« Pour bien préparer le futur du travail, il faut déjà agir sur le présent »

08 janv. 2025

5min

« Pour bien préparer le futur du travail, il faut déjà agir sur le présent »
auteur.e
Clémence Lesacq Gosset

Senior Editor - SOCIETY @ Welcome to the Jungle

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Si vous êtes du genre à traîner sur LinkedIn, vous n’avez sûrement pas échappé aux posts réguliers sur le « Future of Work ». Grand remplacement par l’IA, déferlement de « switcheurs » face à la mort du contrat de travail… Et si tout ça n’était qu’un grand bullshit ? Loïc Le Morlec, conférencier, auteur et observateur avisé du monde du travail, nous alerte : méfions-nous des futurologues et de ce qu’ils ont à nous vendre. Surtout, il est temps, selon lui, de revenir au « Present of Work ».

Dans une récente tribune pour HBR, vous écrivez que le « Future of Work » tel que nous l’observons aujourd’hui n’a rien à voir avec de la prospective. Pourquoi ?

Loïc Le Morlec : La prospective, c’est prendre des décisions et mettre des stratégies en place aujourd’hui, pour préparer un futur à long terme. C’est donc une recherche qui a du sens ! Mais ce qu’on observe désormais sous le nom de « Future of Work », c’est de la communication pour valoriser les personnes qui se rendent visibles et vivent à travers ces grandes annonces -comme la « disparition » annoncée de millions d’emplois face à l’explosion de l’IA, par exemple. C’est assez manifeste sur les réseaux comme LinkedIn : en parlant de « Future of Work », vous générez de l’émotion, et vous attirez forcément des lecteurs sur votre post. Par conséquent, vous pouvez acquérir une notoriété à moindre coût, sans avoir besoin d’être un expert du sujet.

Les affirmations de ces « futurologues » que vous fustigez sont souvent extrêmes…

L. Le M. : Toujours ! Le futurologue prédit quasiment tout le temps la mort imminente de quelque chose. Comme si le monde actuel était déjà dépassé et que le futurologue allait vous expliquer comment vous préparer au « nouveau monde ». Face à ces chiffres extrêmes, nous devrions d’ailleurs tous paniquer ! Heureusement, ce n’est pas le cas. Mais l’idée ou l’inquiétude derrière rentre dans les entreprises, via des conférenciers et des interventions en interne, et c’est très dommageable.

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Vous parlez d’une « triade » de discours trompeurs, à laquelle nous sommes constamment exposés. Quels sont ces discours ?

L. Le M. : Le plus souvent, les grandes affirmations qu’on peut lire concernent, comme je l’évoquais, la disparition de certains métiers face à l’IA. Mais aussi l’obsolescence rapide des compétences techniques -appelées également hard skills- et la fin du contrat de travail comme modèle de référence. Et il y en a d’autres ! Par exemple, le fait de dire que nous sommes désormais dans un monde « VUCA », pour « Volatile, Incertain, Complexe et Ambiguë ». Mais nous l’avons toujours été ! Ce qu’il faut se demander c’est pourquoi certains ont intérêt à faire croire que cela va moins bien aujourd’hui qu’avant ? Ma réponse est simple : cela arrange certaines personnes de se dire que les problèmes sont extérieurs à leurs entreprises, pour ne pas avoir à remettre en question ce qui se passe en interne.

Reprenons l’exemple des hard skills. Un des chiffres erronés qui revient le plus est celui d’une prétendue étude de l’OCDE, selon laquelle les hard skills auraient désormais une vie limitée de 12 à 18 mois… Mais cette étude n’a jamais existé !

L. Le M. : Je vais le dire clairement : l’obsolescence annoncée des hard skills est l’un des plus gros bullshit RH que je n’ai jamais vu. Il n’y a pas le début du commencement d’une étude sur le sujet. Même si on reprend l’enquête du World Economic Forum de 2023 qui annonçait que 44 % des compétences dures allaient disparaître d’ici 5 ans, si vous séquencez, cela fait 8 % de compétences qui ne seraient plus utiles chaque année. Excusez-moi, mais c’est insignifiant ! Nous n’avons jamais eu autant de possibilités de nous former, de moyens pour améliorer nos compétences. Il est donc logique que certaines d’entre elles, a contrario, disparaissent…

Surtout, je pense qu’opposer hard skills et soft skills n’a pas de sens. Aujourd’hui, la majorité des recrutements se basent sur les hard skills, sauf si vous avez un choix conséquent de candidats qualifiés. Mais prenons une soft skill comme la créativité. L’année dernière, j’ai interviewé trente recruteurs pour comprendre ce qu’ils entendaient par « créativité » en entreprise. Beaucoup l’on définit comme une capacité à résoudre des problèmes complexes. Mais si vous demandez à ChatGPT les compétences nécessaires pour résoudre un problème complexe, il en sort une quarantaine, dont certaines sont des hard skills !

Cette idée revient parfois aussi sur LinkedIn : avec l’IA ce qui compte désormais pour se démarquer ce sont les soft skills… Mais c’est strictement l’inverse ! Aujourd’hui, quand vous utilisez une IA générative, ce sont des compétences et connaissances très élevées qui vous permettent de l’utiliser au mieux, et ainsi de générer les meilleures réponses possibles.

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Vous démontrez que ces prédictions extrêmes et le temps long ne fonctionnent pas ensemble. Que voulez-vous dire par là ?

L. Le M. : Toute technologie répond à ce qu’on appelle la courbe de Gartner. Il y a au début un effet de « hype ». Autrement dit, un emballement qui fait que tout le monde s’y intéresse et y voit des possibilités exagérées. Puis, invariablement, la technologie connaît un creux de désillusion. Souvenez-vous du métavers : il y a eu cet emballement, très puissant, avant un creux de désillusion qui a même enterré cette technologie.
Avec l’IA aussi, nous sommes dans une sorte de « hype » générale qui entraîne des discours et des chiffres parfois irraisonnés. Mais, la réalité c’est que les spécialistes sont plus réservés sur les possibilités actuelles et que faire des prédictions est impossible. Sauf qu’écrire cela sur LinkedIn, ça ne fait pas buzzer…

En nous aveuglant sur un possible futur, vous expliquez que les problèmes actuels des entreprises sont ainsi passés sous silence. Quels sont-ils ?

L. Le M. : Côté ressources humaines, je pense à deux en particulier. Le premier concerne le bien-être en entreprise. On en a jamais autant parlé et pourtant on n’a jamais eu autant de mal-être, de burn-out… Pour moi, parler de « qualité de vie » au travail n’est pas le sujet, il faut aller regarder directement le travail lui-même ! Ce dernier est devenu maltraitant pour des causes multiples : la vision court-termiste des entreprises, la recherche de profits, les demandes toujours plus nombreuses aux salariés, la surcharge des managers qui doivent gérer jusqu’aux problèmes de santé mentale…
L’autre sujet est lié à l’engagement. On l’aborde depuis 2005 et c’est pareil : plus on en parle, plus il y a de désengagement.

Malgré tout, vous prédisez une longue vie au Future of Work. Pour quelles raisons ?

L. Le M. : Parce que le système actuel des réseaux sociaux veut ça… Il y a des phénomènes de « vagues » sur des tendances, de « buzz » qui font qu’il est impossible de se dresser contre une idée. On ne peut pas être contradicteur, car sinon on est soit pas écouté, soit écarté de la conversation.

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Ne pourrait-on pas remplacer le « mauvais » Future of Work par une réelle prospective du travail ? Il y a des personnes qui travaillent sérieusement sur le sujet, non ?

L. Le M. : Spécifiquement sur l’IA, je suis beaucoup Fabienne Billat qui effectue un vrai travail de veille et publie régulièrement sur le sujet, et Trench Tech de Cyril Chaudoit. Mais sur le travail en lui-même, je n’ai personne en tête qui fait un vrai travail de prospective… Par contre, je trouve qu’il y a beaucoup de gens qui sont très intéressants sur le Present of Work. J’ai notamment une grande admiration pour les travaux du sociologue Norbert Alter et du chercheur en management Christophe Genoud. Je suis aussi un grand fan des vidéos et des écrits d’Olivier Meier. Au fond, c’est évident : si vous voulez préparer le futur, il faut déjà réaliser des actions de fond sur le présent. S’occuper du Present of Work, ce n’est pas faire du court terme, c’est se préparer à un avenir désirable et durable.

Tous les ans, chez Welcome to the Jungle, nous dressons les tendances RH de l’année à venir. Quelles sont vos pistes en tant que non-futurologue pour 2025 ?

L. Le M. : La première chose -la « big picture » comme on dit- ce serait la clarification. Pour moi, les politiques RH se doivent d’être clarifiées. Quand les RH utilisent le mot « engagement » par exemple, il faut en donner une définition claire afin que les stratégies soient adaptées.
La priorité, ensuite, serait de revoir totalement l’approche des entreprises sur le travail hybride. Le retour au bureau, comme il est réalisé aujourd’hui, est totalement inapproprié. Pour moi, chacun devrait pouvoir choisir à la carte quand il est au bureau ou chez lui, à condition que l’entreprise ait clarifié quelles tâches peut se faire en distanciel ou non, et rende le bureau attractif et réellement collectif pour les autres tâches. L’important n’est pas le nombre de jours que l’on passe dans les locaux, mais ce qu’on en fait.
Enfin, troisième chose qui a de l’avenir selon moi : la semaine de quatre jours. La mettre en place en entreprise permet de repenser la valeur ajoutée de chacun dans le travail. C’est une valeur qui ne correspond pas à du temps, mais à de la qualité.

Article rédigé par Clémence Lesacq Gosset et édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.

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