Applis de job matching : peut-on chercher un travail comme on cherche l'amour ?
06 déc. 2019
6min
On peut facilement comparer la manière de faire des rencontres Tinder à un processus de recrutement : on fait quelques recherches, on effectue un, deux, trois rendez-vous avec les individus avec qui ça a “matché”, puis on jette son dévolu sur une seule et unique personne. Ce procédé est appelé « multidating », de l’anglais « date », rencontre, et il est tout à fait comparable à la démarche d’un recruteur qui mène plusieurs entretiens de front, puis “short-liste” les candidats jusqu’à retenir le meilleur.
D’ailleurs, depuis l’apparition des applications de rencontre, les acteurs du recrutement se mettent eux aussi à tirer profit du modèle “application de matching”. Il semblerait qu’il soit aujourd’hui possible de swiper pour trouver “le job de ses rêves” directement sur smartphone. Mais ces applications nous permettent-elles véritablement de dénicher un travail comme on cherche l’amour ?
Un fonctionnement calqué sur le modèle de la rencontre en ligne
Ces applications de job matching fonctionnent globalement de la même manière qu’une application de rencontre de type Tinder : en tant que candidat, vous importez les données de votre compte LinkedIn (versus Facebook sur les applications de dating) sur l’application ou vous vous inscrivez en renseignant vos compétences, votre expérience, la localisation souhaitée, etc. Ensuite, un algorithme sélectionne dans la base d’offres d’emploi celles qui correspondent à votre profil et à vous souhaits.
Il ne vous reste plus qu’à faire défiler sur l’écran de votre téléphone les offres qui vous sont proposées en swipant et en likant celles qui vous conviennent. Le recruteur a ensuite la possibilité de consulter puis d’approuver (ou non) votre profil. Si c’est le cas, il y a un match. Comme sur Tinder donc, d’une contraction agile du pouce, vous pouvez manifester votre intérêt pour une offre d’emploi, en espérant que le coup de foudre opère et que ce soit réciproque.
Des applications qui accélèrent et fluidifient les démarches du candidat
Le but : s’adapter à l’usage croissant du smartphone
En 2014, le co-fondateur d’une de ces applications de job matching déclarait : « La recherche d’emploi est un archaïsme ! Qui pense encore que les cadres, en particulier ceux qui sont déjà en poste, ont envie de rechercher un job sur les sites traditionnels ? Les usages de ces utilisateurs exigeants changent vite, ils veulent pouvoir parcourir quelques offres au détour d’une pause café ou en attendant le bus. »
Mieux s’adresser aux jeunes, s’adapter aux nouveaux usages, jouir des bénéfices d’un algorithme : tel est le credo des fondateurs de ces applications. Il est vrai que la conquête du numérique, le culte de la vitesse et l’ubérisation de la société impliquent des exigences de rapidité et d’instantanéité à l’heure ou 75% des Français possèdent un smartphone. S’adresser aux candidats via une application mobile “tendance et ludique” semble donc être une option logique pour cibler les jeunes, surtout lorsque l’on sait que 98 % des 18-24 ans possèdent un smartphone et que plus d’un individu âgé de 18 à 25 ans sur quatre a fréquenté au moins un site de rencontre en 2018.
Des avantages pour les utilisateurs
Quelles sont les différences avec un moteur de recherche d’emploi classique ? Que peuvent nous offrir ces applications ?
- Plus de rapiditié et de réactivité : grâce à la technique du swiping des offres, ces applications permettent de candidater en masse, sans répéter l’opération de téléchargement du CV et de la lettre de motivation plusieurs fois. Sarah, 27 ans, utilisatrice de ces applications, estime que : « Le swiping des offres permet d’aller plus vite et d’écarter directement les offres inintéressantes. En somme, plus besoin d’importer son CV pour chaque candidature. »
« Tout est facile et fluide. La création du profil depuis les données importées de LinkedIn est très rapide. » - Sarah, 27 ans
Moins de recherche : l’algorithme permet de vous épargner la recherche en ciblant directement les offres susceptibles de vous intéresser et de vous correspondre. Vous allez donc “droit au but !”
Plus d’accessibilité : vous pouvez également vous connecter à ces applications n’importe où, n’importe quand. Ainsi, même des petits moments de creux peuvent être rentabilisés. Avant, vous procrastiniez lorsqu’il s’agissait de postuler ? Demain, vous swiperez peut-être les annonces pour vous occuper, qui sait ?
Calquer la recherche d’emploi sur le modèle du swiping peut donc s’avérer intéressant par rapport aux nouveaux usages. Mais ces applis sont-elles si révolutionnaires ? Ont-elles une face d’ombre ?
Ces applications peuvent-elles réellement révolutionner notre manière de chercher un job ?
Des offres en nombre relatif
Richard Mèmeteau, philosophie et auteur de l’ouvrage Sex friends: comment (bien) rater sa vie amoureuse à l’ère du numérique, nous explique qu’une application de rencontre fonctionne et acquiert de la notoriété lorsqu’il y a suffisamment d’utilisateurs pour la rendre attractive. Le succès de ces nouvelles applications de recrutement dépendra donc de l’affluence des candidats et recruteurs.
Or, pour le moment, même après plusieurs années d’existence, il semblerait que nous en soyons toujours au balbutiement de la pratique. Ludovic, 37 ans, a recherché un emploi de commercial senior sur l’une de ces applications. Il s’est dit peu convaincu par les annonces : « Les annonces ressemblaient plus à des annonces factices, virtuelles. Je n’ai jamais eu de retour, positif ou négatif d’un recruteur. Du coup, j’ai vite laissé tomber. Ça ressemblait plutôt à une application pour passer le temps. Le seul truc sympa a été de swiper les annonces, c’était moderne ! C’est le seul critère positif à mes yeux. »
« Je n’ai jamais eu de retour, positif ou négatif d’un recruteur. Du coup, j’ai vite laissé tomber. Ça ressemblait plutôt à une application pour passer le temps. » - Ludovic, 37 ans
Un schéma ancien qui persiste
Richard Mèmeteau nous explique également la persistance du lien de subordination entre employeur et employé sur ces applications, et ce en dépit de leur caractère “trendy”. « La difficulté première est de constater que sur Tinder et les applications de rencontres similaires, les utilisateurs ont des relations d’égal à égal. En effet, un individu n’a pas de pouvoir sur un autre tandis que dans un processus de recrutement, il n’y a pas de relation égalitaire : le candidat, seul face à une offre est dans une position de demandeur tandis que le recruteur est en position de force dans la mesure où c’est lui qui propose l’emploi. Ce qui veut dire que, même si l’application se veut novatrice, elle ne parvient pas à gommer le schéma ancien de subordination qui existe entre recruteur et demandeur d’emploi. Le rapport demeure asymétrique. »
« Même si l’application se veut novatrice, elle ne parvient pas à gommer le schéma ancien de subordination qui existe entre employeur et employé qu’est le lien de travail. » - Richard Mèmeteau, philosophe et auteur
On reste donc dans une représentation de travail classique malgré le côté ludique et cool du swiping et du matching.
Les risques inhérents à ces applications
Ces applications peuvent-elles nous fermer des portes ?
Qui dit algorithme, dit généralement sélection de profils automatique. Si le système de matching par mots-clés et critères définis est bénéfique pour recevoir des offres ciblées, celui-ci peut aussi enfermer le candidat dans un métier, un niveau de responsabilité, un secteur ou un type d’organisation unique. Il peut passer à côté d’autres offres qui auraient pu l’intéresser mais qui ne rentrent pas dans les résultats de recherche, définis par l’algorithme de l’application. Cela vaut aussi pour le recruteur qui peut se fermer à certains profils aux parcours plus atypiques qui ne lui sont pas présentés par l’application. D’autant plus que pour honorer le business model de certaines applications, les recruteurs doivent payer pour contacter un candidat. N’ayant pas droit à l’erreur, il y a peu de chance qu’ils misent sur un candidat dont le profil est atypique…
La rapidité du swipe comme obstacle à l’attention
Le geste du swipe, démocratisé par Tinder, a initialement été conçu pour aller vite et multiplier les matchs. Lorsque l’on sait que l’on swipe généralement un profil en moins 30 secondes sur les applications de rencontre, on est en droit de se demander si les recruteurs, eux aussi, passeront moins de temps sur nos candidatures et swiperont compulsivement ?
Du côté des candidats comme du côté des recruteurs, le swipe des offres peut également jouer des tours à notre cerveau. Certaines applications, comme Tinder par exemple, misent sur le principe de la récompense aléatoire pour nous fidéliser : on sait qu’on peut tomber sur un profil qui nous intéresse, mais pas quand. Le recruteur risque donc de swiper indéfiniment et de passer trop rapidement sur des profils qui pourraient pourtant l’intéresser, à la recherche d’un candidat toujours plus parfait… mais inexistant. Il fait donc un choix bien rapide pour une décision pourtant irréversible… Toujours selon Richard Mèmeteau : « En reprenant ce modèle de swipe, les applications de recrutement imposent au candidat de faire son choix avec peu de critères de comparaison et d’opter pour l’approbation ou l’écartement de l’offre sans véritable possibilité de réflexion. Elles impliquent l’engagement et l’adhésion directes de celui-ci… »
Une soumission à la dictature du physique ?
Enfin, il nous est permis de croire que la dictature du physique, bien présente sur les applis de rencontre amoureuse, puisse également se propager au recrutement.
Sur Tinder, un profil sans photo n’a aucune chance de succès. Un phénomène explicable scientifiquement : face à une esthétique plaisante, notre cerveau active les circuits de la récompense qui génèrent alors de la dopamine, également appelée “hormone du bonheur”. Alors sur des applications de job matching, le fait pour le recruteur de liker rapidement un profil qui contient peu d’informations ne revient-il pas à privilégier les profils les plus alléchants sur écran et non aux profils les plus motivés ou les plus qualifiés ?
N’y a t-il donc pas un risque pour le recruteur d’opter pour le profil le plus “sympathique”, dans la mesure où les informations mentionnées sur un profil ne peuvent pas être exhaustives ? La dérive est possible, surtout quand on sait que de nombreuses femmes se sont plaintes sur les réseaux de la drague intempestive sur LinkedIn.
Alors ces applications marquent-elles la fin de classique combo “CV-lettre de motivation” ? Cela nous donne matière à spéculer sur le futur du recrutement : les algorithmes vont-ils nous mâcher le travail en matière de recherche d’emploi ? Ces applications vont-elles devenir la norme ? Vont-elles marcher sur les traces d’applications de rencontre comme OKCupid, dont l’algorithme affiche le pourcentage de compatibilité entre deux personnes ? Affaire à suivre…
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Photo d’illustration by WTTJ
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