Erreur de destinataire : « Comment j'ai découvert qu'un collègue me trouvait relou »

09 janv. 2025

5min

Erreur de destinataire : « Comment j'ai découvert qu'un collègue me trouvait relou »
auteur.e
Paul Douard

Directeur de création chez Mogul, groupe TBWA, ancien red chef de Vice

contributeur.e

Je le répète souvent, mais le monde du travail est d’une violence inouïe. À 35 ans, j’ai failli me faire virer deux fois, j’ai dû licencier des gens biens, on m’a reproché de ne pas savoir écrire, j’ai vu des salariés mentir pour se venger et je me suis moi-même finalement fait virer – deux fois… Mais l’un des trucs les plus étranges qui me soit arrivé, c’est le jour où une personne de mon équipe s’est trompée de destinataire sur Slack et m’a envoyé un message qui ne m’était pas destiné. C’était un mercredi après-midi je crois, quelque part loin du weekend, alors que nous étions encore en pleine période COVID. Je travaillais de chez moi quand la petite pastille rouge s’afficha sur l’écran de mon MacBook. Je cliquais. Le message disait simplement :

« Il me casse les couilles Paul. »

Quand on est manager, la première chose à intérioriser est qu’on parlera de vous en mal. Souvent. C’est comme ça, vous ne pouvez rien y faire. Vous pourriez filer des augmentations et inviter tout le monde au Karting le dimanche, il y aura toujours quelqu’un pour dire que vous ne méritez pas le poste, que vous n’inspirez rien et qu’il ou elle ferait mieux à votre place. Dans l’esprit d’un salarié mécontent, le coupable est toujours le manager à qui on reproche de ne pas laisser assez de liberté tout en étant pas assez présent. Le jour où l’on devient manager, il vaut mieux embrasser cette réalité tout de suite plutôt que de lutter contre et se dire « avec moi ce sera différent ». Non. C’est une forme de solitude qui ne vous quitte jamais. Bien souvent, cela ruisselle sur moi comme de l’eau qui s’écoule dans une cuvette de toilette, mais comme tout le monde, j’ai un cœur. Et parfois, prendre conscience que quelqu’un utilise de l’énergie pour exprimer à quel point je ne mérite pas du tout mon poste, que je suis nul, que c’était mieux avant, ça pique. Moi aussi je rentre chez moi regarder L’amour est dans le Pré avec un plat Picard. J’ai juste une plus grande télévision. Quoi qu’il en soit, il faut savoir passer au-dessus.

Quand le message s’afficha, j’ai d’abord eu un moment que j’appellerai de déni. Je me suis demandé s’il y avait un autre Paul dans l’entreprise. Sans surprise, non. Une fois le déni évaporé, je suis passé par plusieurs phases en seulement quelques secondes. D’abord une forme de réalité qui est venue frapper mon visage gris de cadre supérieur fatigué du télétravail. Tout cela était bien réel. Puis une once de tristesse me parcourait car ce n’est jamais agréable de découvrir un non-dit qui nous fait prendre conscience que quelqu’un dit du mal de nous - car ce n’est sans doute pas la première fois. Je me souviens avoir accusé le coup en me disant : « merde, ça se trouve personne ne peut me blairer et je viens de le découvrir ». C’était comme voir une dick pic apparaître sur le téléphone de ma copine alors je suis en train de jouer à la console, habillé. Je ne dirais pas que « mon monde s’écroule », mais disons qu’on retombe de quelques étages.

Ensuite, j’ai enchaîné sur une phase que je qualifierais plutôt de psychopathe. Je me suis demandé : « Mais qu’est-ce que je peux bien répondre à ça ? » La réponse était dans la question : rien. C’est à l’autre de répondre, pris à son propre piège. Je l’imaginais gesticuler et se débattre dans tous les sens, cherchant comment se sortir de cette situation gênante. Cette personne croyait-elle pouvoir faire passer la chose par une vulgaire excuse type : « ah nan mais je ne parlais pas de toi mdr », ou bien trahir ses collègues : « ahah pardons le message est bien pour toi mais je voulais dire Max ! » Et en même temps l’idée que cette personne pensait d’abord à elle, au risque de rater son évaluation annuelle plutôt qu’au fait de m’avoir potentiellement blessé, n’était pas mieux. J’ai tout de même eu une frayeur en imaginant mon collègue assumer et me dire « bah ouais il fallait que je te le dise, on ne peut plus te blairer Paul. Sorry. » Quoi qu’il en soit, il y a la confirmation de lecture sur Slack, ça ne pouvait faire aucun doute pour lui que j’avais bien lu le message.

Un truc que l’on apprend aussi quand on manage, c’est qu’il ne faut jamais réagir à chaud. Il y a une règle tacite en entreprise, très utile et que l’on pourrait résumer ainsi : le premier qui s’énerve a perdu. Peu importe le sujet ou les raisons : s’énerver fait perdre toute crédibilité. Il faut donc parfois savoir prendre les coups, et patienter. Si je m’étais emporté en répliquant : « Bah merci, super sympa… », j’aurais eu l’air faible. Si j’avais répondu : « On en parlera à ton entretien annuel, bonne soirée », j’aurais eu l’air d’un connard. Dans bien des situations au travail, il vaut mieux laisser l’autre répondre. Mais cette fois-ci, je répondais en premier, par un laconique :

« :) »

À la fois un peu sous le choc, à la fois en position de force, l’émoji laissait à cette personne tout loisir d’interprétation. Seulement quelques secondes après ma réponse lacunaire, je voyais s’afficher les points de suspension sous le chat, signifiant que la personne était en train de me répondre. Mais finalement ils disparaissaient. Puis ils revenaient. J’attendais patiemment, n’ayant en réalité aucune idée de ce que j’allais recevoir. Je pense qu’à sa place, j’aurais été mort de honte et j’aurais immédiatement assumé plutôt que de chercher une sorte de parade qui aurait été tout aussi humiliante. Il y a des situations complexes desquelles on peut sortir la tête haute. La réponse finit par tomber :

« Loool je suis vraiment désolé, c’était pour Antoine. Tu me tiens maintenant. »

Il y avait tout dans cette réponse. Le rire gêné, la maturité d’assumer l’erreur et la clairvoyance que j’avais entre mes mains une arme non négligeable si je voulais, dans un futur proche, nuir à cette personne. Comme disait le personnage de Tom Wambsgans dans la série Succession : « L’information est comme une bonne bouteille de vin. On la stocke, on la conserve, on la garde pour une occasion spéciale et puis on casse la gueule de quelqu’un avec. » Je choisissais de ne rien répondre. À la fois parce que dire que je n’étais pas gêné serait faux, mais surtout parce qu’il n’y avait rien à dire. Assez étrangement, je ne lui en voulais pas. Moi même j’avais déjà critiqué mes managers avec des collègues, « c’est le jeu ». Ce message Slack qui avait agi comme un éclair dans ma fin de journée routinière était plutôt venu créer chez moi une sorte de remise en question, comme si je venais de découvrir que tous mes potes ne me trouvent, en fait, pas drôle.

Il n’existe pas de manuel pour gérer ces moments de la vie où vous apprenez quelque chose de désagréable, comme par exemple que des gens parlent de vous en mal parfois… La seule chose que vous pouvez faire, c’est vous rappeler qu’il ne s’agit que d’un job, que les erreurs existent, les moments d’énervements aussi et ce genre d’accident a le mérite de mettre les choses en perspective. Et aussi, il arrive, en effet, que l’on puisse être casse-couille. La suite de l’histoire va vous étonner. Quelques semaines plus tard, alors que nous ne nous étions pas revus, car toujours en télétravail, je recevais chez moi une bouteille de vin avec un mot d’excuse de sa part. Ce simple geste m’a redonné espoir dans toute l’humanité - jusqu’à croiser un cycliste sur ma route le lendemain matin. Depuis, cette personne et moi sommes de très bons amis. Comme quoi, peut-être que je ne suis pas qu’un casse-couille.

En rédigeant cet article, j’ai quand même demandé au principal intéressé ce qu’il en pensait aujourd’hui. Ce dernier m’a simplement répondu : « C’est vrai que tu cassais les couilles. »

Article écrit par Paul Douard et édité par Gabrielle Predko ; photo de Thomas Decamps.

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