Rencontre avec la communauté anti-travail du forum Reddit
16 nov. 2021
8min
Journaliste - Welcome to the Jungle
Dans la vie, il y a des choses particulièrement satisfaisantes : entendre le « pschitt » lorsqu’on ouvre une bouteille de coca, avoir ENFIN géré toute sa paperasse qu’on procrastine depuis des mois, et surtout, il faut l’avouer, se plaindre du travail. C’est tellement jouissif qu’une communauté de plus d’un million d’utilisateurs s’est créée sur le forum de discussion Reddit dans l’unique but de clasher le monde du travail.
Sur leur SubReddit (un thème de discussion créé par les internautes sur Reddit, ndlr.) qui ne pouvait s’appeler autrement que “antiwork”, les membres s’amusent, discutent, se plaignent du travail et se soutiennent. Et en partageant des articles, des memes, des vidéos, leurs questionnements philosophiques, des critiques d’ouvrages ou encore des conseils… ils imaginent un monde où le travail serait plus vivable (voire n’existerait plus). Alors que la notion de “sens” prend de plus en plus d’importance dans nos choix de carrière, c’est tout le concept du travail qui est réévalué par cette communauté anti-conformiste. Nous sommes allés à la rencontre de trois de ces “antiwork”, prêts pour une petite dose de cynisme ?
Le travail, que lui reprochent-ils au juste ?
S’il va sans dire que chaque membre à ses propres raisons d’avoir une dent contre le travail, certains arguments sont le ciment de leur union…
« L’entreprise n’a que faire de nos émotions »
En parcourant les différents posts du SubReddit “Antiwork”, c’est une des accusations les plus récurrentes faite au travail, à savoir le peu d’empathie qui règne en entreprise et de place pour tout ce qui a trait à la sphère personnelle. C’est d’ailleurs ce qui a provoqué un déclic chez Diablo, un des membres de cette communauté, ironiquement encore en plein labeur lorsque nous le contactons : « Depuis que je travaille, je me suis toujours mis beaucoup de pression pour ne jamais être absent. J’ai toujours considéré que le travail était important, que je devais être à la hauteur. Mais lorsque ma grand-mère est tombée malade et que j’ai dû m’arranger après le bureau pour aller la voir, j’ai mal vécu le fait de ne pas avoir la liberté d’être avec elle autant que je le voulais. Mais aussi perturbé que j’étais, je ne me suis pas arrêté de bosser pour autant. Elle est décédée peu de temps après et, rétrospectivement, j’ai du mal à comprendre pourquoi je n’ai pas osé poser quelques jours pour lui rendre visite. Aujourd’hui ça me paraît absurde de ne pas avoir pensé à “sacrifier” ce temps de travail. »
Ce qu’a vécu Diablo, nous sommes nombreux à l’avoir déjà expérimenté. Ces moments où la pression, la compétition et les enjeux professionnels nous aspirent jusqu’à altérer notre sens des priorités. Le travail passe alors, subtilement, mais sûrement, au premier plan dans nos vies. Il faut dire qu’exprimer ses opinions personnelles, ses émotions ou encore se confier sur sa vie privée en entreprise n’est pas chose aisée. Comme Diablo, nous avons tous déjà eu peur que cela ternisse notre image et nous fasse perdre notre emploi.
Mais à force de se nuancer ou de se taire lorsqu’on aimerait défendre quelqu’un ou exprimer un problème personnel : on peut finir par se trahir, gommer sa personnalité, ses convictions, ses valeurs, bref toutes ces singularités qui font notre identité. C’est cette déshumanisation que regrette notamment Findutravail, une des modératrices du subreddit : « Je trouve que les salariés n’ont pas suffisamment la parole en entreprise car, quoi qu’il en soit, leur boîte fera toujours passer le capital avant l’humain… J’ai d’ailleurs été déçue par la majorité de mes managers mais également par beaucoup de mes collègues. La plupart de mes relations au travail ont été dictées et entravées par les intérêts de chacun, trop souvent stratégiques et réfléchies. Le pire, c’est que nous donnons beaucoup de nous-mêmes, alors que les entreprises peuvent, elles, très bien se passer de nous du jour au lendemain… »
« Le travail ne devrait pas définir notre valeur »
Pourquoi se sent-on inutile lorsqu’on est au chômage ? Pourquoi se sent-on dévalorisé lorsqu’on réalise que notre salaire est inférieur à celui d’un ami ? Pourquoi nos proches nous félicitent-ils lorsqu’on a travaillé de longues heures d’affilée ?
On a longtemps associé travail et dignité car non seulement le travail est notre contribution à la société, mais c’est aussi un moyen de modeler le monde à notre image et de s’accomplir. Le salaire, lui, est la récompense qui prouve cet accomplissement. Mais dans cette communauté qui flirte parfois avec le mouvement anarchiste, cette conception du travail ne fait pas sens : « J’ai du mal à concevoir le fait que la nourriture, l’eau et le logement, qui sont des ressources nécessaires à notre survie, dépendent de notre rémunération. Je ne pense pas que le salaire doive déterminer notre valeur. Cela implique une notion de “mérite”, or tout le monde mérite le minimum vital. »
C’est pourquoi la question du revenu universel y est fréquemment débattue : « En termes de décisions à long terme, j’aimerais voir ce que pourrait donner un revenu de base universel financé par des communautés locales, nous confie, rêveuse, Findutravail. Cette solution pourrait même s’accompagner d’une plus grande automatisation du travail. Ainsi, certains d’entre nous pourraient diminuer ou mettre fin à leurs activités professionnelles pour se consacrer à d’autres occupations, qui créeraient indirectement de la valeur dans la société. »
Travail VS temps libre
C’est LA question qui revient le plus sur le réseau social : pourquoi devrait-on dédier la majorité de notre temps au travail ? « En tant que salarié, on vend notre ressource la plus précieuse à notre entreprise, explique Diablo qui préférerait se consacrer davantage au sport. Je ne supporte pas l’idée de mettre toute mon énergie dans le travail, rentrer chez moi épuisé et n’avoir rien à donner à ceux que j’aime. »
Pour eux, le travail, comme n’importe quelle activité, devient inacceptable dès lors qu’elle prend au minimum un tiers de notre journée. « Il n’y a rien que j’aime faire 8 heures d’affilée », a-t-on pu lire dans un “topic”. Alors pourquoi acceptons-nous cette contrainte, sont-ils nombreux à se demander. « Je n’ai pas toujours été contre le travail, raconte la modératrice du subreddit. Je me suis toujours dit que bosser était une plaie, mais que je n’y pouvais rien. Jamais je ne m’étais dit qu’il était possible de remettre en question cette pénibilité liée au travail, que nous n’étions pas obligés d’accepter cela en tant que citoyens, qu’une autre société était envisageable. En prenant du recul, j’ai réalisé qu’il était absurde de croire qu’on n’a pas d’autre choix que d’endurer nos “bullshit jobs”, comme les qualifie l’anthropologue David Graeber, sans jamais imaginer d’autres alternatives… »
Le travail sera métamorphosé ou ne sera pas !
Au-delà de ce triste constat, que proposent les membres de ce subreddit pour contourner ce monde qui les dégoûte tant ? Ne plus travailler du tout ? Oui, mais comment ?
Ne pas travailler : un pas hors de la société ?
Il est rare qu’autour de nous, quelqu’un ait déjà eu “le choix” de travailler ou non. Le travail est un passage obligatoire pour la plupart d’entre nous. Et ce, au grand dam de SuperHeros qui a réalisé dès l’âge de 14 ans qu’il serait contre le travail (qu’il appelle d’ailleurs plutôt “travail forcé) : « J’ai décidé de sortir du système scolaire assez jeune et j’ai enchaîné quelques boulots. Ils n’étaient pas ennuyeux, pas difficiles, mais j’ai toujours démissionné car je ne supportais pas la contrainte. En fait, je suis contre le fait de forcer un être humain à faire quoi que ce soit, point. Je le suis depuis longtemps et je le serai jusqu’à la fin de ma vie. »
S’il est heureux aujourd’hui de pouvoir se consacrer pleinement à ses passions, il a aussi dû abandonner certains privilèges et assumer les conséquences de ce choix radical : « Je vis chez mes parents, ce qui n’est pas toujours très confortable… Mais ça en vaut largement la peine car ça me permet de disposer de mon temps. Et puis, il faut se rappeler qu’encore aujourd’hui, dans de nombreux pays, les familles vivent toujours ensemble, même lorsque les enfants grandissent. » SuperHeros a gagné du temps libre, mais a perdu son indépendance. Qu’on compte sur nos parents, un conjoint ou sur des allocations, le fait d’arrêter de travailler nous contraint à vivre aux crochets d’autrui… Sans parler de la marginalisation que cela implique.
« Quand on n’a pas de salaire, on ne peut pas participer aux activités sociales, regrette SuperHeros. Je ne peux plus aller à des événements, comme boire un verre dans un bar, et puis je n’ai pas de voiture donc je ne peux pas non plus me déplacer. Je ne peux pas non plus acheter de cadeaux pour les anniversaires ou pour Noël. En fait, je n’ai rien à offrir. Et puis, comme les discussions tournent beaucoup autour du travail, mes relations amicales se sont peu à peu étiolées. C’est de ma “faute”, je sais, mais je ne veux pas être un fardeau pour les autres. » Dans la société dans laquelle nous vivons, renoncer au travail à l’échelle individuelle est donc un choix contraignant, comme en témoigne SuperHeros , mais peut-il en être autrement ? C’est ce que pense Findutravail. Pour elle, il existe des solutions pour rendre cette oisiveté plus vivable, comme « vivre en communauté pour diviser les coûts de la vie ou opter pour un mode de vie plus frugaliste. » Mais dans tous les cas, cela veut dire s’exclure de la société, or ce qu’attendent vraiment les anti-work, c’est une évolution collective…
La libéralisation de l’entreprise peut-elle rendre le travail plus acceptable ?
« Nous voulons que le monde du travail connaisse une grande révolution, confirme Findutravail. Mais personnellement, je ne suis pas contre y aller petit à petit. Certains changements progressifs seraient les bienvenus ! Déjà, le salarié devrait être plus entendu sur son lieu de travail. Il devrait aussi y avoir plus de flexibilité en matière d’horaires, et on pourrait également instaurer une semaine de travail plus courte… »
Même son de cloche du côté de Diablo. Si sa relation avec le boulot a démarré du mauvais pied lorsqu’il a sacrifié son temps auprès de sa grand-mère malade au profit de son travail, celle-ci s’est améliorée avec le temps grâce à certains ajustements : « Depuis quelque temps, je bosse pour une entreprise qui me donne pas mal de libertés. Je travaille principalement à la deadline, ainsi la seule chose qui importe, c’est que je rende mon travail en temps et en heure. Je gère aussi mes horaires comme j’en ai envie, je peux faire mes courses pendant la journée, faire du sport ou encore jouer à un jeu quand je veux. Et j’ai également la possibilité de faire du télétravail. Tout cela m’aide à mieux vivre ce que je rejette. »
Et le monde du travail semble avoir entendu leur colère puisque la crise sanitaire a mis un grand coup de pied dans la fourmilière. Ainsi, le télétravail, les questions de rythme, le management toxique et la prise en compte des enjeux personnels des salariés par les entreprises sont des sujets -entre autres - qui ont été largement mis en lumière depuis 2020. Si le monde professionnel se métamorphose petit à petit pour s’adapter à ces nouvelles attentes, pas certain qu’il achève de convaincre tous les antiwork qui préféreraient le voir… aboli !
Pour le moment en tout cas, s’exprimer sur ce forum permet à cette communauté de rêver d’un autre monde du travail et de remodeler la société. « Nous sommes aujourd’hui plus d’un million à échanger sur ce SubReddit, et c’est un de mes plus grands accomplissements politiques. Avec les autres modérateurs, nous sommes heureux de générer de la conversation et de la réflexion sur ce sujet. Même si parfois, ça renforce un peu la négativité… », conclut pour nous Findutravail. Vous voilà prévenus, mais si, vous aussi, vous avez une dent contre le travail ou souhaitez apporter votre petit grain de sel au débat, c’est par ici que ça se passe !
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Photo par Welcome to the Jungle
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