Attaquer son entreprise aux Prud’hommes est-il devenu une perte de temps ? Enquête

15 sept. 2022

10min

Attaquer son entreprise aux Prud’hommes est-il devenu une perte de temps ? Enquête
auteur.e.s
Manuel Avenel

Journaliste chez Welcome to the Jungle

Romane Ganneval

Journaliste - Welcome to the Jungle

contributeur.e

Harcèlement, licenciement abusif, manquement au droit, conflit entre employeur et salarié concernant un accident survenu sur le lieu de l’exercice professionnel… En France, le Conseil de prud’hommes est le tribunal compétent pour les litiges liés au travail. Pourtant, le nombre des saisines a chuté de près de 60% en dix ans. Comment expliquer que de plus en plus de salariés boudent les tribunaux ?

À 54 ans, Valérie (1) responsable de la communication d’une banque française voit le périmètre de ses missions se réduire après le deuxième confinement. Elle ne fait pas tout de suite le lien avec l’arrivée de son nouveau chef de vingt ans son cadet. Elle ne s’inquiète pas non plus quand elle est convoquée par la responsable des ressources humaines quelques mois plus tard. Les deux femmes se connaissent bien et s’apprécient. Pourtant, quand elle s’assoit dans le petit bureau, elle comprend tout de suite que quelque chose ne va pas : « Alors qu’on avait l’habitude de parler de nos vies personnelles, de rire ensemble, je vois que le visage de ma consoeur est fermé. » Et pour cause, cette dernière lui apprend que l’entreprise souhaite entamer une procédure de licenciement pour insuffisance professionnelle. Valérie sent son pouls s’emballer et une bouffée d’angoisse la traverse. D’après les bruits de couloir, la décision a été prise par le jeune loup qui estime qu’elle est trop âgée pour assurer ses fonctions.

Les semaines passent et faute de preuve concernant un quelconque manquement, l’entreprise lui propose le maximum de l’indemnité prud’homale auquel elle peut prétendre compte tenu de son ancienneté : 10 mois de salaire brut. « Après m’être renseignée, je me suis rendue compte que si j’attaquais mon entreprise, je ne pourrais pas toucher plus, explique-t-elle. Dans ces conditions, quel intérêt pour moi de me lancer dans une procédure longue et coûteuse ? Aucun. » Au chômage depuis près de deux ans, les rares recruteurs qui ont accepté de la recevoir en entretien lui demandent systématiquement pourquoi elle a quitté son précédent emploi. Elle peine à trouver les mots justes et n’arrive pas à rebondir.

Des réformes insécurisantes pour les salariés

Le cas de Valérie est loin d’être anecdotique puisque depuis 2010, le nombre de saisines des Prud’hommes s’est réduit de près de 60%, passant de 220 000 à 96 000. En cause, la réforme du Code du travail et l’instauration du barème Macron en 2017 qui prévoit un nouveau calcul des indemnités en cas de licenciement abusif. Désormais, le préjudice causé au salarié se calcule en fonction de l’ancienneté. « C’est absurde, car le préjudice n’est pas le même que l’on se fasse virer à 35 ans avec dix ans de boîte, ou à 58 ans avec deux ans d’ancienneté, lâche Élise Fabing, avocate en droit du travail et experte du LAB de Welcome to the Jungle. De plus, ce barème sort du scope de la justice sociale, toutes les start-ups qui ont des salariés avec très peu d’ancienneté et toutes les grosses boîtes qui fonctionnent au turnover. Si un salarié a une petite ancienneté, l’employeur peut le traiter n’importe comment, il ne prend aucun risque financier ou presque à le licencier . » À titre comparatif, avant la mise en place de ce barème, un salarié qui était embauché depuis plus de deux ans percevait une indemnité minimale de six mois de salaire en cas de licenciement abusif. Depuis, la même ancienneté donne droit à un maximum de trois mois et demi de salaire en dommages et intérêts. Et malheureusement, ces plafonds ne permettent pas aux salariés d’espérer davantage devant le conseil de prud’hommes.

Ce n’est pas tout : le délai pour le salarié pour saisir la juridiction compétente n’a cessé d’être rogné. De cinq ans avant 2013, il n’a aujourd’hui qu’un an pour contester son licenciement. « C’est extrêmement peu. Parce qu’une personne victime de violences au travail a besoin de temps pour se remettre. Et malheureusement, beaucoup de gens viennent me voir, mais leur dossier est déjà prescrit », déplore l’avocate.

Le risque réputationnel et la longueur des procédures découragent

À cela s’ajoute la crainte d’être sali ou de voir sa réputation voler en éclats. « Dans pas mal de dossiers que je traite, les salariés ont d’abord été convoqués à un entretien préalable à un licenciement durant lequel on leur a dit : “Si tu veux sortir la tête haute, accepte une rupture conventionnelle”. » Ce risque réputationnel est le frein numéro un des justiciables pour aller devant la justice, observe l’avocate : « Les gens n’attaquent pas leur entreprises de peur que cela ne se sache et nuise à leur réputation. Ils ont peur d’être catalogués ou grillés dans un milieu, et de ne pas retrouver de boulot. Et nombre de salariés se disent que de toute manière, avec un barème qui leur donne droit à des indemnités ridicules, des frais d’avocat à leur charge, ça ne vaut pas le coup. » Dans cet étau, les salariés ont ainsi davantage intérêt à accepter une rupture conventionnelle ou un accord à l’amiable. D’autant que la justice prud’homale est largement engorgée. « Au conseil de prud’hommes, les délais de jugement sont scandaleux. À Nanterre par exemple, il faut compter quarante-cinq mois pour avoir une date d’audience », pose Élise Fabing.

Un accord peut-être moins traumatisant qu’un procès

Malgré toutes les difficultés, aller jusqu’aux prud’hommes vaut-il toujours le coup ? Rien n’est moins sûr. En 2018, Julie (1) travaille depuis un an et demi dans un fonds d’investissements. Son passage en CDI à la fin de son contrat a été acté depuis longtemps avec sa supérieure. Un non sujet. Pourtant deux jours avant la fin de son CDD, la jeune femme de 27 ans n’a toujours pas discuté de sa fiche de poste ni signé d’avenant pour la suite. Elle demande à être reçue par sa RH en urgence. « Le contrat qu’on m’a finalement proposé ne respectait pas la convention collective ni les grilles salariales de l’entreprise. Mais quand j’ai essayé de comprendre pourquoi ils m’avaient fait un contrat irrecevable, le ton est vite monté », se souvient-elle. Sa supérieure lui fait alors comprendre qu’elle n’a jamais eu l’intention de la garder, que son attitude est inacceptable et qu’elle ne peut pas continuer ici après ce qui s’est passé. Empêchée de signer sa promesse d’embauche, Julie décide malgré tout de se rendre au bureau le lundi suivant. « Quand mes supérieurs ont vu que j’étais là, ils ont halluciné. Ils m’ont sorti de la pièce et m’ont demandé de prendre mes affaires.» L’humiliation est telle qu’à peine rentrée chez elle, l’ancienne étudiante en droit écrit un courrier qui reprend tous les éléments factuels du dossier et décide de se faire aider d’une avocate avec l’intention de saisir le conseil de prud’hommes.

Deux audiences de conciliation et un renvoi d’audience plus tard, son avocate lui conseille d’accepter un compromis. « En un an et demi, il ne s’était rien passé, précise-t-elle. Les avocats jouent toujours la montre pour inciter les victimes à accepter un dédommagement financier. Dans mon cas, ce n’était pas l’argent qui m’intéressait, je voulais que l’entreprise reconnaisse ses torts, ce qui n’est bien sûr jamais arrivé. » Se lancer dans une procédure aussi lourde avant la trentaine n’est pas commun. Julie reconnaît qu’elle ne se serait jamais lancée si elle n’avait pas eu de notions de droit ni une mère avocate qui l’a aidé à trouver une amie pour la défendre gratuitement.

« Récemment, dans un dossier de harcèlement sexuel au travail, personne n’a reconnu les faits, et le dirigeant directement accusé est toujours en poste. », Elise Fabing, avocate en droit du travail et experte du LAB de Welcome to the Jungle

Pour Élise Fabing, un bon accord vaut donc mieux qu’un mauvais procès. Car devant la justice prud’homale l’aléa judiciaire est toujours un risque. « Le taux de réformation en appel est très important (le fait pour la justice de rendre une autre décision en appel qu’en première instance, ndlr). Si je peux trouver un accord à l’amiable, je vais le faire parce que c’est souvent dans l’intérêt du client. C’est difficile pour une victime de tourner la page tant qu’il n ‘y a pas de fin au litige. Et la transaction a des vertus réparatrices importantes. » Seul bémol à cette mécanique, les entreprises s’en tirent la plupart du temps contre le versement d’indemnités et ne rectifient jamais leurs mauvaises pratiques. Car dans le protocole transactionnel, rien ne mentionne une quelconque responsabilité. L’avocate n’est pas à court d’exemples pour illustrer cette situation. « Récemment, dans un dossier de harcèlement sexuel au travail, personne n’a reconnu les faits, et le dirigeant directement accusé est toujours en poste. Au final, on étouffe les affaires à coup de chèques. Et les mauvaises pratiques ne sont pas corrigées. »

Difficulté de reconnaissance du statut de victime et de coupable

Comme Julie qui a préféré tourner la page en acceptant un dédommagement pécuniaire, les victimes de harcèlement moral au travail sont aussi de plus en plus réticentes à se lancer dans des poursuites judiciaires, et ce malgré une libération de la parole. Cela semble paradoxal, mais il n’a jamais été aussi difficile pour les salariés de faire reconnaître leur statut de victime. Ce n’est pas vraiment un hasard puisque depuis la réforme de 2017 qui fait du harcèlement, moral ou sexuel, et la discrimination, les seuls motifs de licenciements abusifs qui permettent de contourner le « barème Macron », les avocats en ont largement profité jusqu’à en abuser.

Même si le ministère de la Justice ne dispose pas de statistiques sur le nombre de dossiers pour harcèlement moral au travail, le président des prud’hommes de Paris confiait au Parisien n’avoir jamais vu autant de cas de demandes liées à des cas présumés de harcèlement même si une grande partie de ces dossiers n’étaient pas recevables. Un avocat inscrit au bureau de Paris et qui souhaite rester anonyme le reconnaît : « Quand un salarié souhaite saisir les prud’hommes pour licenciement abusif, j’essaie toujours de voir ce qu’on a et de tout faire pour cela relève du harcèlement moral ou de la discrimination. Si ça fonctionne, ils toucheront bien plus que ce que le barème d’indemnité prévoit. C’est une technique pour que les salariés obtiennent une meilleure réparation. » Problème : cette augmentation conjoncturelle de faux dossiers pour harcèlement moral ou pour déscrimination décrédibilise les autres.

« Je suis farouchement opposée au tribunal médiatique et très attachée à la présomption d’innocence […] Mais ces comptes “Balance” sont la conséquence des dysfonctionnements de notre justice », Elise Fabing, avocate en droit du travail et experte du LAB de Welcome to the Jungle

Face à cette nouvelle difficulté de reconnaissance de statut de victime, les salariés et particulièrement les plus jeunes ont donc trouvé une nouvelle parade : dénoncer anonymement et publiquement les mauvaises pratiques d’une entreprise ou d’un manager sur les réseaux sociaux. Le « Name and Shame » dont la pratique s’est intensifiée depuis la création des comptes « Balance ton… » suivis par des centaines de milliers de followers sur Instagram, est devenu un moyen de déborder du cadre judiciaire et de rendre public des affaires jusque-là circonscrites aux cabinets d’avocats. « Je suis farouchement opposée au tribunal médiatique et très attachée à la présomption d’innocence, parce que je considère que c’est à la justice de faire ce travail-là. Mais ces comptes “Balance” sont la conséquence des dysfonctionnements de notre justice, explique Élise Fabing. Et dans certains dossiers, le fait de se retrouver affiché sur l’un d’entre eux est la seule chose qui fait vraiment peur aux employeurs. » Libérer la parole des victimes et permettre aux médias de s’intéresser à une justice sociale, c’est aussi tout l’enjeu de ces initiatives. « J’exerce depuis maintenant douze ans, et ce n’est que depuis l’émergence de ces comptes, que je vois des journalistes dans les salles d’audience. C’est important pour les victimes, pour l’opinion publique, et ce relais médiatique fait peur aux entreprises. Le pouvoir de l’information dans mon domaine est essentiel. »

Couper le lien avec l’agresseur

Enfin, il y a d’autres situations dans lesquelles éviter les prud’hommes est presque une question de survie. En conflit depuis des mois avec une collègue chercheuse qui l’accuse de plagiat, Isabelle (1) explique qu’elle a finalement déménagé à des centaines de kilomètres de chez elle et cherché un autre poste plutôt que de monter un dossier contre son employeur qui, selon elle, protège toujours son agresseuse. « Avant de s’en prendre à moi, cette personne avait déjà eu des problèmes avec d’autres consœurs. L’Université le sait bien et pourtant, elle est toujours en poste. C’est évident que quelqu’un la protège. Selon moi, ça dépasse les agissements de cet individu, c’est tout un système qui cautionne. »

Isabelle, qui se qualifie elle-même de forte tête n’a pas tout de suite flanché. Seulement, se voyant de plus en plus isolée par une direction qui lui demandait sans cesse de prouver qu’elle ne copiait pas les travaux de cette personne, elle a commencé à perdre du poids, à faire des crises d’angoisse et des insomnies… Un jour d’octobre, c’est la goutte de trop : elle fait un malaise sur son lieu de travail. Son corps ne tient plus. « Quand j’ai finalement accepté une rupture conventionnelle, je m’en suis beaucoup voulu. Mais il faut bien sauver sa peau, non ? », dit-elle la voix encore tremblante des années après les faits.

«Dans le cas d’un harcèlement avéré, le fait d’attaquer son employeur peut réactiver la souffrance et le traumatisme vécu », Christophe Nguyen, psychologue du travail, cofondateur du cabinet Empreinte Humaine et expert du Lab Welcome to the Jungle

Christophe Nguyen, psychologue du travail, cofondateur du cabinet Empreinte Humaine et expert du Lab Welcome to the Jungle et spécialiste des risques psychosociaux, comprend cette réaction : « Dans le cas d’un harcèlement avéré, le fait d’attaquer son employeur peut réactiver la souffrance et le traumatisme vécu. Pour beaucoup, il est donc souvent plus simple de mettre cette blessure dans une boîte de sa tête qu’on enfouit le plus profondément possible et de l’oublier. » Cependant, le spécialiste maintient que ce pas en faisant abstraction du problème qu’il n’existe plus. « Même si c’est difficile au départ, les victimes ont tout intérêt à entreprendre un travail de fond sur ce qui s’est passé, comprendre qu’elles sont bien des victimes et demander des réparations à leur employeur. C’est la seule façon d’éviter l’auto-dénigrement et retrouver une confiance en soi au travail sur le long terme. »

Une justice du travail à réinventer ?

Comment améliorer le système judiciaire ? Toutes les affaires qui relèvent du droit du travail ne se jouent pas à Nanterre et les avocats essaient autant que possible de porter leurs dossiers devant un conseil de province où les délais sont beaucoup plus courts. « Ça va dépendre soit du siège social de la société, soit du lieu d’exécution de travail, ou encore du lieu de signature de contrat. On va toujours essayer d’éviter les juridictions parisiennes, mais ce n’est pas toujours possible », détaille Élise Fabing pour qui les procédures d’urgence et les référés devraient également se multiplier pour soulager des personnes qui sont en poste dans des situations intenables. Une pratique encore trop circonstanciée aujourd’hui : « Pour qu’un référé soit décidé, il faut que l’on constate qu’il y a évidence et urgence. En droit du travail, ça va être dans le cas d’un non-paiement de salaire par exemple. »

Pour l’avocate en droit du travail, il est donc urgent de doter l’institution de vrais moyens, de conseillers supplémentaires pour avoir des délais de justice plus acceptables, voire penser à recruter des magistrats professionnels. « J’essaye à mon échelle de faire du lobbying, de voir des parlementaires pour obtenir de petites avancées », plaide-t-elle. Autre méthode : attaquer l’État pour déni de justice afin d’obtenir des indemnités supplémentaires pour les victimes de violences au travail. « En tant qu’avocats, on peut régulièrement mettre en cause la responsabilité de l’État devant la justice pour un délai trop long. Ça fonctionne bien et on obtient de bonnes décisions, car la condamnation moyenne sur ce genre de dossier est de 6 600 euros. Si ce recours devient systématique, peut-être que l’État sera obligé de bouger. Que le message passe par des actions collectives ou par de la sensibilisation des politiques sur la réalité de notre justice sociale, il faut que ça bouge. »

(1) Le prénom a été modifié pour respecter l’anonymat du témoin