Au coeur des entreprises qui anticipent les démissions grâce à l'IA

10 sept. 2024

6min

Au coeur des entreprises qui anticipent les démissions grâce à l'IA
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Et si l’IA vous aidait à réduire le taux de turnover de votre entreprise ? En France comme à l’étranger, certains pionniers y croient et commencent à utiliser l’IA prédictive pour anticiper les démissions de leurs employés et mettre en place des politiques de rétention. Décryptage.

Deviner si un ou plusieurs salariés va démissionner dans les mois à venir, et qui exactement, voilà un don que beaucoup de dirigeants et RH aimeraient maîtriser. Hakim Ben Ayed n’est ni voyant ni extralucide, mais ce directeur commercial d’Aymax, une entreprise de conseil en transformation et solutions digitales, semble avoir trouvé sa solution quasi-magique. Depuis 2022, il utilise un système basé sur l’intelligence artificielle (IA) pour évaluer la probabilité de démission dans ses équipes. « Cela nous permet d’identifier les collaborateurs présentant un risque de démission élevé, de déterminer les facteurs qui pourraient causer cette dernière, puis d’entamer un dialogue », affirme celui qui se qualifie d’« aficionado » du dispositif. Avant de poursuivre : « Tous nos managers et RH y ont accès. Je suis très content de l’avoir. »

Derrière l’enthousiasme du directeur se cache la start-up française TOP - Team Opportunity Prediction - qui développe, depuis 2022, une solution basée sur l’IA prédictive visant à réduire le turnover des équipes. Au total, 20 à 30 données par collaborateur sont prises en compte : nombre de démissions générées par le manager, nombre de collaborateurs dans l’équipe, salaire, prime, formation… Le fondateur, Maxime Cariou, assure ainsi que le taux de prédiction de démissions de son outil s’élèverait à plus de 80% en moyenne. Quant au taux de réduction de turnover, il pourrait atteindre 30 à 40% sur une année pleine pour les entreprises « bien dotées » et qui « mettent bien en œuvre les actions préventives et correctives proposées » telles qu’un entretien, une formation ou encore une augmentation de salaire. Aujourd’hui, Maxime Cariou explique travailler majoritairement avec de grandes entreprises, comptant parmi ses clients français « des banques, un des plus grands groupes mutualistes, et des industriels. Et des discussions sont en cours avec d’autres groupes dans les médias et les télécommunications », précise-t-il.

Des précurseurs internationaux

Le système de TOP, surfant sur la “hype” de l’IA, n’est pourtant pas si “magique”. Des modèles de prédiction du turnover, il en existe depuis quelques années : « Les premiers systèmes de management RH autour des datas des collaborateurs que j’ai vu émerger dataient de 2018-2019, aux Etats-Unis et en Corée du Sud », retrace Yann Ferguson, sociologue spécialiste de l’IA et responsable scientifique du programme LaborIA. « Ces systèmes d’IA se concentraient sur les ‘prospects’ (le top 5% de collaborateurs identifiés par l’entreprise), calculaient leur risque de départ et les alimentaient en propositions internes pour les stimuler. »

Depuis, ce type d’outil a fait bien du chemin : en avril, le professeur à l’université de Tokyo, Naruhiko Shiratori, captivait l’attention de nombreux médias avec son dispositif d’IA “anti-démission”. Comme pour TOP, le dispositif proposait d’évaluer les risques de départ, et de proposer des mesures d’encadrement et de soutien du salarié si nécessaire. Et là aussi, plusieurs données plus ou moins personnelles sont croisées : assiduité, âge, genre, congés, absences, heure d’arrivée et de départ du lieu de travail… Le tout, croisé également avec les informations d’anciens collaborateurs ayant quitté l’entreprise. Cette démarche tente de répondre à un enjeu de taille dans l’archipel : au Japon, environ 37% des nouvelles recrues tout juste diplômées de l’université démissionnent sous trois ans, selon le Ministère du Travail japonais.

Réduire le coût (faramineux) des turnover

Pour Maxime Cariou, l’objectif de TOP est avant tout de répondre aux enjeux démographiques actuels et à ceux des métiers en tension : « Tech, hôtellerie et restauration, santé, industriel… il faut garder les collaborateurs au lieu de les laisser partir en Allemagne, en Suisse ou au Canada », assure-t-il. Le fondateur insiste aussi sur la possibilité de limiter le coût engendré par les démissions. En effet, selon Lobna Calleja Ben Hassine, vice-présidente du Lab RH, « ce qui coûte le plus cher aux entreprises aujourd’hui n’est pas la masse salariale mais le turnover. » En 2019, Ginni Rometty, alors PDG de la multinationale américaine IBM, affirmait à la CNBC que le dispositif IA de prédiction des démissions de l’entreprise avait permis d’économiser 300 millions de dollars au total. Hakim Ben Ayed confirme : « Chez Aymax, nous avons plusieurs dizaines de collaborateurs à risque chaque année à cause d’un marché tendu, et l’outil nous a permis de faire chuter le taux de turnover de 30%. Ce n’est pas négligeable ! »

Autre point positif selon le directeur et manager : le système, qui identifierait plusieurs collaborateurs « à risque » chaque mois, aiderait les managers à mieux s’occuper de leurs N-1 en entamant un dialogue. Un avis partagé par Mathias Chaumon, fondateur de l’entreprise d’hyper-automatisation Ted Consulting et client de TOP depuis presque deux ans : « Cela m’a permis de m’organiser et d’identifier les collaborateurs avec lesquels il faut avoir plus de suivi. Je suis désormais plus assidu dans mes temps d’échange formel avec eux » résume-t-il. Maxime Cariou confirme : « On nous a déjà dit : “je trouve ça flatteur que mon manager utilise ce système car ça l’aide à mieux me traiter et à me comprendre.” »

Une IA déshumanisante ?

Pourtant, cette utilisation de l’IA est loin de faire l’unanimité : « Certains RH estiment qu’un manager qui en aurait besoin serait trop éloigné de ses équipes et de l’humain » relate Yann Ferguson. Marie Delattre, fondatrice de l’agence La fille au béret, spécialisée dans les contenus et l’influence RH, en fait partie : « Il y a un côté déshumanisant. En tant que collaborateur, je n’aimerais pas qu’on m’observe à travers une IA pour savoir si je vais partir. Je préférerais que mon manager essaie de bâtir une relation avec moi », témoigne-t-elle. « Ce qui m’a attiré dans le monde des RH, c’est plutôt le fait d’accepter que l’humain est mouvant, changeant, et ne peut pas être réduit à un algorithme. Or tout un volet du monde RH est en train de dériver vers un côté très robotique de la fonction » regrette-t-elle. Celle qui est aussi Top Voice LinkedIn note également la peur des RH de se faire remplacer par l’IA et de perdre leur travail. Ginni Rometty de IBM affirmait d’ailleurs que les dispositifs RH basés sur l’IA avaient permis à IBM de réduire de 30% la taille de son département RH à l’échelle mondiale.

Surtout, pour Marie Delattre, « diaboliser les démissions n’est pas nécessaire. » Il s’agirait plutôt d’apprendre à les accepter, tout en construisant la meilleure expérience collaborateur possible, afin de s’en prémunir. « Il serait extrêmement problématique d’avoir des entreprises qui, sans prioriser en amont le bien-être de leurs employés, surveillent ces derniers à la loupe pour éventuellement les empêcher de démissionner », affirme la créatrice de contenus RH. Dans un article de 2019 intitulé « Quel est le problème avec le système d’IA d’IBM pour prédire le turnover des employés ? », l’ingénieur Priy Werrij appelait déjà à « prévenir les maladies » au lieu de « contrôler les symptômes ». Alors que pour l’ancienne PDG d’IBM Ginni Rometty, « le meilleur moment pour atteindre un employé, c’est juste avant qu’il ne parte », Priy Werrij considère que « prendre des mesures lorsque les choses sont sur le point de “mal tourner” peut mener à la destruction de la culture de votre entreprise. »

Du côté des managers, le problème est aussi de taille. Yann Ferguson analyse : « On ne sait pas comment de telles prédictions vont altérer le comportement du manager vis-à-vis du collaborateur concerné. » Le chercheur évoque ainsi le risque d’une prophétie autoréalisatrice : « La conduite du manager à l’égard du collaborateur peut changer négativement, ce qui entraînerait effectivement la démission du collaborateur ! » Sans compter que « l’une des remédiations les plus efficaces mises en avant par certains systèmes est le changement de manager. On imagine tout de suite le malaise du manager concerné. » Interrogé à ce sujet, Hakim Ben Ayed affirme ne jamais avoir ressenti de stress de son côté : « Je le perçois comme un moyen d’accompagnement qui m’aide au contraire à gagner du temps et à mieux préparer les entretiens annuels pour savoir quoi proposer au collaborateur et avoir une idée de son vécu et de sa perception de l’entreprise. »

Un dialogue social nécessaire

Une autre inquiétude concerne la protection des données des collaborateurs. Les informations collectées par ces outils font partie de celles autorisées par le RGPD, texte réglementaire européen encadrant le traitement des données personnelles. Selon Maxime Cariou, les entreprises sont tenues d’informer leurs collaborateurs de l’exploitation des données SIRH pour cette finalité. Mais difficile de savoir si cette réglementation est vraiment respectée : « De nombreuses entreprises ne sont pas clean sur le RGPD », regrette Lobna Calleja Ben Hassine. « Les collaborateurs sont pourtant co-constructeurs de leur parcours. Utiliser des systèmes aussi poussés sans les avertir comporte le risque d’augmenter leur défiance envers leur entreprise, leur manager et leurs RH. » Or déterminer si le collaborateur est réellement consentant à une telle utilisation s’avère ardu : « Êtes-vous vraiment libre de refuser cette pratique lorsque vous venez de signer un contrat et que vous êtes encore en période d’essai ? », interroge Yann Ferguson.

Des questionnements nécessaires, d’autant que l’analyse des données des collaborateurs pourrait bientôt aller bien plus loin : Maxime Cariou confirme en effet travailler actuellement sur l’incorporation de données « plus sujettes à biais, telles que les questionnaires de satisfaction et les entretiens annuels. » Un scénario qui inquiète Marie Delattre : « Observer à ce point l’être humain comme s’il s’agissait d’un sujet de laboratoire pourrait devenir réellement glauque. » Selon Yann Ferguson, cela pourrait poser d’autres problèmes : « Si le manager sait cela, il pourrait être tenté d’écrire le compte-rendu de l’entretien annuel d’une certaine façon pour s’assurer que l’analyse sémantique n’ait pas de répercussions désagréables pour lui. »

Face à ces nombreux enjeux, le chercheur appelle à entamer une réflexion éthique et un dialogue social, d’autant que l’arrivée en 2026 de l’AI Act, en vue d’encadrer le développement et l’adoption des systèmes d’IA, va définir des paliers de risque concernant chacun de ces systèmes. Maxime Cariou nous informe en effet que TOP tombera dans la catégorie des IA à risque élevé. Selon Yann Ferguson, « Ce type de solution génère un ensemble de situations sociales qui échappent à tous et qui dépassent l’encadrement par le RGPD. » Le chercheur invite donc à explorer plusieurs pistes telles que « des formations éthiques pour les managers ou les dirigeants, ainsi qu’une comitologie éthique. Les salariés ont besoin d’être informés et de donner leur avis. »

Article écrit par Blanche Ribault et édité par Clémence Lesacq Gosset ; photo par Thomas Decamps.

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