Société du burn-out : « Il est temps de prendre le repos très au sérieux »
02 mai 2024
16min
Journalist and translator based in Paris, France.
Nous le sentons tous et toutes : les choses vont de plus en plus vite. Il y a toujours plus de choses à faire, mais avec moins de temps. Spoiler : nous ne sommes pas victimes d’une hallucination collective. Dans une enquête menée par Microsoft auprès de 31 000 travailleurs, on apprend en effet que le nombre de réunions et d’appels auxquels nous devons participer a triplé depuis l’arrivée du Covid. En octobre 2023, Slack a donné un autre chiffre : nous passons en moyenne un peu plus d’une journée par semaine à rédiger nos e-mails. À côté de ça, beaucoup de personnes essaient de trouver un petit job ou des missions en dehors du taf pour compenser l’inflation.
En bref, nos tâches quotidiennes se sont multipliées, mais pas notre bande passante. On se retrouve avec une épidémie de burnouts. Le remède tout trouvé serait : le repos. On prône les micropauses et les breaks le temps d’un bon week-end. Mais pendant ce temps, la machine continue de tourner. S’offrir une parenthèse pour mieux replonger dans le grand bain de la fatigue et du stress ? Où est l’intérêt ?
Vient un moment où il faut trouver des solutions durables. Comment faire de la place au repos et à la détente sur le long terme ? Pour le savoir, nous avons rencontré Alex Soojung-Kim Pang. Cet expert en prospective technologique et planification stratégique est aussi directeur de programme chez 4 Day Week Global. Il y conçoit certains des programmes pilotes dont on parle beaucoup autour de la semaine de 4 jours. Auteur notamment de Et si on se reposait ? (deboeck, 2019), il explique comment on peut se ménager durablement à titre individuel, ce qu’on peut faire collectivement, et nous présente une pratique méconnue, le « contemplative computing ».
Quels sont, selon vous, les grands coupables du surmenage professionnel ?
Le défi qui se présente, c’est de réussir à imaginer un autre futur pour le travail. On a l’impression que le surmenage, les horaires à rallonge sont une fatalité, mais en réalité, c’est le résultat d’un cumul de facteurs.
Avant, le surmenage était le lot de certaines professions, comme les médecins ou les magistrats, par exemple. Aujourd’hui, il touche l’ensemble de la société et est devenu un sujet de santé publique. C’est plus marqué depuis les années 1970, période durant laquelle les mouvements travaillistes et les syndicats ont perdu de leur poids. Et puis il y a eu le microtravail, qui est arrivé petit à petit. Le monde du travail est devenu bien plus instable, ça a secoué le marché, mais aussi et surtout les gens dans leur vie quotidienne.
Dans les années 1950, les deux plus grosses entreprises américaines, General Motors et General Electric, avaient toutes les deux à leur tête un type appelé Charlie Wilson. Ces deux hommes avaient commencé en bas de l’échelle, les fameux gars du service courrier, qui gravissent ensuite les échelons à la sueur de leur front. C’était ça, réussir professionnellement il y a encore quelques générations. Partir de rien, mettre du cœur à l’ouvrage, grimper et terminer dans le plus beau bureau du bâtiment, ou autre consécration.
Avec l’explosion de la tech et de la finance, à partir des années 1980, ce modèle a été remplacé par un autre, dans lequel le succès n’est pas le fruit d’une vie dédiée au travail, mais un truc qui vous arrive en un claquement de doigts. On a vu apparaître le classement Forbes 30 under 30, Steve Jobs en couverture de Time à 26 ans. Tout va vite. La réussite ne vient plus en fin de carrière, c’est la conséquence d’un alignement des étoiles en votre faveur. Avoir la bonne “vision marché”, au bon moment, et ne pas compter ses heures pendant des semaines et des semaines. La manière dont nous envisageons la réussite professionnelle a commencé à changer durant cette période.
Ensuite, dans les années 1990, on a observé un glissement de l’économie vers le tertiaire. L’industrie et l’agriculture ont reculé au profit du service, un monde où le travail à heures fixes n’existe plus. La sonnerie qui dit que c’est la pause de midi à l’usine, la fin de la journée aux champs quand le soleil va se coucher, tout ça disparaît. Nous sommes toujours plus nombreux et nombreuses à travailler dans des environnements où il n’y a aucun cadre naturel ou évident disant que la journée de travail est finie. Au même moment, la sécurité de l’emploi n’est plus garantie, et ce dans un grand nombre de professions. Ça ne touche plus seulement l’industrie, comme dans les années 1970 et 1980, mais aussi les cols blancs. Donc déjà il n’y a pas d’élément externe qui vient borner les horaires travail, mais je dirais même que le surmenage au travail, les heures supp, deviennent une posture défensive. C’est une manière d’afficher sa passion pour son travail, sa loyauté envers la boîte, et puis de montrer combien on est indispensable.
La productivité est très difficile à mesurer dans les métiers du savoir et des services. Alors beaucoup de boîtes et managers prennent les heures de travail comme critère de référence – même si on a 100 ans de recherche qui nous montrent que la productivité commence clairement à décliner après 40 ou 45 heures de travail hebdomadaire. Les personnes qui bossent 60 ou 70 par semaine sont, factuellement, moins productives que les autres et, bien souvent, produisent même moins en termes absolus que celles qui travaillent 40 heures.
Avec les technologies web et mobile, on transporte notre bureau dans notre poche. Elles ont fini de gommer la frontière qu’il y avait entre le travail et le reste. Et parce que ces appareils sont toujours connectés et disponibles, nous devrions à notre tour toujours être connectés et disponibles. Le travail n’est plus une activité qu’on fait de telle heure à telle heure, mais quelque chose qui se diffuse dans nos vies en continu. Ça donne un monde dans lequel nous sommes affreusement nombreux à checker nos e-mails dès le réveil, ou presque.
In fine, on travaille trop parce que nos boss le faisaient déjà et parce que nos potes le font aussi. Parce que ça fait cool quand on est jeune, que ça nous donne l’étiquette d’un early achiever [jeune prometteur, ndlr] et souvent, avec ça, accès à des ressources, des primes, une promotion, etc. Des choses qu’on n’aurait pas sinon. Comme je le disais, le problème est ce cumul de facteurs qui nous laissent penser que le surmenage au travail est dans l’ordre des choses. Dans un tel contexte, on n’arrive même plus à s’imaginer qu’une autre manière de faire est possible.
L’idée de « dette digitale » revient souvent dans le Work Trend Index 2023 de Microsoft : nous recevons plus d’e-mails, d’appels et de notifications que ce que nous sommes humainement capables de traiter. En 2011, vous avez bénéficié d’une bourse de recherche de la part de Microsoft, pour étudier le « contemplative computing ». De quoi s’agit-il ?
L’idée, c’est de se dire que nous pouvons utiliser ces mondes digitaux pour nous aider à être plus présents et concentrés, plutôt que de passer notre existence dans un état de distraction permanente. Le problème que nous rencontrons, c’est que nous vivons une époque pleine de machins vraiment cool, flashy, qui brillent, clignotent et peuvent être très alléchants pour la partie reptilienne de notre cerveau. Ils sont produits par des entreprises qui bossent dur pour trouver comment capter, empaqueter et revendre notre temps d’attention. Donc à chaque fois que nous allons sur Facebook, sur X ou sur une plateforme de gaming, nous avons face à nous une armada de chercheurs formés auprès de grands pontes comme BJ Fogg, qui passent notre comportement à la loupe et testent comment nous faire rester juste quelques secondes de plus.
Derrière le concept de contemplative computing, il y a l’idée que nous ne sommes pas obligés de céder à toutes ces forces en puissance – dont l’unique but est de capter notre attention. En nous penchant sur la question, nous pouvons reconstruire notre rapport à tous ces appareils, revoir leurs paramètres et notre façon de les utiliser. En d’autres termes, protéger notre attention plutôt que la jeter par les fenêtres.
Pour vous donner un exemple simple, vous pouvez créer une « liste blanche », le contraire d’une liste noire, sur votre téléphone. L’idée consiste à établir la liste de personnes autorisées à vous interrompre. J’appelle ça le « test de l’apocalypse zombie » : le monde est envahi par les zombies, qui avez-vous besoin d’appeler ? Moi, il y a cinq personnes, et j’ai une sonnerie spéciale, ce sont les premières notes de « Layla », de Derek and the Dominos. Je la reconnais tout de suite et je ne bloque jamais ces appels-là. Si mes enfants essaient de me joindre, je veux le savoir, et il y a de grandes chances que je réponde. Les autres ont droit aux suites pour violoncelle de Bach, que je peux entendre et choisir d’ignorer si je fais quelque chose de plus important.
L’autre aspect du contemplative computing est de reconnaître que les humains ont un rapport très fort aux technologies et une faculté assez incroyable à les utiliser comme des prolongements de leurs capacités cognitives et physiques. La nouveauté, c’est que les appareils intelligents ne se contentent pas de suivre nos ordres : ce sont des plateformes, dans lesquelles les autres personnes peuvent aussi s’inviter. C’est comme conduire, mais avec un fabricant auto qui veut vous faire aller dans le resto avec lequel il a un partenariat, et le GPS qui vous répète « Promo à saisir cette semaine sur le café gourmand ». L’enjeu réside dans le fait de voir, d’un côté, comment cette relation que nous entretenons avec nos petites technologies peut être importante et précieuse, mais de l’autre, de comprendre comment en reprendre le contrôle. L’idée est d’en profiter, pas de laisser tout ça piloter notre vie.
Les entreprises de la Tech sont-elles intéressées par le contemplative computing ? Il y a t-il des investissements dans le domaine ?
Disons que c’est un combat à mener. Déjà, on admet qu’il est possible dès la conception de voir comment ménager un peu la concentration des utilisateurs. Beaucoup d’outils disposent désormais d’une fonction mute dédiée. C’est le cas de Microsoft Word depuis quelques années. D’autres sociétés ont mis sur le marché des produits ou applis qui favorisent les temps de pause. Calm, l’application de méditation, est un bon exemple d’entreprise qui s’est construite sur ce principe : aider au repos, à la concentration. Le problème, c’est qu’il y a des sommes astronomiques en jeu. L’art d’interrompre les gens, de capter et de revendre leur attention est un business lucratif, même si ça passe par le fait d’écorner au passage l’image que les gens ont d’eux-mêmes ou de les faire se sentir un peu à côté de la plaque. Il est difficile, pour un secteur tout entier, d’abandonner une stratégie qui génère autant de profits qu’elle ne fait de dégâts.
« Qui dit « semaine de travail plus courte » dit « plus de temps pour les loisirs » - Alex Soojung-Kim Pang, directeur de programme chez 4 Day Week Global.
Vous prônez un passage à la semaine de 4 jours. En quoi raccourcir notre rythme hebdomadaire peut-il nous aider à plus nous reposer ?
Déjà parce que qui dit « semaine de travail plus courte » dit « plus de temps pour les loisirs ». Par ailleurs, pour un passage réussi à la semaine de 4 jours, les entreprises doivent souvent réinstaurer un cadre plus net entre temps de travail et vie personnelle de leurs équipes. Sinon, ces dernières se retrouvent à devoir ramener du travail à la maison. On voit donc se mettre en place des systèmes qui permettent vraiment de (se) déconnecter à la fin de la journée. Les entreprises qui tentent la semaine de 4 jours ont aussi compris le rôle de la pression sociale dans cette course au chronomètre, ce surmenage professionnel et ces burnouts en série. Le fait que nous soyons tous soumis à ce régime – et que nous soyons tous en quête de solutions – nous autorise à penser qu’il ne s’agit pas d’un problème de gestion du temps ou d’efficacité au niveau individuel. C’est un problème structurel, auquel on peut s’attaquer de manière groupée.
« La semaine de 4 jours est une initiative collective, c’est dans son ADN » - Alex Soojung-Kim Pang, directeur de programme chez 4 Day Week Global.
À vous écouter, on se dit qu’il faut avoir de vraies compétences organisationnelles pour réussir à instaurer la semaine de quatre jours dans son entreprise… Comment des petites ou moyennes entreprises pourraient-elles réussir un tel défi ?
Sur le défi organisationnel que pose la semaine de 4 jours, il faut savoir que les TPE-PME ont justement été les pionnières du mouvement, notamment parce que la prise de décision et le fonctionnement managérial y sont beaucoup plus simples que dans les grosses boîtes. Dans ces plus petites structures, on retrouve encore souvent, même 20 ans plus tard, le fondateur ou la fondatrice, et les personnes qui étaient là dès le début. Ces gens ont l’autorité morale qu’il faut pour affirmer leur désir de s’engager dans un processus radical comme celui-ci, et pour embarquer toute la boîte avec eux.
Les early adopters sont souvent des gens qui se voient comme des outsiders avec de l’expérience. Ils ont 10, 15 ans d’ancienneté dans le business et ont souvent travaillé pour des structures leadeuses dans leur domaine. Ils connaissent leur secteur, ont un parcours légèrement atypique et se perçoivent comme des esprits libres, non conventionnels. Ce statut d’outsider facilite un peu les choses : on s’imagine davantage pionnier ou pionnière du mouvement, le premier de son secteur ou de son cercle social à se lancer dans la semaine de 4 jours.
Je pense aussi que ça parle davantage aux leaderships transformationnels que transactionnels. Un leadership transformationnel crée des conditions dans lesquelles les effectifs bossent bien, en autonomie. Il y a du sens dans le travail. On n’a pas des managers dans leur fauteuil, en train de tout superviser, scrutant des tableaux et des courbes de croissance, pour s’assurer que tout le monde fait son chiffre.
La semaine de 4 jours fonctionne dans des secteurs très variés. Ce n’est pas l’apanage des boîtes de créa ou des petites startups. Dans mes projets les plus récents, j’ai accompagné un groupement hospitalier sur la côte Est américaine, qui a mis en place la semaine de 4 jours pour ses cadres de santé, et un commissariat de police dans le Colorado. Comme pour toute nouvelle technologie, d’abord c’est la folie, le truc novateur qui vient tout chambouler, et après ça devient évident pour tout le monde, quasi banal. Ce genre d’exemples facilite la démocratisation du principe, parce que les gens en ont entendu parler et en connaissent mieux le fonctionnement.
Je pense que les techniques qu’on met en place pour adopter la semaine de 4 jours séduisent les early adopters et les boîtes qui veulent avoir un temps d’avance sur le marché, en y voyant un avantage compétitif. C’est une manière d’afficher les valeurs de la boîte, par exemple le fait de prendre soin de ses équipes ou de rendre le travail plus vivable sur le long terme, mais aussi de se positionner comme un acteur novateur en matière de process et de tech. Aujourd’hui, ça devient plus largement accessible à divers types d’entreprises, des structures de toutes tailles, ça parle aux gens à tous les échelons, des sphères dirigeantes aux exécutants.
Je voudrais enfin dire que la semaine de 4 jours est une initiative collective, c’est dans son ADN. Et s’il est utile d’avoir un leadership transformationnel et assez visionnaire pour l’impulser, après ça devient l’affaire de tout le monde. On doit s’y mettre ensemble. Et il y a une chose à savoir sur la performance de groupe : dans un contexte difficile, si on compare un groupe de « superstars » aux côtés de personnes « lambda » avec un groupe dans lequel tout le monde est compétent et impliqué, ce second groupe fait toujours beaucoup mieux que le premier. On n’a pas besoin d’être exceptionnel à titre individuel, juste d’aimer un minimum son travail, de bien s’entendre avec ses collègues et de vouloir que ça marche.
En plus du contemplative computing et de la semaine de 4 jours, quels autres types de pratiques préconisez-vous pour éviter le surmenage et la généralisation des burnouts ?
J’ai appris une chose assez fondamentale pendant la rédaction de mon livre Et si on se reposait ? Quand on se penche sur la vie de grandes personnalités, de gens qui ont remporté des prix Nobel, des écrivains, des compositeurs, ceux qui ont connu une longue carrière et un succès durable, on voit qu’ils ont plusieurs points communs. Le premier, c’est qu’ils consacrent moins d’heures à leur travail que ce qu’on pourrait croire. Ils produisent des choses de qualité en bossant généralement 4 ou 5 heures par jour – en étant très concentrés. Et ils travaillent de façon stable, régulière, tous les jours. On voit chez eux une routine journalière bien établie, avec une alternance de temps de travail et de repos. Ils ont, à côté, des passe-temps importants pour elles, qui les sortent du travail, mentalement et physiquement. Ils font de l’escalade, de la voile, de longues promenades, du jardinage, etc. , de façon quotidienne.
Pour moi, c’est la dernière pièce importante du puzzle : savoir poser un cadre clair entre le travail et le reste de notre vie. C’est voir nos activités, que ce soit le sport, des pratiques artistiques ou autres, non pas comme une perte de temps, mais comme un moyen de s’offrir une carrière plus longue et plus vivable. Le contenu de ces activités diffère d’une personne à l’autre, mais si vous arrivez à trouver ce qui vous plaît à vous, ça vous aidera à pratiquer votre métier de façon bien plus saine, et toute votre vie.
« On doit être un peu plus impitoyable, apprendre à dire non, à reconnaître ce qui est important et y consacrer du temps, et à reconnaître ce qui est secondaire et qu’on peut zapper. » - Alex Soojung-Kim Pang, directeur de programme chez 4 Day Week Global.
Pensez-vous qu’il soit réellement possible de gérer tout ce qu’on a à faire et de trouver en plus le temps de se reposer ? Nous sommes nombreux à avoir l’impression de « payer » le moindre break que nous nous offrons - jours off ou simple café à la machine… -, un peu comme une « dette de la to-do list »…
J’adore votre idée de « dette de la to-do list ». Certes, ça réclame de la planification et une meilleure organisation. On doit être un peu plus impitoyable, apprendre à dire non, à reconnaître ce qui est important et y consacrer du temps, et à reconnaître ce qui est secondaire et qu’on peut zapper. Et c’est beaucoup plus facile quand on est plusieurs dans le même bateau, plutôt que d’essayer de le faire dans son coin.
Personnellement, j’ai trouvé ma propre manière de me libérer du temps. Quand je travaille à un nouveau livre, je me lève à 5h pour écrire. J’ai remarqué que c’est une heure à laquelle il me vient des idées que je n’aurais pas à d’autres moments de la journée. Et quand je suis levé tôt, alors que je ne suis clairement pas du matin, je ne laisse pas ces heures filer en allant sur Twitter - désormais X, ndlr. - ou Instagram. Et personne n’est encore debout, ni ma famille ni mes amis, pas même le chien, donc je sais que je vais pouvoir travailler sans être interrompu. Ce qui veut dire qu’une partie du travail important que j’ai à faire est terminée avant l’heure du petit-déj. Mais pour ça, il faut que j’anticipe. Avant de fermer mon ordinateur la veille, j’écris sur un Post-it par exemple les trois choses sur lesquelles je dois avancer le lendemain. J’utilise aussi une autre technique : je m’arrête en plein milieu d’une phrase, parce que c’est plus facile de la terminer que de se retrouver en pleine terreur existentielle de la page blanche. Je fais d’autres choses, aussi, comme programmer la machine à café, choisir les vêtements que je vais mettre, etc. Comme ça, je n’ai aucune décision à prendre avant de me mettre devant mon ordinateur pour écrire. J’automatise le plus possible les choses, pour que mes énergies cognitives me servent non pas à décider quel pull je vais porter, mais plutôt à écrire la fin de cette fameuse phrase.
Je pense qu’il faut aussi avoir en tête une chose importante : l’effort à fournir pour « rembourser » une dette, quelle qu’elle soit, temps, argent ou autre, est trois fois plus difficile que celui à fournir pour s’assurer une vie (ou un budget) à peu près stable et équilibrée. Ça réclame clairement une discipline quotidienne, mais une fois qu’on est sur les rails, il est moins difficile d’y rester. Après, il y a des périodes de la vie où c’est plus facile qu’à d’autres. Même si votre travail est primordial pour vous et que vous ne comptez pas vos heures, parfois d’autres choses passent au premier plan, et c’est OK de leur accorder toute votre attention.
Que peuvent faire les gouvernements, les entreprises et les individus pour enrayer ce phénomène de surmenage professionnel ?
Il faut commencer petit, et laisser les choses prendre de l’ampleur au fur et à mesure.
À titre personnel, j’estime que prendre le repos très au sérieux et avoir des choses dans sa vie qui méritent justement qu’on se repose pour elles, est la première pierre de l’édifice. Dans cette optique, il me paraît très précieux d’avoir des process qui vous aident à la prise de décision et à travailler plus efficacement. Si des âmes ultracréatives ont pu travailler 4 ou 5 heures par jour et écrire L’Origine des espèces ou la Symphonie n° 5, c’est qu’elles avaient une énorme capacité de concentration, qu’elles sont restées focalisées sur leur travail et n’ont rien laissé les interrompre. Dans ce cas, la journée est articulée autour d’une session de travail ultraconcentré, focalisée. Quand on arrive à alterner des périodes de deep work et de repos choisi, on peut abattre beaucoup de travail et jouir de plus de temps pour d’autres choses sur une même journée.
Et si cet élan est quelque chose qu’on peut partager avec d’autres, à un niveau collectif, alors c’est tant mieux. Parce que souvent, le repos d’une personne implique le travail invisible d’une autre. Parmi les personnes qui ont le plus affirmé l’importance des loisirs pour mener une « bonne vie », il y avait des propriétaires d’esclaves. On peut dire qu’il est facile de bâtir des systèmes dans lesquels le repos de l’un est le labeur de l’autre. Mais nous vivons aussi dans une époque où des technologies nous permettent de gagner un temps monstre. Si on apprend à les déployer comme il faut, on pourra démocratiser le repos et permettre à chacun·e d’entre nous de mieux y parvenir.
L’idée est de considérer le repos non pas seulement comme quelque chose qu’on se doit à soi-même, mais comme quelque chose qu’on peut se ménager collectivement. Un repos partagé. Et on peut déjà commencer au niveau de son propre foyer, avec la personne qui partage notre vie ou les enfants s’il y en a et qu’ils sont assez grands.
Ensuite, au sein de l’entreprise, il y a toute une gamme de pratiques à adopter et qui permettent de libérer du temps. Ce temps, on peut le rendre aux employés sous la forme d’une journée de travail en moins par semaine. Des études montrent que les employés perdent en moyenne 2 à 3 heures de temps productif par jour à cause des réunions à rallonge, des interruptions intempestives ou même des simples process de travail. La semaine de 4 jours est donc déjà là, finalement, pour beaucoup d’entre nous. C’est juste que nous venons le vendredi, et : hop réunion, et où sont passées les cartouches de couleur pour l’imprimante, et ainsi de suite. Si la boîte arrive à mieux cadrer ces fameuses réunions et ces interruptions incessantes, et à redessiner un peu ses process, elle aura déjà fait un grand pas vers la concrétisation d’une semaine de 4 jours. Ce qui est important, c’est que ce soit fait de manière collective. Quand on développe de nouvelles normes autour des réunions, des bonnes pratiques pour gagner du temps, chacun, chacune doit avoir un intérêt à collaborer. On doit œuvrer ensemble pour que tout le monde puisse partir le jeudi soir et profiter d’un week-end de 3 jours.
Après, on a encore des pays où les gens se battent pour la semaine de 5 jours ou les 40 heures hebdomadaires. Nous entrons dans une ère où les responsables politiques sont OK pour se lancer avec sérieux dans des processus expérimentaux, avec des incitations substantielles pour que les entreprises revoient les heures de travail hebdomadaire à la baisse. Ça plutôt que de chercher à imposer des grands bouleversements d’un coup à l’échelle nationale.
Deux pays, l’Islande et les Émirats Arabes Unis, l’ont fait dans le public et, pour ces derniers, dans les écoles aussi. Aux États-Unis, au Canada et au Danemark, certaines villes ou collectivités territoriales font le test : comment des réductions d’impôts et des modifications dans le Code du travail peuvent-elles inciter concrètement les employeurs à mettre en œuvre la semaine de 4 jours ?
Dans la pratique, l’adoption de ce nouveau rythme n’a rien de bien mystérieux. Il s’agit d’identifier, à l’échelle nationale, les outils qui vont fonctionner, pour tout le pays ou pour un secteur donné.
Article écrit par Rozena Crossman, traduit de l’anglais par Sophie Lecoq et edité par Clémence Lesacq. Photo Patrick Beaudouin pour WTTJ
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