Le syndrome de la grande sœur, gage de réussite ou fardeau pour la carrière ?
06 nov. 2024
5min
En prenant le rôle d’un parent de substitution dès leur plus jeune âge et en ayant la charge d’incarner l’exemple à suivre pour leurs cadets, les grandes sœurs se heurtent souvent à des difficultés tout au long de leur carrière. Entre une charge mentale élevée, le besoin de protéger les autres, et la pression constante de réussir, elles peuvent avoir du mal à gravir les échelons hiérarchiques et à imposer des limites pour atteindre leurs objectifs. Elles racontent comment elles tentent de trouver un équilibre entre ces attentes familiales et leurs propres aspirations.
Quel est le point commun entre Beyoncé, Oprah Winfrey, Hillary Clinton, Christine Lagarde et Angela Merkel, hormis leur succès éclatant ? Elles sont toutes l’aînée de leur fratrie. Simple hasard ? Pas vraiment. Selon Feifei Bu, chercheuse à l’université d’Essex au Royaume-Unie, les aînées ont 16 % de chance en plus de briller dans leurs études par rapport à leurs cadets. Mais ce privilège d’être l’aînée vient souvent avec un coût émotionnel. Depuis toujours, les grandes sœurs sont invitées à montrer l’exemple, à prendre soin des plus jeunes et à gérer des responsabilités souvent bien trop lourdes pour leurs petites épaules. Le phénomène porte un nom, « la parentification ». Depuis peu, ce dernier a trouvé une nouvelle caisse de résonance sur TikTok, en cumulant des millions de vues sous le terme de « syndrome de la grande sœur » (#eldestdaughtersyndrome). Dans ces vidéos, des jeunes femmes, parfois encore adolescentes, racontent comment elles ont dû troquer leur enfance contre des tâches domestiques et un rôle de parent de substitution. Des témoignages qui révèlent l’impact de cette charge mentale sur toute une génération de grandes sœurs, celles qui jonglent entre ambition, réussite et un héritage familial bien plus lourd que celui de leurs cadets.
Viser l’excellence tout en veillant sur les plus jeunes
À 32 ans, Anna est l’aînée d’une famille de cinq enfants. Dans son milieu privilégié, où l’échec n’a jamais été une option, elle n’a pas eu d’autre choix que de viser l’excellence. Piano, chant, danse, cours particuliers… Dès l’âge de quatre ans, tout était orchestré pour qu’elle soit la première de la classe. Pas seulement pour faire plaisir à ses parents – bien qu’ils aient été constamment derrière elle, vérifiant que chaque chapitre, chaque note, était parfaitement maîtrisé –, mais aussi pour servir de modèle à ses plus jeunes frères et sœurs. Chez elle, être la grande sœur, c’était d’abord être un guide, un exemple à suivre, sans jamais faillir.
Heureusement, Anna avait des facilités. Aux yeux de tous, elle était la grande sœur parfaite qui aide les plus jeunes à faire leurs devoirs, celle à qui tout réussi, sans effort apparent. Jusqu’au jour où, forcément, ça craque. À 17 ans, elle décide d’arrêter d’être cette fille qui coche toutes les cases, elle se teint les cheveux en rouge et part rejoindre un amoureux à l’autre bout de la France. Résultat : à quelques mois du bac, elle est déscolarisée.
« J’ai failli rater les épreuves, mais je m’y suis quand même rendue sans rien préparer, raconte-t-elle, un sourire en coin. J’ai eu une mention assez-bien, de quoi rassurer mes parents. » Une pirouette de dernière minute, comme pour leur dire : vous voyez, même en roue libre, je gère. Mais cet acte de rébellion cachait autre chose : « Si je n’ai jamais douté de mes capacités, à cause de cette pression, aujourd’hui je tâtonne encore dans ma vie professionnelle. Dix ans après mon master, j’ai encore du mal à entretenir de bonnes relations avec mes managers, à respecter les règles de l’entreprise, et je m’ennuie vite. Ma carrière ressemble à une course d’obstacles : je change de travail ou de pays tous les deux ans. » Brillante, oui, mais à sa manière. Le rôle de la fille parfaite ? Il ne lui convient pas. Aujourd’hui, elle le dit sans détour : moins étouffés par les attentes et plus libres de tracer leur propre chemin, ses frères et sœurs réussissent finalement mieux qu’elle.
Cette pression n’a rien d’exceptionnel pour la coach Michelle Elman qui explique que le premier enfant d’une fratrie est une sorte de cobaye pour des parents encore en rodage dans leur rôle éducatif. Face à l’incertitude, ils placent leurs espoirs dans l’aîné, espérant en faire un modèle pour les plus jeunes. Mais cette responsabilité, loin d’être équilibrée, pèse souvent davantage sur les épaules des filles. Dans un contexte de pression sociale, les femmes restent encore associées aux responsabilités domestiques. En d’autres termes, les aînés sont censés réussir, qu’ils soient garçons ou filles, mais la grande sœur, elle, hérite d’une mission supplémentaire : veiller sur la fratrie, accompagner les plus jeunes, comme une seconde mère. Un double rôle – celui de modèle et de protectrice – qui façonne leur parcours de manière singulière, souvent au détriment de leurs propres aspirations profondes.
La place dans la fratrie n’explique toutefois pas tout. « Le contexte familial, le nombre d’enfants, la disponibilité des parents et leur soutien influencent aussi l’impact de ce rôle de grande sœur », observe Johanna Rozenblum, psychologue clinicienne. À cela s’ajoute la personnalité de la grande sœur elle-même, la culture familiale et les attentes sociales, car dans certaines cultures, les aînées endossent des responsabilités bien plus tôt. Ces variables nuancent le rôle, mais elles renforcent aussi le poids de ce syndrome pour celles qui se sentent constamment sous pression.
Des répercussions profondes sur la carrière
Si ce syndrome a des répercussions sur la vie adulte des aînées, elles se font surtout sentir dans leur vie professionnelle. Ayant pris l’habitude d’assumer de lourdes charges dès l’enfance, les grandes sœurs peuvent avoir des difficultés à poser des limites, même dans des environnements compétitifs. « Quand j’étais petite, raconte Sarah, 34 ans, aînée de trois enfants dans une famille monoparentale, ma mère me disait toujours : “Tu dois montrer l’exemple à tes frères.” J’avais huit ans quand j’ai commencé à m’occuper d’eux après l’école. Je faisais les devoirs avec eux, je les aidais à préparer leurs cartables pour le lendemain. J’avais l’impression de devenir adulte bien avant eux. »
Comme beaucoup de grandes sœurs, Sarah s’est naturellement dirigée vers des relations personnelles ou professionnelles où son instinct de prendre soin des autres est sollicité, voire exploité. Elle est devenue celle à qui on confie ses problèmes, celle qui accepte de rester tard pour aider. « Aujourd’hui, même en étant manager, je n’arrive pas à me détacher de ce rôle, raconte Sarah. Dans mes relations professionnelles, j’ai tendance à assumer trop de responsabilités, à vouloir protéger mes collègues, parfois même en sacrifiant mes propres besoins. Comme si mon rôle d’aînée me collait encore à la peau. »
La jeune trentenaire est convaincue que « syndrome de la grande sœur » ne disparaît pas une fois adulte. Il évolue, se transforme, mais continue d’imprégner les rapports de pouvoir, les relations au travail, et même l’estime de soi. Cette tendance à tout gérer et à tout protéger n’est qu’une extension du rôle qu’elle a trop longtemps assumé. Pourtant, elle aspire à un meilleur équilibre : « Même si la bienveillance est essentielle, je commence à comprendre que prendre soin de moi ne fait pas de moi une mauvaise personne. » Pour y parvenir, Johanna Rozenblum, psychologue clinicienne, estime qu’« il est essentiel d’accepter sa vulnérabilité et de reconnaître que faire des erreurs est humain. » La psychologue recommande par exemple de pratiquer l’auto-compassion et d’apprendre à se parler avec la même bienveillance qu’on réserve à un ami.
Se servir de son rôle de parent pour tout réussir
Les traces du syndrome de la grande sœur s’effacent rarement complètement, mais il est tout à fait possible d’en extraire le meilleur. La première étape est la reprise en main sur son parcours. Trop de grandes sœurs, comme Anna, aujourd’hui employée dans une maison de couture française, ont longtemps travaillé pour satisfaire les attentes parentales plutôt que pour leur propre épanouissement. Selon la psychologue, l’objectif est clair : « Il faut redéfinir ses motivations. Prendre le temps de comprendre ce qui nous fait vraiment vibrer, ce qu’on souhaite construire, indépendamment des regards extérieurs. Se poser des questions essentielles : “Qu’est-ce qui me rend fière, sans besoin de validation ?” ou “Quels projets m’animent et me donnent un vrai sentiment d’accomplissement ?” » Un retour vers soi crucial dans la quête de sens et d’accomplissement et qui permet de rompre avec le mythe de la grande sœur parfaite qui se sacrifie pour les autres.
Malheureusement, le syndrome de la grande sœur n’est pas un phénomène anecdotique : il marque durablement les ambitions et les trajectoires professionnelles des aînées. Ce poids invisible, qui les pousse à se dépasser pour satisfaire les attentes familiales, laisse des traces, certes, mais il peut aussi se transformer en force. Anna et Sarah le disent bien : sans cette pression, elles ne seraient pas là où elles en sont aujourd’hui. La clé est d’apprendre à se détacher de ces attentes étrangères pour se recentrer sur ses propres désirs et ambitions. Parce qu’au fond, exceller n’a de sens que si c’est pour soi, et non pour jouer un rôle décidé avant même d’avoir cette conscience de soi.
Article écrit par Romane Ganneval, édité par Aurélie Cerffond, photo par Thomas Decamps
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