Muriel Pénicaud « La compétence : meilleure protection du salarié de demain »

06 sept. 2018

8min

Muriel Pénicaud « La compétence : meilleure protection du salarié de demain »
auteur.e.s
Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Clémence Lesacq Gosset

Senior Editor - SOCIETY @ Welcome to the Jungle

Dans un entretien à Welcome to the Jungle, la ministre du travail est revenue sur la loi “Avenir professionnel”, promulguée le 5 septembre dernier. Le cœur de cette réforme : faciliter la formation des salariés, encourager l’apprentissage et ouvrir (sous conditions) les droits au chômage aux démissionnaires et aux indépendants. L’occasion d’aborder le futur du travail…

Au cours de nos carrières, nous changeons désormais beaucoup plus d’entreprises, de métiers ou même de statuts… Comment la future loi “Avenir professionnel” peut-elle accompagner cette tendance de fond ?

Ce constat était un point de départ très important. Les entreprises et les emplois évoluent énormément : 50% des métiers d’aujourd’hui auront considérablement été transformés d’ici 10 ans. Pour les cadres et les jeunes générations, c’est déjà quelque chose qui est anticipé, mais pour certains c’est moins le cas et il faut les accompagner dans ces changements, afin qu’ils deviennent pour tous des opportunités de choix. La compétence sera la meilleure protection du salarié de demain. Or aujourd’hui en France nous ne sommes pas à l’échelle des rendez-vous du futur : nous investissons collectivement 32 milliards d’euros par an, il n’empêche que les ouvriers et les employés de très petites entreprises (soit la moitié des salariés), continuent à deux fois moins bénéficier de formations que les autres salariés.

50% des métiers d’aujourd’hui auront considérablement été transformés d’ici 10 ans. (…) il faut accompagner tout le monde dans ces changements, afin qu’ils deviennent pour tous des opportunités de choix.

Concrètement, qu’est-ce qui dans la loi va nous aider à nous former tout au long de nos vies ?

Le premier levier concerne le Compte personnel de formation (CPF), désormais abondé en euros, à hauteur de 500 euros par mois pour chaque salarié dans la limite de 5 000 euros, 800 et 8 000 pour les salariés non qualifiés. Concrètement, à l’automne 2019, chacun des 26 millions d’actifs pourra gérer son avenir professionnel directement sur une appli dédiée. Chacun pourra consulter le montant de son CPF, chercher une formation qualifiante, s’inscrire et payer sa formation en ligne, ou encore contacter un conseiller en évolution professionnel. Nous serons le premier pays au monde à proposer ce service.

L’amélioration du CPF prévoit également un élargissement des formations proposées, les nouveaux métiers, notamment numériques, auront-ils une place de choix ?

Tout d’abord, le CPF ne proposera que des formations qualifiantes reconnues. D’autre part, nous prévoyons d’accélérer le processus de création ou de rénovation des diplômes décernés. Dans le numérique, il y a encore beaucoup de compétences qui ne sont pas développées ou reconnues, et ce sera aux branches professionnelles de se saisir de la question dans les mois à venir. Aujourd’hui, un diplôme est renouvelé en moyenne tous les 5 ans, il faut accélérer ce temps pour être réactifs aux changements. Par ailleurs, les formations en ligne et interactives vont se multiplier.

Aujourd’hui, un diplôme est renouvelé en moyenne tous les 5 ans, il faut accélérer ce temps pour être réactifs aux changements.

Parfois, changer de voie passe par un temps de réflexion nécessaire : on a envie de se renouveler, de trouver le job qui a du sens pour nous, de créer son entreprise sans prendre un risque inconsidéré… Les droits au chômage sont désormais étendus aux démissionnaires et aux indépendants, mais à quelles conditions ?

Sans encourager les gens à démissionner, nous voulons ouvrir le droit à l’assurance-chômage à ces deux populations. Désormais, une fois tous les cinq ans, les salariés pourront démissionner et bénéficier des indemnités chômage, s’ils ont un projet. Un entretien avec un conseiller en évolution professionnelle validera un projet mûr : celui d’une reconversion ou d’une création ou reprise d’entreprise. Le but n’est pas que les gens bénéficient de l’assurance-chômage quand ils en ont envie, ou de les envoyer dans le mur s’ils ne sont pas armés pour leur projet.

Sans encourager les gens à démissionner, nous voulons ouvrir le droit à l’assurance-chômage à ces deux populations.

Pour ce qui est des indépendants, ils n’avaient aucune couverture d’assurance-chômage jusqu’à présent, et la loi modifie cela. Sans entrer dans un système classique avec paiement de cotisations - les indépendants ne le souhaitent pas -, ils pourront bénéficier d’une allocation forfaitaire de 800 euros par mois pendant 6 mois, en cas de liquidation dans le cadre d’un redressement judiciaire. Cela évoluera ultérieurement, mais c’est déjà un début.

Concernant l’assurance-chômage, on parle en ce moment d’une possible dégressivité des allocations, notamment ciblée sur les cadres : est-ce une rumeur ou une vraie piste pour la suite ?

Aujourd’hui, rien n’est décidé même si aucune solution n’est tabou. Cette semaine, nous achevons avec le Premier Ministre des réunions bilatérales avec tous les partenaires sociaux, notamment sur ce sujet de l’assurance-chômage. D’ici deux semaines, nous établirons un diagnostic avec les partenaires sociaux sur tout ce qui doit être amélioré pour garantir un meilleur retour à l’emploi durable. Tant qu’il n’y a pas de diagnostic clair, il n’y a pas d’idée arrêtée.

Troisième volet de la loi, l’apprentissage. Selon vos chiffres, la seule évocation de la réforme aurait déjà permis une hausse de 45% d’inscrits en cette rentrée 2018. Pour être entourée d’apprentis qui ne trouvent pas d’entreprises pour les accueillir : le problème ne serait-il pas surtout d’encourager les entreprises à embaucher ces jeunes ?

Nous avons procédé à une refonte très profonde du système de l’apprentissage, qui apporte de nombreuses possibilités nouvelles aux jeunes et aux entreprises et qui libère la capacité à créer des Centres de formations et à accueillir des apprentis dans les CFA, dans les lycées, dans les associations et les entreprises. Financièrement, le système va permettre à chaque entreprise et jeune qui souhaite signer un contrat d’avoir le financement. Nous ouvrons également la capacité d’inscription jusqu’à 30 ans. D’autre part, si aujourd’hui les apprentis ne trouvent pas d’entreprises, ce n’est pas parce qu’il n’y a pas d’offres, il y en a même beaucoup sur le territoire ! Le problème c’est que trop souvent, l’offre et la demande ne se rencontrent pas. Dans les mois à venir, nous réfléchirons avec les régions, les branches professionnelles et les CFA à comment organiser cette rencontre en ligne, grâce à des speed-dating ou des visites dans les entreprises.

Le système va permettre à chaque entreprise et jeune qui souhaite signer un contrat d’apprentissage d’avoir le financement.

Toujours dans le but de faciliter l’emploi des jeunes : le chômage d’insertion (qui concerne les diplômés entre 0 et 4 ans d’expérience, ndlr.) est aujourd’hui un des plus élevés en France, à 17,8% en 2017. Comment faire pour que les entreprises embauchent de vrais “juniors” et non pas des juniors “avec 5 ans d’expérience minimum” ?

Concernant le chômage d’insertion, il ne touche justement que peu les apprentis. Sept sur dix ont un emploi durable dans les sept mois suivants leur diplomation. L’apprentissage est un vrai pied à l’étrier, c’est pour cela que nous voulons le développer. Mais moi ce qui me préoccupe le plus ce sont les jeunes des quartiers prioritaires, qui, à diplôme équivalent, ont trois fois moins de chance de trouver un emploi. C’est pour cela que nous mettons en place un dispositif expérimental dans dix quartiers : les “emplois francs”. Pendant trois ans, nous finançons 5 000 euros par an toute embauche en CDI d’un salarié venant d’un quartier prioritaire de la ville ; 3 000 euros pendant deux ans pour un CDD. D’autre part, la bonne nouvelle pour les jeunes diplômés qui ont d’assez bonnes formations, c’est qu’il y a aujourd’hui une telle tension sur le marché du travail - nous sommes à 3,3% de chômage chez les cadres, un chiffre record - que cela pousse les entreprises qui veulent embaucher à proposer des CDI plutôt que des emplois précaires. D’une manière générale, elles ont d’ailleurs bien compris qu’il leur fallait désormais proposer une certaine qualité de vie au travail…

Moi ce qui me préoccupe le plus ce sont les jeunes des quartiers prioritaires, qui, à diplôme équivalent, ont trois fois moins de chance de trouver un emploi.

À poste égal, les écarts de salaires sont toujours de 9% entre hommes et femmes. En quoi le volet parité de la loi Avenir pro va-t-il effacer cette différence, et pourquoi ne pas avoir dédiée une loi à part, comme en Islande par exemple ?

C’est un point très important de la loi, qui a deux volets. Le premier concerne la lutte contre le harcèlement sexuel et sexiste au travail, avec la mise en place d’un puissant réseau de sensibilisation et d’accompagnement. Désormais, toute entreprise devra nommer des référents sur le sujet, notamment dans le management RH ou encore le CSE (Comité social et économique NDLR). Les médecins du travail seront également formés. Deuxièmement, il y a un important volet sur l’égalité homme-femme. L’égalité salariale est un de mes grands combats et la loi change radicalement le sujet en passant d’une obligation de moyens (jusqu’ici les entreprises devaient juste prouver qu’elles avaient mis en place un plan d’action) à une obligation de résultats.

En quoi cette obligation est-elle (enfin) contraignante pour les entreprises ?

Avant la fin de l’année, nous allons mettre en place un instrument de mesure pour toutes les organisations de plus de 50 salariés. Exclusivement pour celles-là car en deçà, la mesure comparative n’est pas pertinente, il y a beaucoup moins d’inégalités dans les petites structures, tout comme il y a beaucoup moins d’inégalités chez les ouvriers que chez les cadres.

L’accès à l’égalité aura lieu en trois temps : un, la mesure des salaires ; deux, l’obligation d’avoir une enveloppe de rattrapage en cas d’inégalités ; et enfin, si l’égalité n’est pas atteinte au bout des trois ans impartis, la Direccte (Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi) contrôlera et pourra sanctionner une entreprise, à hauteur de 1% du chiffre d’affaires.

Concernant les nouvelles manières de travailler, il y a de plus en plus d’indépendants et de micro-entrepreneurs : comment la loi évoluera-t-elle pour les protéger davantage ?

Cette question du futur du travail, avec les évolutions technologiques, leurs impacts sur l’organisation du travail, sur les formes d’emploi etc., ce sont des réflexions que nous avons avec les partenaires sociaux, et que l’on partage également aux niveaux de l’Union européenne et du G7. Si nous voulons accorder plus de droits aux nouveaux travailleurs, il faut que l’argent vienne du système assurantiel ou de la solidarité (qui relève de l’Etat NDLR), ou que cela entre dans le champ de la négociation sociale… Cela prend du temps mais nous continuons à accompagner les changements du travail, comme nous l’avons fait en créant un droit au télétravail via les ordonnances.

Pour les 20-35 ans, la petite blague du samedi soir est bien souvent de se dire “bah, de toute façon nous on n’aura pas de retraite !”. C’est aussi ça, le futur du travail ?

C’est justement à une future réforme des retraites de s’inscrire dans le contexte d’aujourd’hui et de demain. Les jeunes d’aujourd’hui auront des retraites, mais il faut pour cela continuer à cotiser, et peut-être que dans 20 ans nous travaillerons complétement différemment, avec plus de temps-partiel, plus longtemps… Personne ne sait ce que sera le travail dans 30 au 40 ans, mais il faut y réfléchir et l’anticiper.

D’ailleurs, avec notamment le développement de l’IA, certains posent la question : demain, un monde sans travail ?

A chaque grande révolution technologique, on se pose la même question. Mais la plupart des études sur l’IA montre que même si 10 à 15% des métiers disparaîtront, 15 à 20% de nouveaux seront créés. Aujourd’hui déjà les opportunités sont nombreuses : l’industrie numérique cherche 80 000 personnes ! Encore une fois, il faut construire ces compétences, d’où le grand Plan d’investissement dans les compétences (15 milliards d’euros) dans lequel les formations liées à la transformation numériques et à la transition écologique sont prioritaires.

Et si vous aviez 25-30 ans aujourd’hui… vous postuleriez où et pour faire quoi ?

Bonne question ! … Je créerais ma start-up sociale ! Je chercherais à mettre en relation et en valeurs les compétences des plus vulnérables et qui pourtant ont des choses à apporter. Je n’y ai jamais vraiment réfléchi et il ne faut pas que j’en parle davantage, sinon je vais avoir envie de la créer…

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