Comment se faire une place parmi les anciens de son entreprise ?
15 juin 2023
5min
Journaliste independante.
Dans l’entreprise, ils font figure d’institution. En place depuis vingt, trente, quarante ans, ils ont vu défiler les outils, les process, les salariés. Le temps leur confère une sorte d’aura qui leur offre parfois (souvent) un laissez-passer pour faire les choses à leur manière, comme ils les ont toujours faites. En tant que salarié plus récent voire fraîchement arrivé, comment naviguer dans ce rapport de pouvoir et ces habitudes solidement ancrées ? Doit-on forcément se plier aux règles d’un “ancien” pour travailler à ses côtés ?
« Quand Thierry (1) est parti à la retraite, ça a fait bizarre à tout le monde. C’était l’antiquité du service qui s’en allait, et il emmenait avec lui une bonne partie de la mémoire du service », retrace Hélène, journaliste à Grenoble. Fidèle à son poste depuis des dizaines d’années, le salarié qui bat les records d’ancienneté obtient légitimement une place particulière au sein de l’entreprise. Il a tout vu, tout fait, tout connu et est devenu, au fil des ans, une incarnation de la mémoire de la boîte. « Ils sont témoins d’une histoire et d’un savoir-faire qui leur donne une certaine supériorité », pose Myriam Goffard, psychothérapeute et consultante coach en management du sujet. Malgré qu’il soit un puit de connaissance, travailler avec le plus ancien de la boîte n’est pas forcément la chose la plus aisée. « En l’absence de la cheffe, Thierry prenait les commandes et on se reposait tous beaucoup sur lui, ce qui était confortable pour nous. Mais à côté de ça, il fallait se faire à toutes les directives qu’il donnait et personne n’osait le contredire ni essayer de changer ses habitudes. Il avait acquis une sorte de légitimité et ni les chefs, ni les salariés n’essayaient d’actualiser ses méthodes de travail », rembobine Élise.
Fidélité, engagement et reconnaissance stagnante
Pour cumuler autant d’ancienneté, l’ancien de la boîte a souvent vécu une grosse partie de sa carrière en interne, et son CV ne comporte que peu de postes différents. « Cela signifie qu’ils ont renoncé à d’autres ouvertures professionnelles et sont restés fidèles à leur entreprise, ils ont eu confiance en elle », souligne Myriam Goffard. S’il est d’usage de récompenser l’engagement d’un salarié au travers de promotions et de propositions d’évolution en interne, au bout de dizaines d’années, les possibilités de récompenses s’épuisent. « L’entreprise a besoin de nouvelles compétences comme de nouvelles façons de penser le travail. Ce n’est pas simple, il faut trouver un équilibre entre la gratitude envers les anciens qui font mémoire et le besoin de renouvellement avec l’intégration de nouveaux arrivants ».
Les “dinosaures” de l’entreprise peuvent légitimement ressentir un peu d’amertume à la vue des process qui évoluent, de changements qui avaient été refusés des années plus tôt ou encore d’une nouvelle répartition financière. « Cela demande un management très particulier où les entreprises doivent insister sur les qualités apportées par les “anciens” et demander aux nouveaux arrivants de s’en inspirer, tandis que les “anciens” doivent favoriser l’intégration des plus jeunes », résume Myriam Goffard. Ces efforts peuvent être faits par le management, mais également par les salariés eux-mêmes, qui peuvent agir pour faire des “anciens” de la boîte des alliés de taille.
Travailler aux côtés de l’emblème de la boîte
1. Entrer en phase d’observation
De par ses années d’expérience, l’ancien de la boîte a beaucoup à apporter à ses collègues arrivés plus récemment. D’autant plus à ceux qui sortent tout juste d’école, la tête pleine de théories et de process institutionnalisés. « Ils ont généralement réussi leurs études grâce à leur volonté d’intégrer et de mettre en pratique les modèles proposés par leurs enseignants, je le remarque lorsque je coache sur de nouvelles embauches. Mais avant de prendre des initiatives, il faut respecter un temps d’observation pour s’enrichir de ce qu’ils remarquent sur le terrain », détaille la psychothérapeute. Cette première phase est aussi celle de la valorisation du savoir-faire des anciens : c’est le moment idéal pour s’intéresser à leurs méthodes et comprendre leurs origines, leur fonctionnement et leurs intérêts. À coup sûr, ces marques d’attention seront gratifiantes pour celui qui les reçoit !
2. Travailler sur la transmission
L’ancien de la boîte étant parfois en fin de carrière, laisser une trace ou une empreinte positive auprès de ceux qui restent constitue un signe de valorisation. Mais si certaines personnes sont plus enclines à partager leur savoir-faire, d’autres peinent à mettre le doigt sur ce qu’ils veulent transmettre. Dans ce cas, prêter une oreille attentive permet de mieux connaître la personne et ses intentions : « Il faut écouter ce qu’ils souhaiteraient transmettre, parce qu’il n’est pas rare que certains “anciens” soient malheureux. On les met parfois au placard avec quelques missions de fin de carrière, ce qui en termes de qualité de vie au travail est extrêmement préjudiciable », souligne la psychothérapeute.
Le comité social d’entreprise peut ici jouer son rôle, avec des ateliers ou des groupes de travail sur la transmission en fin de carrière. Certains souhaitent par exemple accompagner et former un jeune, d’autres préfèrent transmettre leurs process… « On est doublement gagnant parce qu’on prépare les plus anciens à partir à la retraite et on transmet aux jeunes des choses qu’ils n’ont pas apprises sur les bancs de l’école ».
3. Ouvrir le dialogue
En tant que nouveau, la communication avec le plus ancien peut parfois être compliquée. Il est intimidant, possède l’aura de ceux qui sont dans le game depuis des années et est parfois relativement distant avec les nouveaux visages. « J’avais 20 ans quand j’ai été embauchée dans une grosse salle de spectacle en tant qu’hôtesse d’accueil. J’ai passé ma première soirée avec une salariée qui était là depuis des dizaines d’années et elle ne m’a absolument pas guidée comme elle aurait dû le faire. J’ai essayé de me débrouiller seule et au moment où j’ai mal fait quelque chose, elle m’a bondie dessus pour m’engueuler. J’étais mortifiée, j’ai cru qu’on allait me virer et j’ai très mal vécu cette première soirée », retrace Cléa (1), qui s’est depuis promis d’accueillir les nouveaux avec bienveillance. Puis au fil des ans, ses rapports avec la fameuse collègue évoluent : « Elle m’a complètement snobée jusqu’à ce que je devienne moi-même une “ancienne”. Elle a dû considérer que j’étais là depuis suffisamment longtemps pour qu’elle retienne mon prénom et m’adresse la parole, comme si on avait toujours été copines ».
Dans un cas comme celui de Cléa, Myriam Goffard conseille d’ouvrir la discussion afin de dépasser la méfiance de l’autre. « Lors d’une pause informelle, on peut demander à la personne : “Je peux comprendre que quelque chose vous mette mal à l’aise dans ma présence, est-ce que vous voudriez en parler ?” », illustre la consultante. Une démarche efficace mais pas si simple, puisqu’elle demande de prendre sur soi et de dépasser le rejet de l’autre.
4. Questionner les rituels
« Je ne sais pas si c’est une question de génération, mais Thierry avait tendance à faire beaucoup d’heures supp’. Il arrivait chaque matin à 6h, ne s’arrêtait pas le midi et partait au moins aussi tard que nous… On sentait que le travail prenait une grande place dans sa vie. Comme d’autres anciens, il y avait des choses qu’il avait du mal à accepter, comme le fait qu’on ait moins de place dans le journal, et il continuait d’écrire de longs articles », se souvient Hélène. Faire changer ses habitudes à ce collègue qui a l’air d’être là depuis des siècles est pour le moins délicat : sa présence inébranlable est le signe qu’il a fait ses preuves, et son âge suscite une forme de respect.
À nouveau, la psychothérapeute conseille d’ouvrir le dialogue pour mieux comprendre les rouages de l’autre : « On peut le formuler ainsi : “Je suppose que vous avez mis en place un fonctionnement qui doit avoir tout son sens, expliquez-moi son intérêt.” Il faut s’intéresser au sens et aux valeurs que portent ces habitudes. Il faut dépasser notre première réaction, qui est souvent du jugement, et rester ouvert ». Face à une personne à l’écoute, qui fait preuve d’intérêt et de compréhension, la communication ne peut que s’assouplir… pour peut-être, faire changer des habitudes devenues désuètes.
Rejet face aux nouveaux, habitudes ancrées dans le marbre, process quasi ancestraux… La personne la plus ancienne de la boîte n’est peut-être pas la plus souple quand il s’agit de collaborer ou de renouveler les méthodes ou le personnel, mais qu’on se le dise : vieillir au sein d’une entreprise n’est pas simple non plus. Avant de prendre des initiatives, mieux vaut analyser le terrain, les façons de faire et être à l’écoute. Les marques d’intérêt et de valorisation sont autant de signes gratifiants pour l’ancien de la boîte, permettant de cohabiter professionnellement… et pacifiquement.
(1) Par souci d’anonymat, les prénoms ont été modifiés.
Article édité par Gabrielle Tremblay, photo Thomas Decamps pour WTTJ
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