En mode survie : Taha Siddiqui, journaliste menacé au Pakistan, exilé à Paris
17 nov. 2020
9min
Photographe chez Welcome to the Jungle
Freelance writer & energy regulation analyst
Taha Siddiqui est un journaliste pakistanais dont le travail a été maintes fois salué. Il vit à Paris depuis deux ans après avoir survécu à un kidnapping et une possible tentative d’assassinat. Il continue à couvrir l’actualité pakistanaise, largement méconnue, pour le compte de médias internationaux et milite en faveur de la liberté d’expression à travers son site, South Asia Press. Cette année, Taha Siddiqui et son épouse, Sara Farid, ont lancé the Dissident Club, un café parisien où se retrouvent des dissidents du monde entier pour échanger, débattre et trouver un peu de répit. Nous sommes allés à sa rencontre afin d’en savoir plus sur son parcours engagé, son sentiment de sécurité (ou non) dans son pays d’accueil et sa détermination sans faille malgré les dangers de sa profession.
Toutes vos initiatives semblent-être motivées par votre travail journalistique. D’où tirez-vous cette vocation ?
Il faut d’abord savoir que je n’ai aucune formation en journalisme. J’y suis venu par le biais de mes études dans le domaine de la finance. J’ai commencé en tant qu’analyste financier pour CNBC Pakistan. Un an plus tard, en 2007, j’ai été embauché par Geo TV, l’une des principales chaînes pakistanaises. J’étais leur correspondant en économie et marchés boursiers. Le Pakistan vivait une période troublée, la dictature militaire du général Musharraf vivait ses dernières heures. Un jour, j’ai compris que l’économie était une niche journalistique, qu’on ne peut la traiter sans se frotter à la politique et à la société. J’ai alors décidé d’orienter mon travail vers l’économie politique. Je suis progressivement venu aux sujets de société et enfin aux droits de l’homme.
Quelle image aviez-vous du métier de journaliste au Pakistan ? Avez-vous été rattrapé par une certaine réalité ?
Après plusieurs années de journalisme traditionnel au Pakistan, je n’ai plus eu aucun doute sur l’autocensure dans la profession. Le discours autour de la religion et de l’armée, notamment, était très ficelé, et certains sujets tabous. On pense souvent que les journalistes ne sont pas là pour impulser un quelconque changement. Je suis persuadé que c’est l’inverse. Nous militons à notre manière pour que les choses bougent. Nos articles ne sont peut-être pas des appels haut et fort à changer ci ou ça, mais en exposant les faits, nous orientons les regards et les pensées vers des sujets importants. Mais collaborer avec les médias pakistanais n’était pas la voie de l’action, celle qui allait me permettre de changer la donne par mon travail journalistique. Je n’avais pas les mains aussi libres que je le souhaitais.
« Plutôt que de rester dans ma bulle professionnelle, j’ai pu me frotter à mon pays, le connaître de l’intérieur grâce au journalisme. »
C’est à cette époque que j’ai commencé à travailler, en tant qu’indépendant, pour des médias internationaux, puis en tant que reporter pour France 24. C’était la première fois que je me frottais à la presse écrite et il s’est avéré que j’étais plutôt doué. J’ai réalisé des premières missions pour des publications comme le New York Times ou The Guardian. Plutôt que de rester dans la bulle professionnelle que j’avais initialement connue, qui était soumise à certaines règles, j’ai été à la rencontre de mon pays. Je l’ai découvert de l’intérieur grâce au journalisme.
Vous avez grandi en Arabie saoudite mais avez choisi de vous concentrer sur le Pakistan et l’Asie du Sud. Avez-vous trouvé difficile, les premiers temps, de porter un regard critique sur un pays qui est le vôtre sans pourtant être celui qui vous a vu grandir ?
J’ai effectivement grandi en Arabie saoudite et suis retourné au Pakistan à l’âge de 16 ans. Je le vois rétrospectivement comme une chance. Je suis arrivé au Pakistan sans préjugés, j’avais une page blanche devant moi. Là-bas, l’école se charge de laver le cerveau des élèves. On doit croire en la nation, la république islamiste fait foi et on nous sert toutes sortes de récits infondés.
Je n’ai pas eu à subir cette « éducation » des masses dont les Pakistanais soupent durant toute leur scolarité. Lorsque j’ai entrepris d’appréhender ce pays sous un prisme international, ce que des médias étrangers m’ont, par chance, permis de faire, j’ai pu analyser le Pakistan avec une nouvelle grille de lecture. L’occasion m’a été donnée de faire un pas de côté, ce qui est impossible quand on a grandi sur place : tout le monde s’accommode des discours servis depuis l’enfance. Ça a été une force à mes yeux.
En 2018, vous avez fui pour rejoindre la France. Pouvez-vous revenir sur les événements qui vous ont poussé à quitter le Pakistan avec votre épouse et votre fils de cinq ans ?
Ce que je considérais comme une liberté nouvellement retrouvée n’a pas fait long feu. J’ai été agressé le 10 janvier 2018. Je me rendais à l’aéroport d’Islamabad quand mon taxi a été stoppé par des hommes armés. Ils m’ont enlevé et ont possiblement tenté de me tuer. Je pense qu’il s’agissait de membres de l’armée pakistanaise, de qui je recevais des menaces depuis des années à cause de mon travail journalistique.
« L’idée de départ était de faire étape à Paris, le temps que les choses se calment, puis de rentrer au Pakistan. Je n’ai pas tardé à comprendre que cela n’allait sûrement être pas possible. »
J’ai pu m’échapper, mais j’ai compris que si je voulais pouvoir continuer à parler, je devais partir. J’ai choisi la France car j’y avais déjà un solide réseau professionnel et des amis. L’idée de départ était d’y faire étape le temps que les choses se calment, puis de rentrer au Pakistan. Je n’ai pas tardé à comprendre que cela n’allait sûrement être pas possible. Pour une part, parce que je me sens bien plus libre ici, mais aussi car je sais désormais que ma tête est mise à prix au Pakistan. Ce qui devait être du court terme risque de durer.
Tandis que votre plume de journaliste se faisait plus critique envers le régime pakistanais, aviez-vous conscience des risques que vous encouriez ?
Tout à fait. Le Pakistan a 70 ans et est directement ou indirectement gouverné par le pouvoir militaire depuis tout ce temps. Lorsque j’ai commencé à désapprouver certaines choses, des journalistes plus chevronnés que moi m’ont fait comprendre de baisser d’un ton si je ne voulais pas avoir d’ennuis. Puis l’armée m’a fait savoir que j’outrepassais mes droits. On m’a invité à boire le thé et rappelé avec un grand sourire que je devais faire attention. La menace sous-jacente était évidente. C’est devenu un running gag avec mes amis, à chaque fois qu’on se voyait c’était : « Venez on fait un selfie avec Taha parce que ce sera peut-être le dernier. » Tout le monde savait que j’étais dans le viseur de l’armée et que je risquais d’être le prochain sur la liste.
Qu’est-ce qui vous a poussé à continuer malgré ces menaces bien réelles ?
J’ai continué parce que j’étais convaincu que quelqu’un devait le faire. Le journalisme dans son ensemble était pris pour cible, je sentais au fond de moi qu’aller sur le terrain et rendre compte de ce qu’il s’y passait ne suffisait pas – il fallait que j’enfile des gants de boxe moi aussi. Si personne ne l’ouvre, les choses ne font qu’empirer. Et comme peu de journalistes le faisaient autour de moi, il fallait que je l’ouvre un peu plus fort encore. Que je parle pour ceux qui ne le faisaient pas. Et pour ça, il était inévitable que je sorte des clous.
Vous travaillez aujourd’hui encore pour les médias français et internationaux. Depuis que vous êtes à Paris, comment votre métier a-t-il évolué ?
Je me concentre à présent sur des analyses écrites de ce qui se passe au Pakistan. Je creuse les sujets qu’on voit passer dans les médias. J’ai été reporter pendant 15 ans au Pakistan, j’ai un très bon maillage professionnel et humain sur le terrain. La technologie nous permet de rester en contact, les gens me taguent et me tiennent au courant quand ça bouge sur place. Depuis que je me suis exilé, j’ai le sentiment d’être devenu un relai important, on me contacte beaucoup plus qu’avant. Les habitants n’ont personne à qui parler de leurs problèmes. Ils se tournent donc vers moi et me demandent d’être leur porte-voix, parce que je suis en sécurité, loin du Pakistan.
Vous vous sentez donc plus en sécurité à Paris ?
Oui, incontestablement. Je me sens plus tranquille ici qu’au Pakistan. Je ne dirais cependant pas que je suis réellement en sécurité. Les personnes qui ont fui à l’étranger se font parfois agresser. Le phénomène monte en flèche en Europe. Il y a peu, un journaliste pakistanais a été retrouvé mort en Suède. Et je me sais sous surveillance, l’État pakistanais n’est jamais loin. Il y a quelques semaines encore, un envoyé de l’ambassade du Pakistan est venu en observateur lors d’un événement au Dissident Club. L’armée me contacte en direct de temps à autre, me demandant pourquoi je m’obstine et m’intimant d’arrêter.
« Mon père a été interrogé par les services secrets militaires, il y a quelques mois. Nous ne savions pas si nous allions le revoir un jour. »
Je dois aussi penser à ma famille sur place. Mes parents sont sans cesse harcelés. Mon père a même été interrogé par les services secrets militaires, il y a quelques mois. Nous ne savions pas si nous allions le revoir un jour. Il a fini par me dénoncer et me renier pour ne pas mettre notre famille en danger.
Comment parvenez-vous à concilier votre sécurité avec un métier qui, par sa nature, vous expose ?
Le fait d’être en exil ne m’empêche pas de rester stratège dans mon rôle de journaliste. Je ne dis pas toujours tout ce que je voudrais dire, notamment sur des sujets comme la religion. Je suis athée et je m’inquiète sur la place de l’islam au Pakistan. Je m’abstiens toutefois d’en parler sur les réseaux sociaux ou dans mes articles, car je sais que les avertissements vont abonder en retour. Pour l’heure, l’État n’a pas abandonné ses menaces à mon égard. Je le prends presque comme une reconnaissance de mon travail de journaliste ! Ma présence les agite, et c’est précisément mon but. Mais si je m’engage sur certaines voies, critiquer l’Islam par exemple, je deviendrais la cible d’autres personnes ou entités. J’essaie autant que possible de m’éviter ça.
Pouvez-vous nous en dire plus sur le Dissident Club et l’origine de ce projet ?
Lorsque j’ai compris que mon séjour en France s’annonçait à durée indéterminée, j’ai cherché ce que je pouvais y faire. Je voulais rester dans la continuité de mon engagement : militantisme, journalisme, défense des causes qui me tiennent à cœur. Le Dissident Club est né de ça. Nous l’avons fondé à deux, avec mon épouse Sara Farid. Elle est photojournaliste. Nous offrons un lieu de rencontre à ceux qui font entendre leur voix, agissent à leur manière. Ils viennent de tous les pays. Le 14 juillet, par exemple, nous avons organisé une conférence sur la sécurité des dissidents exilés en Europe. À cette occasion, nous avons reçu des dissidents russes, chinois, iraniens, biélorusses, turques, saoudiens… Ce sont autant de liens tissés, ça aide chacun dans les combats qu’il mène au quotidien, parce qu’en fin de compte, les régimes autoritaires fonctionnent tous un peu pareil. Ils bâillonnent et musèlent, pas de place pour la liberté d’expression ni l’opposition politique. Nous avons tous à apprendre de l’expérience de chacun.
En quoi ce que vous faites au Dissident Club se distingue-t-il de votre travail de journaliste ? Quel lien établissez-vous entre les deux ?
Le Dissident Club est un lieu de rencontre et d’échanges, entre étrangers en exil, mais aussi avec la société française. C’est aussi une définition du bon journalisme. Raconter à ceux qui ne savent pas, témoigner. Le vrai journalisme est un trait d’union entre les récits, les histoires et les personnes qui les reçoivent. C’est aussi la mission que s’est donné le Dissident Club.
Avec le Dissident Club, mon champ de vision professionnel s’est élargi, il dépasse aujourd’hui le Pakistan et l’Asie du Sud. Bien sûr, le risque augmente en conséquence. Jusqu’ici, j’étais un caillou dans la chaussure de l’armée pakistanaise. Je donne aujourd’hui la parole à des dissidents du monde entier : autant dire que je deviens une cible ambulante. Il m’arrive d’y penser, mais j’espère être suffisamment en sécurité à Paris. Quoi qu’il en soit, je suis déjà mieux ici qu’au Pakistan.
Le lancement du Dissident Club a tout juste précédé l’annonce du confinement. Quel a été l’impact de la crise sanitaire sur vos projets ? Comment avez-vous réagi ?
Quand nous avons lancé le projet en février, nous avions prévu de commencer par des travaux de rénovation, financés par un emprunt. Avec la crise, ça n’a pas été possible. Mais nous avons pu compter sur l’aide de nos familles et de nos amis. Sara et moi avons mis toutes nos économies en commun pour disposer de six mois de trésorerie. Nous avons aussi lancé une campagne en ligne permettant de passer une commande à consommer quand ce sera possible. Cela nous a donné du souffle pour un mois supplémentaire.
Nous avons tout de même fini par avoir trois mois de retard sur notre loyer. En juin, nous avons donc décidé d’ouvrir avant la fin des travaux, ça allait sinon devenir intenable. Nous avons aussi reçu, en don, plusieurs écrans de télévision. Nous les avons utilisés pour diffuser des documentaires. Entre la période estivale et le Covid-19, le Club était un peu vide. Le mouvement a repris à partir de septembre, et nous avions 10 événements de programmés pour octobre. C’est tombé à l’eau avec l’annonce du couvre-feu puis du reconfinement.
Nous avons investi pour pouvoir proposer une carte au déjeuner. Notre idée – très cliché, nous en convenons – est de proposer de la « nourriture intellectuelle ». Nous ne cherchons pas à nous improviser restaurateurs. Mais nous y mettons du cœur et espérons qu’il nous sera bientôt possible de mettre notre projet à exécution. Nous avons récemment lancé une campagne de crowdfunding, dans l’espoir de pouvoir tenir au cours des mois qui viennent.
Quels événements prévoyez-vous dans un futur plus ou moins proche ?
Nous voudrions organiser quelque chose autour de la liberté d’expression en France. Je milite farouchement pour elle. Déjà à l’époque, au Pakistan, je soutenais Charlie Hebdo. Depuis que je vis ici, je me rends compte que le débat est plus complexe qu’il n’y paraît, ça dépasse le spectre de la liberté d’expression, ça touche à la politique étrangère, au racisme, à l’islamophobie. Il faut qu’on mette ce sujet sur la table. Il est très controversé, surtout en ce moment. Je réfléchis encore à la forme que l’événement pourrait prendre. La programmation du Club est publiée sur notre site, allez y jeter un œil régulièrement !
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Photo : Thomas Decamps pourWTTJ - Traduction par Sophie Lecoq
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