Faudra-t-il travailler plus pour sortir de la crise ? Des dirigeants témoignent
07 mai 2020
7min
Journaliste - Welcome to the Jungle
Que l’on reprenne le chemin du travail dès le 11 mai ou non, nous sommes des millions de salariés à s’interroger : les entreprises vont-elles faire le deuil du chiffre d’affaires perdu pendant les deux mois de confinement, ou vont-elles imposer de s’investir davantage pour rattraper le manque à gagner ? Alors que certains chefs d’entreprise touchés de plein fouet par la crise ont déjà demandé à leurs collaborateurs de faire preuve d’une grande agilité, mais aussi de prendre des RTT et des congés anticipés, qu’en sera-t-il demain du temps de travail ? La crise sanitaire sonne-t-elle la fin - temporaire ou prolongée - de certains acquis sociaux comme la semaine de 35 heures ou des cinq semaines de vacances ? Pour prendre le pouls, nous avons posé la question à plusieurs chefs d’entreprise.
Non mais « pour éviter de travailler plus, il va falloir se réorganiser et éliminer les tâches superflues »
En région parisienne, le soleil caresse les tours vides de l’esplanade de la Défense. Depuis huit semaines, Julien (1) a quitté son bureau de verre pour sa table de salon en banlieue. Avec son casque vissé sur les oreilles dix heures par jour, il enchaîne les réunions en visio. Président d’une structure qui distribue des produits chimiques et de spécialité (peintures, solvants) en France, il a attendu début avril pour mettre ses 200 salariés au chômage partiel, une journée par semaine. Mais tout n’est pas noir : alors qu’il pensait enregistrer une baisse de 30% de son activité en avril, la plongée n’a pas été aussi violente que prévu avec -15% sur le mois par rapport à l’an dernier. Pour autant, le business peine à reprendre. En mai, les carnets de commandes ne sont pas épais. « Il vaut mieux prévoir plus de baisse que de colmater une fois que tout s’est déjà effondré, dit-il. Ce qui m’inquiète particulièrement, c’est que les entreprises de mon secteur en Italie et en Allemagne n’ont eu que 10% de perte en moyenne pendant la durée du confinement. En France, avec la généralisation du chômage partiel qui a mis notre économie totalement à l’arrêt avons-nous fait fausse route ? Comment va-t-on se relever de cette crise ? » Le chef d’entreprise navigue à vue.
Julien ne prévoit pas de diminuer les effectifs, mais a déjà mis un terme à certains contrats précaires (intérim, CDD) qu’il jugeait “non-prioritaires” et demandé à ses salariés de piocher dans leurs congés et RTT de l’année 2020. En accord avec les partenaires sociaux, les salariés ont accepté ces dispositions exceptionnelles pour “sauver l’entreprise.” « Aujourd’hui, j’ai toujours une grosse interrogation pour cet été : si nos clients redémarrent leur activité à ce moment-là, il faudra être présents. Normalement, j’impose à mes collaborateurs trois semaines de congés entre juillet et août, mais là je ne sais plus, explique-t-il. Pour l’instant, on attend de voir comment se passent mai et juin. » En dehors des mesures particulières concernant les congés, attend-il de ses salariés qu’ils s’investissent davantage à la reprise ? « Je ne vais pas leur demander de travailler plus, alors que c’est grâce à eux qu’on tient encore debout, admet-il. Mais je vais voir ce qu’on peut éliminer pour être encore plus efficace tout en respectant les horaires de travail. Et si ce n’est pas suffisant, peut-être que j’ajouterai de nouvelles ressources. »
« Je ne vais pas leur demander de travailler plus, alors que c’est grâce à eux qu’on tient encore debout » Julien, président d’une entreprise de distribution de produits chimiques.
Il y a quelques années, l’entreprise a déjà eu un gros coup dur en perdant son principal client et la moitié de son business. S’était alors posée la question de licencier. Contre toute attente, Julien avait alors opté pour une autre solution. « J’ai annoncé à mes salariés que je les gardais tous pendant deux ans, mais que pour survivre, nous n’avions pas d’autre choix que de conquérir de nouveaux marchés. Finalement et en seulement un an, nous avons retrouvé l’équilibre », se souvient-il. Et même si Julien reconnaît que certains acquis sociaux sont parfois des obstacles à l’impératif business, ils le poussent aussi à être plus créatif. « Quand on est respectueux, tout le monde est volontaire et trouve une bonne énergie, reconnaît-il. Le chantage à l’emploi et la pression ça ne fonctionnent pas. »
Non et puis « à quoi cela sert-il de produire plus s’il n’y a pas de demande ? À rien, si ce n’est épuiser ses collaborateurs »
Quentin Guilluy, directeur général et cofondateur d’Andjaro (ex-OuiTeam), une start-up qui produit des logiciels, n’a pas compris la prise de parole du Medef en avril dernier qui évoquait la nécessité « d’effacer, dès 2021, les pertes de croissance de 2020 » et donc de pousser les Français à travailler plus. « Bien sûr que toutes les entreprises vont essayer de rattraper le manque à gagner, mais je ne pense pas que travailler davantage soit un argument valable, c’est très “ancien monde”, dit-il. Déjà, il faut attendre que la consommation reparte. Parce que à quoi cela sert-il de surproduire, s’il n’y a pas de marché et de demande ? À rien, si ce n’est épuiser ses collaborateurs. Plus largement, je vois que certains chefs d’entreprise s’inquiètent sur le fait que les Français se sont habitués à consommer moins pendant deux mois. À la sortie de la crise, allons-nous consommer plus pour rattraper la frénésie d’achats ou allons-nous avoir une consommation plus raisonnée ? C’est la grande inconnue. » Pour sa part, le jeune chef d’entreprise a fait le choix de ne pas recourir au chômage partiel, mais a pris quelques mesures pour amortir le choc économique, notamment en demandant à ses cinquante salariés de solder quelques RTT et congés jusqu’en juin. « Quand on demande un effort parce qu’il faut faire attention, tout le monde comprend, explique-t-il. Ce n’est pas punitif, mais préventif ! »
« Bien sûr que toutes les entreprises vont essayer de rattraper le manque à gagner, mais je ne pense pas que travailler davantage soit un argument valable, c’est très “ancien monde” » Quentin Guilluy, CEO d’Andjaro.
S’il admet qu’il est impossible pour lui de gérer un an de vacances uniquement sur la fin de l’année 2020, il pense aussi que le repos est nécessaire pour ménager ses salariés, pour certains épuisés par le confinement. « Ces deux dernières semaines, je vois beaucoup de fatigue chez les parents de jeunes enfants et chez ceux qui n’arrivent pas à faire la distinction entre vie professionnelle et vie familiale. Alors si je leur demandais de travailler plus, ça serait une autoroute vers le burn-out ! Je veux protéger mes salariés, souligne-t-il. Pour lui, les entreprises doivent être particulièrement attentives à bien gérer le repos des équipes avant la rentrée de septembre et le “vrai” retour de l’activité. Mon impression, c’est que le retour à la normale sera très progressif. La reprise économique, ce n’est pas un sprint, mais bien un marathon. »
Sûrement un peu mais « même si on travaille plus, est-ce que je vais pouvoir garder tout le monde ? »
Le téléphone portable de Laurence clignote, c’est la douzième sonnerie en une heure. « J’ai du mal à suivre », lance-t-elle sourire aux lèvres. Propriétaire d’un spa dans une station balnéaire dans les Côtes-d’Armor (22), elle vient d’envoyer un mail à ses clients annonçant la reprise de son activité le 11 mai prochain. Depuis, les réservations s’enchaînent et l’oreille chauffe. « Ce qu’on me demande le plus ce sont les épilations et les soins visages, dit-elle affairée à remplir son agenda. Mais il y a encore plein d’inconnues. Est-ce qu’on va devoir faire les massages avec des gants ? Vais-je pouvoir rouvrir le hammam ? » Des questions simples qui restent encore sans réponse. Et pourtant le temps est compté.
Comme pour des millions de TPE en France, la cheffe d’entreprise a perdu deux mois de chiffre d’affaires et tourne un peu en rond en attendant que les aides de l’État ne viennent la soulager un peu. Elle n’a encore rien touché. À chaque fois, son entreprise ne rentrait pas dans les critères. Alors pour éviter la faillite, pas d’autre choix que d’ouvrir dès le premier jour du déconfinement. « On ne va pas pouvoir travailler autant que d’habitude. D’abord les clients ne pourront pas se croiser et il faudra tout désinfecter entre deux rendez-vous, ce qui limite le nombre de passages dans la journée, explique-t-elle. En revanche, si la situation s’améliore dans les prochains mois, je demanderai à mes employées de travailler deux heures de plus par semaine pour compenser. Demander encore plus ne serait pas raisonnable, les massages c’est très physique, alors imaginez avec des masques ! Pour rattraper le chiffre d’affaires certains commerçants peuvent étendre leurs plages horaires, mais moi je ne vais pas ouvrir le spa 24h/24, ça n’aurait aucun sens ! »
Pour l’instant, ses quatre salariées au chômage partiel depuis mi-mars ne vont pas toutes reprendre le chemin de l’entreprise. Au début, seules deux d’entre-elles travailleront et seulement à tour de rôle. Le visage se durcit quand Laurence évoque l’avenir : « Finalement pour moi la vraie question ce n’est pas va-t-on devoir travailler plus, mais même si on travaille un peu plus jusqu’à la Toussaint, est-ce que je vais pouvoir garder tout le monde ? » Son spa fonctionne essentiellement entre Pâques et septembre. Et cette année, la saison est déjà fichue.
« Je demanderai à mes employées de travailler deux heures de plus par semaine pour compenser. Demander encore plus ne serait pas raisonnable, les massages c’est très physique, alors imaginez avec des masques ! » Laurence, propriétaire d’un spa.
Travailler plus, une « drôle d’idée » pour le ministre de l’Économie
Finalement se demander à quoi ressemblera le monde du travail de demain, c’est aussi compliqué que de résoudre une équation à cinq inconnues. Beaucoup de questions restent en suspens et les entreprises ne parviennent pas encore à se projeter. Pour autant, le gouvernement et les syndicats refusent - pour le moment - la remise en cause des acquis sociaux. Le ministre de l’Économie n’a pas soutenu la proposition du Medef estimant que « c’était une drôle d’idée de réfléchir comme cela ». Pour Fabrice Angéï, secrétaire confédéral de la CGT, travailler plus n’est pas une solution viable à long terme, « si le chômage continue d’augmenter, il n’y aura pas plus de consommation que l’on travaille 60 heures ou 35 heures par semaine. Alors plutôt que de faire peur aux salariés en les faisant travailler sous la menace d’une fermeture, il faudrait plutôt repenser le système en relocalisant la production. Les grandes entreprises doivent soutenir les moyennes et petites structures qui sont en plus mauvais état par une politique de grands travaux. Finalement, pour sauver l’économie française, nous n’avons d’autres choix que de se serrer les coudes. »
(1) le prénom a été changé
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Photo d’illustration by WTTJ
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