Quels seront véritablement les effets de la crise sur les recrutements ?

06 mai 2020

9min

Quels seront véritablement les effets de la crise sur les recrutements ?
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La France est suspendue par une crise sanitaire sans précédent, les travailleurs rêvent d’un monde du travail plus chantant alors même que l’économie semble s’effriter dans une étrange réalité. Qu’en est-il du marché du recrutement ? Peut-on espérer trouver un job qui nous corresponde dans ce contexte inédit ? À l’heure du déconfinement, on s’interroge, on s’organise, on se prépare pour la suite. Où en sont les politiques de recrutements ? Doit-on se mettre en action ? En suspens ? État des lieux d’un marché sous tension avec Sacha Kalusevic, Directeur Senior chez Page Personnel, et Romain Clémenceau, consultant Apec.

Point confiné sur le marché

Le temps suspendu

Une chose est sûre : les professionnels du secteur s’accordent sur un ralentissement notable des recrutements, inévitablement bousculés par la crise. Pôle Emploi a enregistré en mars 2020 une hausse historique du nombre de demandeurs d’emploi tandis que le nombre d’offres disponibles a nettement diminué. Romain Clémenceau, Consultant Apec, confirme cette tendance pour la population cadre avec des chiffres non équivoques de l’observatoire de l’emploi cadre : « Depuis le début du confinement, nous constatons une baisse de 40 % du volume des offres d’emploi, tous secteurs et fonctions confondus. Par exemple, les trois moteurs traditionnels de l’emploi cadre, que sont l’informatique, l’ingénierie R&D et le conseil-gestion des entreprises, enregistrent une baisse des offres de 40 % en moyenne par rapport à l’année dernière. » Pour autant, le monde du recrutement n’est pas du tout à l’arrêt et derrière ces chiffres génériques affolants, le paysage est beaucoup moins accidenté qu’il n’y paraît.

« Depuis le début du confinement, nous constatons une baisse de 40 % du volume des offres d’emploi » - Romain Clémenceau, consultant Apec

L’optimisme de mise

Chez l’Apec, les experts du département étude restent également attentifs à la posture et aux comportements des entreprises : « Dans ce contexte inédit de pandémie, les projets de recrutement se voient assez naturellement reportés sans être annulés, en attendant de savoir à quel moment l’activité pourra redémarrer. » Chez Page Personnel, cabinet de recrutement et agence d’intérim, le constat est identique : « une majorité de nos clients ont choisi de simplement geler les recrutements jusqu’à la fin du confinement. C’est un signal fort et optimiste pour la suite et c’est bon pour la confiance du marché », précise Sacha Kalusevic, directeur chez Page Personnel. Côté chiffres, les feux ne sont pas non plus complètement au rouge : « entre 20 et 30% de nos postes sont toujours à pourvoir, notamment dans les métiers en forte tension comme dans l’industrie, la pharmaceutique et certains métiers IT, affirme Sacha, et nous avons observé “seulement” 10 à 20% de recrutements annulés. Dans certains secteurs durement touchés, ces décisions étaient inévitables comme dans l’événementiel, la restauration, les loisirs… » En revanche, certaines entreprises, en particulier celles qui avaient du mal à recruter avant le confinement, ont même « décidé de poursuivre les recrutements pour être certains de trouver la perle rare dès que possible » explicite Sacha Kalusevic. La confiance prévaut aussi chez nous, Welcome to The Jungle : avec plus de 120 000 jobs en ligne sur le site en ce début mai, il semblerait que l’annulation des recrutements soit donc loin d’être systématique… de quoi nous (re)donner de l’espoir et de l’énergie pour la suite.

« Une majorité de nos clients ont choisi de simplement geler les recrutements jusqu’à la fin du confinement » - Sacha Kalusevic, Page Personnel

Les professionnels du marché de l’emploi en ordre de bataille

Autre signal positif : les professionnels du recrutement et de l’accompagnement à la recherche d’emploi n’ont pas du tout mis leur activité entre parenthèse. Bien au contraire. La direction générale de Pôle Emploi se dit « plus que jamais mobilisée pour répondre aux questions des entreprises. Les conseillers ont pris contact avec beaucoup d’entre elles pendant la période de confinement pour faire le point sur leurs besoins en recrutement, notamment dans les secteurs prioritaires. » De son côté, Sacha Kalusevic assure que « globalement, les entreprises sont en position de veille malgré le contexte et [leur] demandent d’être en mesure de présenter des candidats dès qu’elles auront l’aval pour reprendre les recrutements. » Pour Romain Clémenceau également, le marché de l’emploi est bel et bien en ordre de marche mais « il n’est plus possible de faire comme avant. Les entreprises prennent petit à petit la mesure des changements à opérer dans leurs processus de recrutement et d’intégration pour s’adapter au contexte, et réalisent que leurs collaborateurs et leurs candidats ont besoin d’être rassurés. »

Une réalité métier mitigée

Dans ce contexte critique, il peut être utile de se demander quels secteurs ou métiers sont et seront les plus plébiscités. Les situations sont très disparates. Qui recrute le plus ? Où en est le marché ? Bref, où chercher en priorité ?

Secteurs prioritaires

La Direction générale de Pôle Emploi est formelle, « la crise liée au Covid-19 a fait émerger des besoins de recrutements dans certains secteurs : dans le domaine de la santé, de l’action sociale et de l’aide à la personne tout d’abord, mais aussi dans les secteurs liés à la chaîne alimentaire comme le commerce alimentaire, l’industrie agroalimentaire et l’agriculture. » Les chiffres parlent d’eux-mêmes et sans surprise, les secteurs qui manifestent le plus de besoins de recrutement en ce moment sont en première ligne face à la crise sanitaire. Sur la plateforme mobilisationemploi.gouv.fr lancée par le Ministère du Travail et Pôle emploi et qui répertorie les offres dans les secteurs identifiés comme prioritaires (la santé, l’aide à domicile, l’agriculture, l’agro-alimentaire, les transports, la logistique, l’énergie et les télécommunications), plus de 12 700 offres étaient disponibles le 27 avril 2020. Du 2 au 17 avril, près de 3 500 recrutements y ont été réalisés, à parts quasi égales entre CDI et CDD, saisonniers ou non.

Chez Page Personnel, le message est plus nuancé : « on peut dire que la dynamique de recrutement d’avant le confinement s’est quelque peu maintenue sur ces secteurs. L’industrie agroalimentaire continue de produire, les domaines de la pharmaceutique et de la santé ont besoin de main d’œuvre qualifiée pour faire face à la demande, certains métiers liés à l’industrie qui embauchaient déjà beaucoup ont maintenu les recrutements. Enfin, la logistique qui fluidifie les relations entre ces secteurs industriels et le client final continue aussi sur sa lancée. Il n’y a donc pas d’intensification dans ces secteurs mais plutôt un maintien du volume à la différence des autres secteurs ». D’autres secteurs, en seconde ligne, « comme celui de la e-santé, de la 3D, du jeu vidéo, de la pédagogie à distance, du sport à domicile, de la téléphonie, de la cybersécurité et de la sécurisation des données informatiques résistent bien et même se développent » précise Romain Clémenceau pour compléter cette photographie des secteurs qui recrutent.

La revanche des opérationnels ?

Il semblerait aussi qu’au-delà du secteur, certains métiers soient plus fortement plébiscités. Pour Sacha Kalusevic, « les recrutements en cours concernent très clairement les fonctions “opérationnelles”, celles dont on a besoin pour mettre en œuvre la production d’un produit ou d’un service. » Les techniciens de production (que ce soit dans l’agroalimentaire ou l’industrie), les métiers de l’IT, les ingénieurs voient leur cote augmenter. À bon entendeur…

Fonctions support et commerciales à l’arrêt

Sur les fonctions support et commerciales, la situation est toute autre. Pour Sacha Kalusevic, « Aucune décision de recrutement ne sera réellement prise tant que l’activité n’aura pas repris un tant soit peu. Les entreprises auront besoin de faire un bilan de la situation et de refaire une projection sur l’avenir avant de prendre la décision de recruter des fonctions dites “support” (Assistanat, Marketing, Communication, RH…) ou des commerciaux. » Sur cette dernière typologie métier, Sacha apporte néanmoins un éclairage rassurant : « toutefois, par expérience, en période de crise, ce sont toujours en priorité sur les fonctions commerciales (commerciaux sédentaires/itinérants, fonctions d’Administration Des Ventes et relation client) que l’on va investir pour redynamiser l’activité. »

« En période de crise, ce sont toujours en priorité sur les fonctions commerciales que l’on va investir pour redynamiser l’activité » - Sacha Kalusevic, Page Personnel

Le cas des fonctions stratégiques et spécifiques

Si le recrutement sur les fonctions support et commerciales est en suspens, d’autres semblent échapper à la crispation du marché. C’est le cas des fonctions Managériales et de Direction. Et pour celles-ci, deux scénarios se dessinent, comme le souligne Sacha Kalusevic : « soit les entreprises ont besoin de recruter une fonction stratégique et, dans ce cas, cela justifie le lancement d’un recrutement immédiat mais elles se donnent un timing long - de 3 à 6 mois - pour trouver la bonne personne, soit les entreprises ont besoin d’une compétence spécifique immédiatement (DRH, Directeur Juridique, DAF) et dans ce cas, elles initient un recrutement en espérant embaucher la personne dès que possible. » Ces fonctions spécifiques de Direction « risquent d’être particulièrement plébiscitées également à la sortie du confinement dans le cadre de missions de transition. » À celles-ci s’ajoutent d’autres fonctions spécifiques et tactiques qui sont d’ores et déjà particulièrement valorisées car indiscutablement utiles pour gérer l’après-crise. Page Personnel cite à cet égard les métiers IT : « les entreprises vont poursuivre la digitalisation de leurs activités et cela nécessite des ressources IT importantes. »

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Quel impact pour demain ?

À la lumière de ces éclairages, comment envisager cet après qui nous préoccupe tant ? Quel vent va souffler sur le marché du recrutement après le confinement ? Faut-il redoubler d’effort pour postuler, ajuster son approche, s’armer de patience ou transformer cette période insolite en opportunité ?

Photographie du marché

Pas de déni du côté des professionnels du recrutement, « la crise sanitaire impactera violemment l’activité, les projets, l’organisation, l’humain et les finances de toutes les entreprises (industrie, bâtiment, commerce et restauration, logement, tourisme, sport, arts et spectacles etc…) », déclare Romain Clémenceau. Pour lui, la santé financière des entreprises risque d’être fragilisée par la pandémie et « si les grands groupes peuvent être épargnés, les ETI, PME-PMI, TPE et les start-ups, devront reconstituer leur trésorerie, ce qui pourrait réduire de façon drastique leurs investissements ou les retarder. » Et on sait combien les recrutements et les créations d’emploi sont corrélés aux niveaux d’investissement… L’heure est aussi à la lucidité et à la prudence chez Page Personnel : « tout laisse à croire que nous ne retrouverons pas une activité « normale » avant plusieurs semaines encore. Au mieux, la situation se stabilise et les vannes vont se rouvrir progressivement sur le dernier trimestre 2020. Au pire, on reverra une amélioration de la situation sur le premier trimestre 2021. À condition qu’il n’y ait pas de seconde vague d’épidémie d’ici juin ou en octobre… »

Pour autant, Romain Clémenceau n’est pas fataliste et pointe du doigt une externalité positive à la crise : « on observe dans le même temps une digitalisation des services et la transformation numérique des entreprises. Le domaine de la formation et du conseil opère même, grâce au COVID, une mue qui aurait pu prendre 10 ans ; même les notaires se digitalisent ! ». Pour s’opérer, cette mutation accélérée pourrait donc s’accompagner de nouveaux besoins humains. Avis aux profils tech et digitaux.

L’offre et la demande

Doit-on prévoir un impact sur les conditions d’embauche ? Le recrutement n’échappe pas à la loi de l’offre et de la demande et le nombre d’emplois disponibles pourrait bien influencer les modalités de travail. Comme l’explicite Sacha Kalusevic, « plus il y a de candidats compétents pour un poste, plus les salaires stagnent ou baissent sur celui-ci » et « plus les entreprises réussiront à préserver les emplois ouverts, plus les modalités de recrutement resteront stables par rapport à ce que nous avons connu ». S’il reste de nombreuses zones d’ombres et qu’il est encore tôt pour faire des prévisions exactes, il est vrai que les conditions d’emploi pourraient s’avérer moins favorables que prévu sur 2020. Romain Clémenceau évoque notamment un possible « recours plus fréquent aux CDD de la part des recruteurs » et la potentielle fragilisation de « deux catégories de personnes comme cela se passe traditionnellement lors d’un retournement conjoncturel les cadres séniors et les jeunes diplômés pourraient être moins courtisés. » Pour autant, rien n’est certain et ces possibles tendances ne sont encore que des hypothèses. Romain Clémenceau formule un constat plus optimiste : « avant la crise, nous étions sur un marché de l’emploi cadre en forte tension avec des difficultés pour certaines entreprises à recruter certains profils. Même si ces difficultés s’estompent, il est probable que dès que l’activité reprendra, les besoins en compétences qualifiées perdurent. »

La bonne posture candidat ?

Derrière la loi du marché, celle de l’offre et la demande, on pourrait oublier d’ausculter la demande. Celle de milliers d’hommes et de femmes, dont vous faites partie, confiné(e)s dans des questionnements sur leur « après » et le futur du travail. Qu’en est-il de vos attentes et de vos aspirations ? Quels arguments vont peser dans vos recherches et futures explorations professionnelles ? S’il est encore trop tôt pour tirer des conclusions définitives de cette période de transformation, il semblerait que les professionnels du recrutement soient bien conscients que la période de confinement est particulièrement propice aux questionnements, aux changements de trajectoire et de cahier des charges. Romain Clémenceau, consultant Apec, affirme que « cette crise peut aussi constituer une opportunité pour bon nombre de cadres, qu’ils soient en poste ou pas ! Certains peuvent se libérer du temps, et sont de ce fait beaucoup plus disponibles et susceptibles d’accepter entretiens, enquêtes métier, ou discussions informelles. » À son sens, le contexte du confinement va « permettre un retour sur soi, pour mieux répondre à ses envies de demain, identifier une formation utile ou plus stratégique dans le cadre d’un développement de carrière » ou accélérer « les projets de reconversion ».

Dans le contexte actuel d’incertitude, il vous invite, si vous êtes en en recherche d’emploi à « continuer à postuler » en vous adaptant à la réalité mouvante des entreprises : « il faut peaufiner son approche, contextualiser sa lettre de motivation, montrer que l’on a analysé l’impact de la crise sur l’activité de l’entreprise, proposer des pistes. » Il s’agit aussi de mettre en valeur les bonnes qualités dans sa démarche : « Certaines sont particulièrement appréciées, et encore plus aujourd’hui, comme l’adaptabilité, le fait d’être rapidement opérationnel ou, pour les débutants, la facilité d’apprentissage et d’intégration. » Romain Clémenceau exhorte les principaux concernés à tirer profit de cette période : « Prenez du temps pour vous écouter réellement, définissez le projet professionnel qui vous portera, préparez vos outils, améliorez-les, aiguisez vos couteaux ! »

En cette période confinée, sur le marché du recrutement comme ailleurs, nous naviguons à vue et en eaux troubles. La crise a percuté de plein fouet l’économie et aura sans aucun doute des conséquences sur les recrutements, leurs dynamiques, leurs conditions et sur le futur du travail plus généralement. Pour ne pas la subir, pourquoi ne pas choisir de considérer d’abord cette crise comme un puissant catalyseur de changement ? Une opportunité unique pour repenser nos aspirations profondes, notre responsabilité individuelle et collective en entreprise et hors de ses murs ?

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Photo d’illustration by WTTJ

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