Chômage : est-il vécu comme une angoisse ou une opportunité selon l'origine sociale ?

09 oct. 2024

5min

Chômage : est-il vécu comme une angoisse ou une opportunité selon l'origine sociale ?
auteur.e
Romane Ganneval

Journaliste - Welcome to the Jungle

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Que l’on sorte des études, qu’on se lance dans un projet de réorientation ou dans l’entrepreneuriat, le chômage peut toucher tout le monde, quel que soit son parcours. Si pour certains, cette période devient un tremplin pour redéfinir leur trajectoire professionnelle, explorer de nouvelles possibilités ou se reconvertir, d’autres se retrouvent piégés par des stéréotypes qui les cataloguent de « profiteurs » ou d’« assistés ». Comment expliquer de telles différences de perception entre des personnes partageant pourtant le même statut de chômeur ? Les influences culturelles, économiques et sociales jouent-elles un rôle dans la façon dont chacun vit cette période ?

La décision n’a pas été simple. Bastien vient de prendre la clause de cession suite au rachat de l’entreprise de presse indépendante qui l’emploie par un grand groupe. Après cinq ans au même poste, la lassitude s’est installée et aujourd’hui, il n’a plus la motivation de se lever chaque matin pour répéter les mêmes tâches. À trente ans, c’est la première fois de sa carrière que Bastien va se retrouver au chômage, et il est aussi le premier de sa famille à l’être par choix. « Mes parents ont immigré en France quand ils étaient jeunes adultes. Ils se sont construit une bonne vie à force de travail acharné. Jamais un retard, jamais un arrêt maladie. Mon père travaillait les weekends pour arrondir les fins de mois. Alors, quand je leur ai annoncé que j’allais quitter mon travail pour prendre du temps pour moi et réfléchir à la suite, ils n’ont pas compris. Je sens qu’ils sont moins fiers de moi qu’avant. Peut-être qu’à leurs yeux je suis devenu un profiteur du système. »

Dans certains milieux, le chômage est perçu comme une opportunité

Bastien incarne parfaitement ce que Pierre Bourdieu appelle un transfuge de classe. Ses parents, partis de rien, ont tout sacrifié pour qu’il puisse faire de grandes études, loin de la diagonale du vide où il a grandi. Diplômé d’un master prestigieux, le jeune homme s’est intégré dans un groupe d’amis dont les parents sont majoritairement professeurs, avocats ou médecins. Contrairement à ses parents, lorsqu’il a évoqué son envie de quitter son travail et de prendre du temps pour réfléchir à la terrasse d’un café parisien, ses amis n’ont presque pas réagi. « Pour eux, c’est banal. Dès que l’ennui se profile, il faut changer de direction, c’est un réflexe. » Bastien n’est pas aussi serein qu’eux. À mesure que la date de fin de son préavis de licenciement arrive, le stress commence à peser sur ses épaules, accompagné d’une sourde culpabilité. Ses incertitudes contrastent avec l’insouciance de son cercle d’amis qui voient ce genre de changement comme une opportunité. Pour lui, cette transition s’avère être un véritable défi émotionnel, remettant en question non seulement sa carrière, mais aussi son identité. Une perte de repère presque inévitable en France, où la profession prend une si grande place dans la construction de notre identité.

Mais peut-on dire que la manière dont est vécue la période de chômage diffère selon l’origine sociale ? « En France, dans les milieux intellectuels, créatifs, et plus largement dans les professions libérales, le chômage est souvent perçu comme une chance, une occasion de se réinventer, confirme Jean-Etienne Joullié, enseignant-chercheur en management à l’École Léonard de Vinci (EMLV). C’est aussi une question de moyens. Dans ces milieux, en plus du patrimoine, les indemnités sont souvent plus élevées que pour les autres, ce qui permet d’utiliser ce temps pour voyager, passer du temps en famille ou reprendre des études. » Après, l’argent n’explique pas tout. Pour le chercheur, la différence de perception entre un chômage vu comme une opportunité ou associé à de la paresse est profondément ancrée dans la culture française. « Dans notre pays, être au chômage est souvent stigmatisé, surtout dans certains milieux. Sans emploi, on est perçu comme inactif, en dehors de l’effort collectif, c’est de notre faute et on nous le fait payer. C’est une vision très spécifique à la France. Dans les cultures anglo-saxonnes, plus axées sur l’entrepreneuriat, être au chômage ne remet pas en question l’intégration sociale, au contraire, cela est souvent vu comme une étape vers un nouveau projet. »

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L’origine sociale, pas suffisante pour expliquer la différence de vécu du chômage ?

Fleur, développeuse au chômage depuis trois mois, pense également que l’origine sociale joue, même si la situation est sans doute plus nuancée. « On peut avoir un capital culturel très élevé, comme dans ma famille avec des parents qui ont fait de grandes études, mais cela ne garantit pas un patrimoine ni un matelas financier de sécurité. Comme je suis locataire, célibataire et que mes proches ne peuvent pas me soutenir financièrement, je suis tous les jours préoccupée par l’argent et je m’efforce de prendre le plus de missions possibles pour compléter mon allocation. Finalement, ce qui devait être une pause pour réfléchir et me recentrer s’est transformé en un tourbillon où je remplis chaque plage horaire de mon agenda pour éviter de tourner en rond et de stresser. »

Son expérience rejoint les conclusions de Charles Aymard, docteur en sciences de gestion à l’Université d’Aix-Marseille. Selon lui, l’origine sociale, bien qu’ayant un impact probable, ne suffit pas à expliquer toutes les différences de vécu face au chômage. « Je trouve que c’est un peu court de se limiter à l’origine sociale pour expliquer le vécu du chômage. Il faudrait peut-être ajouter d’autres items comme le genre, l’âge ou encore le fait d’avoir des enfants à charge… Deux personnes issues d’un même milieu peuvent vivre le chômage de manière très différente en fonction de leur histoire personnelle. »

À Unédic, l’association co-pilotée par les partenaires sociaux en charge de la gestion de l’assurance-chômage, l’origine sociale ne figure pas parmi les critères retenus dans le baromètre annuel de la perception du chômage et de l’emploi. Les chercheurs privilégient des indicateurs plus objectifs tels que les catégories socioprofessionnelles, l’âge et le genre, qui permettent d’analyser les perceptions de manière plus neutre. Et depuis quatre ans que cette enquête est menée, les résultats mettent en lumière une réalité commune : « Le chômage est généralement perçu comme un moment délicat et éprouvant pour tous, indépendamment de la situation personnelle ou socioprofessionnelle. »

Un climat de méfiance qui impacte le vécu du chômage

Depuis la fin de la crise sanitaire où beaucoup de Français se sont retrouvés au chômage forcé, le regard de l’opinion publique sur les chômeurs s’est considérablement durci. Ainsi, en 2024, une personne sur deux considère que les demandeurs d’emploi sont en grande partie responsables de leur situation. La méfiance envers les chômeurs augmente, alimentée par un discours croissant sur les fraudes et des réformes qui durcissent de plus en plus l’accès aux allocations chômage. Malheureusement, ce climat anxiogène renforce aussi la stigmatisation des chômeurs, créant une image d’irresponsabilité qui complique leur réinsertion professionnelle.

« L’idée selon laquelle l’origine sociale aurait un impact significatif sur la perception et le vécu des chômeurs mérite d’être approfondie. Cependant, nous pensons que ceux qui vivent bien cette période ne sont qu’une minorité de privilégiés assez insignifiante dans la masse des demandeurs d’emploi en France », souligne-t-on à l’Unédic. Pour l’association, il serait peut-être plus pertinent de se tourner vers les plus jeunes générations. Ces dernières, avec leur vision novatrice du travail, semblent modifier les dynamiques tant sur le ressenti personnel que sur la stigmatisation qui entoure le chômage. « Pour les jeunes générations, le travail est de plus en plus une pièce du puzzle de leur vie parmi d’autres, tandis qu’il demeure central pour leurs aînés. Cette différence se reflète aussi dans leur perception du chômage, qui n’est plus vu comme une honte sociale, mais plutôt comme une phase temporaire dans un parcours de vie plus large », détaille l’Unédic. Cette évolution pourrait ouvrir la voie à une reconsidération des critères traditionnels qui sous-tendent les perceptions du chômage, plaçant ainsi les jeunes au cœur d’un débat essentiel sur l’avenir du travail et de l’emploi en France.

Le chômage est une expérience unique pour chacun. Certes, l’origine sociale influence ce vécu, mais d’autres éléments, comme le soutien de l’entourage, les opportunités qui se présentent ou les contraintes personnelles, jouent tout autant. Pourtant, il est essentiel de se rappeler que cette période n’est pas qu’une épreuve, elle peut aussi être une chance. Une chance de se recentrer, de réfléchir à ce qui nous inspire, et d’imaginer une nouvelle direction professionnelle. Peu importe notre parcours, tout le monde mérite ce temps pour se réinventer. Et c’est précisément là que l’accompagnement peut faire toute la différence : il permet de transformer l’incertitude en opportunité, d’ouvrir de nouvelles portes, de rebondir avec plus d’assurance et, pourquoi pas, d’entamer un tout nouveau chapitre.


Aritcle édité par Camille Perdriaud et Gabrielle Predko ; Photo de Thomas Decamps