sauter le pas, j’avais d’abord envie de faciliter la vie des chefs. Il ne faut pas oublier qu’ils jouent le match de leur vie deux fois par jour, c’est aussi pour cela qu’ils n’ont pas le temps de se pencher sur les propositions qu’on peut leur faire à côté. Et si je me place du côté de l’entreprise, quand elles souhaitent solliciter un chef, elles ne savent pas toujours à qui s’adresser. Notre travail à l’agence permet donc de sélectionner les projets qui correspondent vraiment à la personnalité du chef, qui s’accordent avec leur univers et donc gagner du temps, mais aussi, de donner une réponse claire et rapide aux personnes qui les sollicitent.

Lorsqu’on propose un contrat pour un produit alimentaire, nous allons négocier pour que les chefs puissent revoir la composition de celui-ci, ainsi que le sourcing des produits

Parmi tous les acteurs de ce secteur qui émergent actuellement, comment choisissez-vous les personnes que vous accompagnez ?

Étrangement, ça s’est fait assez naturellement. Au départ, j’accompagnais uniquement des personnes que je connaissais intimement, puis ça a été des amis d’amis… Alors que les restaurants étaient fermés pendant le premier confinement, j’ai passé beaucoup de temps à discuter avec les chefs par téléphone. Si bien qu’aujourd’hui l’agence accompagne près de 40 chefs aux profils très différents. Ce que je regarde, c’est l’univers du chef, son discours, son profil, il faut qu’il y ait une connexion immédiate quand nous entrons en contact, comme cela s’est produit avec Pierre Chomet, Baptiste Trudel ou Arnaud Baptiste de la saison 12 de Top Chef. Très vite, je dois comprendre qui ils sont et quels contrats je pourrais leur proposer.

Que ce soit à la télévision dans des spots publicitaires ou sur Instagram par le biais de partenariats rémunérés, les marques sollicitent de plus en plus les chefs, mais sont-ils devenus des produits marketing comme n’importe quelles célébrités ?

C’est une question compliquée. Je ne pense pas que les chefs soient des “produits” que l’on peut facilement “modeler” parce qu’ils ont souvent de fortes personnalités, ils ont chacun une histoire, un parcours, une cuisine qui leur est propre. Ce sont des artistes. D’un autre côté, quand certains chefs prennent de l’ampleur à l’instar d’Alain Ducasse, de Cédric Grolet en pâtisserie ou de Yotam Ottolenghi, ils deviennent des marques, on aurait tort de le nier.

Ces derniers temps, la publicité qui met en scène d’anciens candidats de Top Chef pour Uber Eats a beaucoup fait parler d’elle. Vous ne pensez pas que la publicité peut être dangereuse pour certains chefs ?

C’est une très bonne question ! Je ne veux pas parler à leur place, mais quand tu sors d’un télécrochet de cuisine, la notoriété arrive parfois très vite et il faut vraiment faire attention aux contrats que l’on choisit. Pour éviter d’être dépassé ou de faire un bad buzz, nous les conseillons sur les contrats qui vont ou non valoriser leur travail. Par exemple, lorsqu’on propose un contrat pour un produit alimentaire, nous allons négocier pour que les chefs puissent revoir la composition de celui-ci, ainsi que le sourcing des produits. Ils ne doivent pas hésiter à changer certains éléments si cela ne leur convient pas. Après, on sait aussi que les marques et les entreprises ont généralement des stratégies et des calendriers fixés à l’avance et il est difficile de bousculer leurs plans. Les échanges ne sont pas toujours simples, c’est aussi tout l’intérêt de mon travail d’agent.

image

Certains chefs ont un niveau tellement élevé qu’on se demande parfois ce qu’ils peuvent encore inventer. Vous n’avez pas peur qu’ils finissent par tous se ressembler ?

Sur Top Chef, c’est vrai que la différence se joue à de tout petits détails, après l’impression qu’il se ressemblent tous, c’est aussi parce que les plans de coupes, la mise en scène est toujours un peu la même. Je ne pense pas que ce soit du fait des candidats. Ce qui est certain en revanche, c’est que tous les nouveaux chefs ont compris l’importance des réseaux sociaux, ils savent comment s’adresser à leur communauté et ils se soucient moins des étoiles Michelin. C’est d’ailleurs ce qui bouscule et effraie l’ancienne garde !

Suivez Welcome to the Jungle sur Facebook, LinkedIn et Instagram ou abonnez-vous à notre newsletter pour recevoir, chaque jour, nos derniers articles !

Article édité par Eléa Foucher-Créteau.