Ethique perso vs obligations pro : comment gérer les dilemmes moraux au travail ?

06 déc. 2024

5min

Ethique perso vs obligations pro : comment gérer les dilemmes moraux au travail ?
auteur.e
Aurélie Cerffond

Journaliste @Welcome to the jungle

contributeur.e

Expulser un élève, dénoncer le comportement d’un collègue, signer un contrat avec un client que l’on juge peu éthique, licencier quelqu’un… Au travail, on se voit parfois dans l’obligation de mener certaines actions, inhérentes à notre fonction, mais qui peuvent par la suite, peser sur notre conscience. Peut-on gérer ses « remords professionnels » qui entrent en conflit avec nos valeurs personnelles ?

« Il y a quelques années, j’étais DRH et j’ai été amenée à prendre une décision qui me hante encore aujourd’hui, raconte Charlotte, 41 ans. Nous avions un salarié sur lequel nous avions énormément investi et qui avait toute notre confiance. Employé par notre société de nettoyage au début, on l’avait internalisé pour le nommer responsable de notre site pour l’entretien de nos locaux et notamment de zones sensibles qui nécessitent de respecter des protocoles et une certaine expertise. Je dois dire qu’il remplissait parfaitement ses missions… jusqu’à ce que nous ayons des alertes. Des collègues féminines m’ont signalé qu’il était trop tactile pour dire bonjour le matin. C’était quelqu’un d’origine sud-américaine, ce qui est important à noter car la proximité physique n’a pas la même signification selon les cultures. J’ai donc d’abord tenté de calmer le jeu, expliquant ce contexte culturel différent. Nous l’avons convoqué de manière informelle pour lui demander de modérer ses comportements. Mais plus tard, nous avons eu d’autres alertes concernant ses interactions avec les hôtesses d’accueil (notamment des courriers), qu’il devait superviser. Après une enquête sur la base de ces signalements, je n’avais pas de preuves tangibles mais j’ai décidé de me retrancher derrière le code du travail pour agir et je l’ai licencié pour faute, détaille l’ancienne DRH. Pourquoi ce cas me torture-t-il ? Et bien parce j’ai toujours un gros doute sur sa culpabilité. Il était par ailleurs venu à mon secours face à un collaborateur qui me menaçait suite à un conflit donc je pense que je me sentais redevable à son égard. Enfin, il avait une famille nombreuse à charge et une femme sans emploi, de quoi me culpabliser encore plus, surtout que je ne sais pas s’il a rebondi suite à son licenciement. » À l’instar de Charlotte, combien sommes-nous à avoir agi par obligations professionnelles quand sans être forcément en accord avec ses actes ? Certainement la plupart d’entre nous, car quel que soit notre métier, on peut tous un jour ou l’autre au cours de sa carrière, faire face à un cas de conscience d’après la psychologue Johanna Rozenblum. « Ce genre de conflit intérieur, où l’on subit des pressions qui peuvent entrer en contradiction avec nos valeurs personnelles, est assez courant au travail.* » Certaines personnes choisissent alors de quitter leur emploi ou de changer de secteur, tandis que d’autres cherchent des moyens de concilier les deux.

Nos valeurs misent à rude épreuve

Pour éviter un dilemme moral, il apparaît primordial de bien connaître ses valeurs personnelles avant de choisir son métier. Le problème ? Bien souvent, on ne s’en rend compte de leur inéquation, qu’une fois confronté à une situation difficile. Comme ce fut le cas pour Damien, Data analyst, qui a mal vécu son passage en banque privée : « Mon rôle consistait à conseiller les clients sur leurs placements financiers, en tenant compte de leurs contraintes spécifiques.
On me demandait de faire des projections irréalistes, de promettre des rendements impossibles tout en minimisant les risques. » Alors junior, le jeune cadre n’ose dire mot. Se contentant de fournir des données, il admet fermer les yeux sur leur utilisation. Un arrangement avec la réalité qui ne tiendra pas quand, suite à un changement de poste, il se retrouve en contact direct avec les clients. « On nous fixait des objectifs de vente toujours plus hauts, peu importe les moyens pour y arriver. Désormais face aux clients, la distance n’était plus possible, je voyais directement l’impact de ces pratiques. Sauf que ce n’est pas pour ça que j’avais choisi ce métier ! Je pensais travailler dans une banque d’investissement pour répondre aux besoins réels des personnes, pas pour leur vendre des produits qui ne leur correspondaient pas.* » Épuisé par ce conflit éthique, il finira par changer de secteur, conscient que ce type de pratiques ne gangrène pas uniquement son entreprise, mais bien tout le secteur bancaire.

Faut-il alors condamner nos choix de carrière ? Pas forcément d’après notre experte : « Un conflit entre valeurs personnelles et obligations professionnelles ne signifie pas toujours un mauvais choix de travail. Il peut simplement refléter une situation complexe ou un dilemme éthique qui surgit à un moment donné. Parfois, ce sont les circonstances ou les changements dans l’entreprise qui créent ce fossé, plutôt que le choix de carrière en soi », explique Johanna Rozenblum. Damien par exemple, n’était pas seul à critiquer les pratiques peu éthiques de la banque qui l’employait. Mais d’après lui, ses anciens collègues étaient pris au piège dans « une prison dorée » à coup « de salaires très confortables », qui endormaient leur sens critique.

Un argument pécuniaire qui justifie, au moins en partie, pourquoi nous sommes si nombreux, à, un jour, accepter des tâches ou des missions qui peuvent pourtant, revenir nous tourmenter… Mais l’argent n’est pas le seul responsable : « On peut se sentir obligé de suivre des directives professionnelles sans réagir sur le moment pour plusieurs raisons. Le besoin de sécurité financière oui, mais aussi la pression sociale et/ou professionnelle, mais aussi l’habitude de se conformer aux attentes des autres peuvent nous pousser à agir contre nos valeurs sans les questionner immédiatement », analyse la psychologue. Elle ajoute que selon les circonstances, on peut avoir tendance également à minimiser l’impact d’une action ou rationaliser une situation, ne mesurant sa gravité que plus tard. Une prise de décision au travail rendue plus difficile, si on manque, à ce moment-là, de soutien ou de ressources émotionnelles. Ce qu’a précisément vécu Charlotte : « J’étais seule à prendre la décision de lancer la procédure de licenciement et tout le monde a suivi. Personne n’a questionné la procédure car personne ne voulait s’occuper de ce dossier. Raison pour laquelle je me sens d’autant plus responsable de cette situation. »

Un coup dur pour les plus sensibles

Ni l’apanage d’un milieu ou d’un métier, ressentir des remords professionnels peut arriver à n’importe quand et… à n’importe qui ? Oui et non, nuance Johanna Rozenblum qui admet que, bien que n’étant pas le seul facteur, notre personnalité joue tout de même un rôle dans le développement de ce sentiment. « Les personnes avec un fort sens de l’éthique ou une conscience professionnelle très développée peuvent être plus sensibles aux divergences entre leurs valeurs et leurs obligations pro, quand d’autres, plus orientées vers le compromis ou la flexibilité, peuvent accepter plus facilement de faire des ajustements dans leurs valeurs pour répondre aux exigences de leur travail. » Et lorsque l’on arrive pas à concilier les deux, cela peut provoquer un fort sentiment de mal être, à ne pas prendre à la légère. « C’est mon entourage qui m’a alerté sur mon état : je me plaignais sans cesse, j’étais devenu aigri et désabusé. C’est le déclic qui m’a fait démissionner », se remémore Damien l’ancien banquier, désormais data analyst au sein d’une entreprise alignée avec ses valeurs, quand l’ex DRH Charlotte, a choisi de créer sa propre activité pour se prémunir de tout nouveau cas de conscience.

Comment surmonter ses remords ?

Changer de job n’étant pas (toujours) la solution, comment faire pour alléger une culpabilité générée par une action menée par obligation professionnelle ? Johanna Rozenblum suggère de prendre du recul sur la situation et livre trois conseils pour gérer au mieux ce cas de conscience :

1. Accepter et comprendre ses sentiments : il est normal d’avoir des remords, mais il est essentiel de reconnaître et d’accepter ces émotions sans se juger trop durement. Cela permet de clarifier ce qui nous dérange réellement et d’apprendre de l’expérience.

2. Parler à quelqu’un de confiance : Discuter de la situation avec un collègue, un ami ou un mentor peut aider à obtenir un autre point de vue. Parfois, une perspective extérieure peut offrir des solutions ou simplement soulager la tension intérieure.

3. Mettre en place des actions concrètes pour réparer ou éviter : Si possible, cherchez des moyens de rectifier la situation, que ce soit en discutant avec son manager ou en prenant des mesures pour éviter que cela ne se reproduise ou pourquoi pas changer de poste. Parfois, clarifier ses valeurs et ses limites peut éviter de nouveaux conflits à l’avenir.

Tel un sérum de résilience, faire face à des dilemmes moraux au travail à un impact profond sur notre développement personnel d’après notre experte : « Cela nous oblige à développer des mécanismes d’adaptation, à prendre du recul et à affirmer nos convictions. On réfléchit aussi à ce que nous considérons acceptable au travail. » Plus conscient de notre intégrité, on sera alors plus déterminé à défendre nos valeurs. De quoi mieux choisir nos environnements professionnels à l’avenir, en recherchant des entreprises et des rôles alignés avec nos principes.

  • Le prénom a été modifié pour préserver l’anonymat du témoin.

Article édité par Gabrielle Predko ; Photo de Thomas Decamps

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