Faut-il compter sur l’entreprise là où la politique échoue ?

17 mars 2024

5min

Faut-il compter sur l’entreprise là où la politique échoue ?
auteur.e
Laetitia VitaudExpert du Lab

Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes

Si les Français croient de moins en moins en la politique, ils sont, en revanche, toujours plus confiants vis-à-vis des entreprises. Entre la poursuite d’une ambition commune pour la croissance et la montée d’un positionnement en faveur de l’intérêt général, les organisations tirent leur épingle du jeu. Mais à quel point ? L’entreprise est-elle vraiment en passe de dominer le politique ?

Année après année, la rupture entre les citoyens et le politique ne cesse de se confirmer. À chaque élection : le niveau d’abstention augmente inlassablement. D’après une étude Science Po de février 2024, 72 % des Français disent ne plus faire confiance au gouvernement ! Mais s’ils ne croient plus en la politique, ils se disent de plus en plus confiants envers l’entreprise.
Qu’il s’agisse de la protection sociale, des congés parentaux, des actions pour l’amélioration de la santé mentale et même de la lutte contre le réchauffement climatique, on attend désormais des entreprises qu’elles agissent pour l’intérêt général, que leur
« responsabilité sociale et sociétale » fasse le poids face aux intérêts financiers.
C’est un peu comme si on demandait aux entreprises de prendre le relais d’une action politique qu’on juge défaillante. Mais un tel changement de paradigme est-il souhaitable ? Jusqu’où l’entreprise peut-elle se permettre d’aller ? Devrait-on renoncer à la démocratie et compter sur l’entreprise pour mener les actions publiques les plus ambitieuses ?

L’entreprise, plus efficace que la politique ?

Comme sur de nombreux sujets, on découvre en regardant l’Histoire que ce qu’on pense être nouveau ne l’est pas toujours. Dans Une brève histoire de l’entreprise : 1600-2100, l’essayiste indien-américain Venkatesh Rao affirme que l’entreprise a généralement un plus grand impact sur l’Histoire que la culture, la politique ou la guerre. Pour nourrir sa démonstration, il donne l’exemple de la Compagnie des Indes orientales, qui a été le fer de lance de l’expansion britannique en Asie et donc de la croissance de l’Empire britannique. Selon Rao, grâce à des principes simples et fondamentaux comme la responsabilité limitée et l’objectif univoque de générer du profit, les entreprises ont une capacité inégalée à avancer de façon implacable dans la même direction. En s’emparant constamment des nouvelles technologies disponibles pour aller plus vite et plus loin, elles transforment le monde de façon irréversible.

Les entreprises seraient plus efficaces dans leurs actions que la politique, souvent vue comme contradictoire et inefficace, à l’image de leurs représentants. On critique régulièrement les dirigeants politiques pour leur langue de bois, leurs promesses foireuses, leur incapacité à agir ou leurs changements de direction. En revanche, les entreprises, progressant de trimestre en trimestre en annonçant régulièrement leurs résultats et en investissant pour améliorer leur performance, elles, ne se perdraient pas en discours inutiles. A priori, rien ne semble plus facile à mesurer, en effet, que la performance d’une entreprise. Si elle génère des flux de trésorerie positifs, c’est le signe que tout va bien ; sinon, il faut agir pour corriger le tir.

Ce mélange de simplicité et d’efficacité fascine, au point qu’on prête aux entreprises, et à travers elles à leurs dirigeants, le pouvoir de relever les grands défis de notre temps, comme combattre le changement climatique. On se met à espérer qu’elles sauront répondre aux besoins essentiels que la politique est incapable de satisfaire. C’est sans doute pour cela que de nombreux chefs d’entreprise à travers le monde tentent régulièrement de se lancer en politique, persuadés qu’ils ne peuvent que faire mieux que les politiciens de métier. Michael Bloomberg, Silvio Berlusconi, Donald Trump, Meg Whitman… en sont quelques exemples. Ils promettent de gérer des pays entiers comme ils ont géré leur entreprise, poursuivant les mêmes objectifs et actionnant les mêmes leviers.

Les entreprises au coeur de la résolution des problèmes

Mais ces chefs d’entreprise devenus politiques finissent à leur tour par gâcher toutes ces belles intentions. À chaque fois, la politique reprend le dessus, rappelant aux citoyens que la démocratie fait toujours primer la délibération sur l’action et que la résolution des problèmes qu’ils rencontrent dans leur vie quotidienne peut toujours attendre. Puisque la politique serait désespérément nulle -même quand elle est faite par des chefs d’entreprise- faut-il donc attendre des entreprises elles-mêmes qu’elles résolvent tous les grands problèmes à la place de la politique ?

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Ce n’est pas sans malaise que les citoyens envisagent le pouvoir des entreprises. Ils n’ont pas vraiment leur mot à dire dans cette arène où les parties prenantes de l’entreprise mènent la danse. Mais ils en attendent néanmoins beaucoup. Les grandes entreprises affirment toutes ne pas se contenter de « créer de la valeur ». Interpellées sur Internet, soucieuses de flatter leurs clients et leurs salariés, elles se positionnent de plus en plus sur les questions d’intérêt général du moment. Face aux difficultés rencontrées par leurs collaborateurs confrontés à l’inflation, à la charge que représente l’aidance, à la difficulté de trouver un logement, ou encore aux défis de la santé mentale au travail, les structures cherchent à faciliter leur quotidien.

Au-delà du seul bien-être de leurs équipes, les entreprises cherchent aussi, à leur échelle, à relever les défis auxquels nous sommes confrontés à l’échelle globale. Inspirés par des pionniers comme le géant de la gestion d’actifs BlackRock -lui-même actionnaire de nombreuses entreprises dans le monde-, les patrons doivent maintenant se positionner sur les enjeux de préservation de l’environnement et contribuer au progrès social, sous peine de perdre le soutien d’actionnaires influents et de renvoyer une mauvaise image. La société toute entière est maintenant sensibilisée à la notion d’impact et attentive à l’engagement des entreprises au service de l’intérêt général.

Et si l’efficacité des entreprises n’était qu’un mythe ?

Malgré son apparente simplicité, l’entreprise est, en réalité, prise dans des tensions entre des acteurs aux intérêts souvent divergents. Les clients qui recherchent des produits de qualité supérieure à des prix toujours plus bas, quitte à ce que l’entreprise maltraite ses collaborateurs. Les salariés qui veulent de meilleures conditions de travail et des salaires plus élevés, même si cela doit nuire aux clients. Et enfin, les actionnaires, qui peuvent se fiche des premiers comme des seconds au nom du retour sur investissement. Or, ces derniers détiennent le pouvoir de révoquer la direction de l’entreprise si leurs attentes ne sont pas satisfaites. La raison pour laquelle ces trois groupes parviennent le plus souvent à aligner leurs intérêts, au prix de terribles rapports de force, c’est qu’on leur a donné un cadre (politique) dans lequel on les force à se mettre d’accord et trouver le bon équilibre : les conditions de travail doivent être décentes, les produits abordables pour les clients (et de pas trop mauvaise qualité) et la rémunération des actionnaires satisfaisante.

Si les entreprises contribuent à identifier les problèmes, il est peu probable qu’elles puissent tous les résoudre. Au-delà d’une certaine échelle, en effet, ce sont les pouvoirs publics, avec leur capacité à harmoniser et contraindre, qui doivent prendre le relais et faire en sorte que le problème soit résolu. Un précédent historique intéressant nous est donné par l’histoire de la protection sociale. À l’origine, celle-ci était une affaire privée, mise en oeuvre soit par les employeurs dans la tradition des entreprises paternalistes, soit par des sociétés issues du mouvement mutualiste, par exemple, les ouvriers d’une même usine ou les agriculteurs d’un même territoire se regroupant pour s’assurer mutuellement contre les risques auxquels ils sont exposés.

Mais ce développement de la protection sociale par le bas, à l’initiative des acteurs privés, a vite rencontré des limites. Des pans entiers de l’économie n’étaient pas couverts. Étant facultatif, on retrouvait les deux problèmes endémiques de l’assurance : la sélection adverse (seuls ceux qui sont les plus exposés au risque choisissent de s’assurer) et l’aléa moral (une fois assurés, certains n’ont plus intérêt à prévenir les sinistres). Il a donc fallu que les pouvoirs publics prennent les choses en main. Ce fut chose faite à la Libération avec la mise en place de la Sécurité sociale à l’échelle interprofessionnelle. Un exemple révélateur puisqu’en somme, dans le meilleur cas, l’entreprise expérimente une approche pionnière pour résoudre un problème, mais son échelle reste insuffisante.

Aujourd’hui, nous avons le sentiment d’une défaite de la politique et d’une montée en puissance des entreprises dans l’espace public, mais peut-être n’est-ce là qu’une phase transitoire. Dans les moments critiques, rien ne vaut la bonne vieille politique pour franchir les étapes décisives et s’assurer que personne n’est oublié en cours de route !

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Article rédigé par Laetitia Vitaud et édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.

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