« La frustration salariale » : pourquoi les primes individuelles sont inefficaces

04 sept. 2024

7min

« La frustration salariale » : pourquoi les primes individuelles sont inefficaces
auteur.e
Chloé Ferret

Journaliste

contributeur.e

Les salariés sont-ils satisfaits de leur salaire ? Et surtout, le comprennent-ils ? La réponse est non. C'est ce qu'explique Elise Penalva-Icher, professeure des universités en sociologie, dans son livre, « La frustration salariale : à quoi servent les primes ? » (Ed. Sorbonne Université Presses). Elle nous donne quelques pistes, qui pourraient être utiles aux RH et aux managers.

Votre livre « La frustration salariale : à quoi servent les primes ? » commence par cette phrase de la professeure de sociologie Dominique Méda : « Voici un ouvrage à mettre absolument entre les mains de tous les DRH ». Pourquoi ?

Depuis quelques années, le recours aux primes s’est généralisé, avec cette idée que c’est une manière de mieux payer les salariés car on peut les payer plus du fait qu’il y a moins de cotisations sociales et retraites sur des primes que sur un salaire. Il y a aussi une théorie en RH autour de la motivation et les incitations, avec l’idée que les primes inciteraient les salariés à travailler plus, ou mieux.
Or ce que je montre dans l’ouvrage, c’est que cette théorie se révèle assez fausse. Souvent, les primes partent de bonnes intentions pour essayer de récompenser les salariés. Mais, parce que ce sont des dispositifs assez complexes et individualisés, ils créent à contrario beaucoup de frustration. On trouve ainsi des phénomènes de comparaison entre salariés car les salaires sont brouillés, justement à cause de ces primes de plus en plus individualisées.
À l’inverse, les dispositifs plus collectifs créent moins de frustration et sont mieux perçus. Mais les managers, par méconnaissance, privilégient souvent les primes individuelles à celles collectives.
Donc quand Dominique Méda dit cela, c’est pour montrer qu’il y a plein de DRH ou de managers de proximité qui voudraient travailler la question salariale dans les entreprises et motiver leurs salariés au travers des primes. Mais dans la mise en application concrète, cela rate complètement son but.

Comment expliquer l’apparition de cette brouille des salaires ?

Avant, dans ce qu’on a appelé les Trente Glorieuses, on avait des politiques salariales beaucoup plus collectives, avec des rémunérations faites sur des grilles, qui définissaient des collectifs. Mais petit à petit, cela a été affaibli, avec les politiques néolibérales des années 80, et des situations de plus en plus individualisées, avec l’apparition des primes individuelles et des packages de rémunération, ce qui a grandement brouillé la perception que les salariés ont de leur salaire.
Face à cette opacité, les salariés ont mis en place des stratégies pour lever le voile : discussion à la photocopieuse ou à la machine à café, mise en place de systèmes de suivi de leur rémunération grâce à des fichiers Excel partagés entre collègues, etc.
Des dispositifs généraux ont également été mis en place, comme la directive européenne sur la transparence salariale) (qui sera appliquée en droit national en 2025 en France, ndlr.), et l’index d’égalité entre les hommes et les femmes. Ces réglementations répondent à cette demande de transparence autour de la lecture des salaires, avec deux grands enjeux au niveau social : les inégalités entre les femmes et les hommes, et les très hautes rémunérations des dirigeants d’entreprise.

Alors que cela a longtemps été tabou, vous dites que les salariés parlent plus ouvertement de leur salaire, et réclament même une transparence salariale dans l’entreprise. Ils réclament aussi de savoir immédiatement le salaire quand ils postulent à une offre d’emploi. Comment les entreprises peuvent-elles s’adapter à ces exigences ?

Si les salariés discutent de plus en plus de leur salaire, c’est parce qu’ils en ont besoin. Ils ne savent pas très bien combien ils vont être payés car il y a plein de primes qui tombent à différents moments de l’année, mais qui sont réversibles en fonction de la performance de l’entreprise et de la performance individuelle.
Donc en étant transparent à la fois sur les niveaux de rémunération dès le départ, mais aussi sur les principes qui engendrent ces rémunérations, le salarié sait et comprend pourquoi il est payé ainsi, ce qui peut atténuer cette frustration. Il pourra alors éventuellement adhérer au principe de justice qu’on lui propose.
Mais s’il n’a pas conscience de la légitimation que l’on met derrière la rémunération, il trouvera ses propres critères, ce qui peut poser problème.

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Vous dites que l’insatisfaction salariale augmente lorsqu’on discute de son salaire avec les autres. Mais alors, quel intérêt peut avoir une entreprise à adopter la transparence salariale ?

Ce qui est sûr c’est qu’elles vont être obligées par la loi d’ici quelques années ! Après, ce n’est pas la transparence en elle-même qui crée de la frustration, ce sont les écarts incompris, qui peuvent sembler aléatoires, comme je vous expliquais pour les primes individuelles par exemple.
La transparence, elle, permet d’objectiver des situations inégales. Si on est capable de les justifier et que l’ensemble des salariés adhère à ces principes de justice, tout va bien. Par contre, si les écarts de salaires sont non justifiables par des principes de justice - par exemple le cas des inégalités femmes-hommes -, alors c’est la transparence qui permet de remédier à ces inégalités et faire avancer l’égalité dans l’entreprise. Et ça, ça fait du bien à tout le monde, pas seulement aux femmes.

Quelles stratégies peuvent être mises en place pour atténuer la frustration salariale ?

Il faut revenir à des grilles collectives, à des salaires beaucoup plus collectifs qui renvoient à des groupes sociaux, à des augmentations de salaire et pas à des primes. J’entends que les primes sont une bonne idée du point de vue des cotisations, car comme il n’y en a pas, on pourrait payer plus les salariés. Mais je pense que c’est une fausse bonne idée, car les employés n’ont pas cette impression.

Quels sont les signes précoces de frustration salariale que les RH et les managers doivent surveiller ?

Quand les gens commencent à discuter sous le manteau de leurs salaires. C’est qu’il y a de l’incompréhension des dispositifs. Les RH ont bien intégré que les politiques de rémunération étaient compliquées, donc ils mettent souvent en place de la pédagogie pour expliquer leur fonctionnement. Mais s’ils ont besoin de faire cela, c’est que le système est trop compliqué. Il faut simplifier !

Dans des secteurs (notamment la finance, ou le consulting dans l’informatique) où les employés trouvent du travail facilement, et où il existe une transparence salariale, que peuvent faire les dirigeants pour garder leurs employés mécontents ?

Ce qui est intéressant dans cette configuration, c’est que les salaires ne sont plus perçus uniquement au niveau de l’entreprise, mais au niveau du marché du travail. Les salariés vont faire du chantage à la rémunération, en disant : « J’ai une offre d’emploi de l’un de vos concurrents. Soit vous vous alignez sur l’offre, soit je m’en vais. »
Il y a des formes de régulation du marché du travail, où les salariés reprennent un peu la main par rapport aux entreprises, car ils peuvent circuler. Ces circulations sont aussi intéressantes car, en allant d’entreprise en entreprise, ils se créent des réseaux qui leur permettent d’avoir une bonne vision du marché du travail. Donc encore une fois, ce que peuvent faire les entreprises, c’est être le plus transparent possible dès les offres d’emploi.

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Quelle serait la méthode d’attribution des primes ou augmentation salariale qui satisferait le plus les employés ?

Ce qui ressort des interrogatoires que j’ai menés, c’est que, pour les primes collectives, peu importe le niveau où elles sont versées (au niveau de l’équipe, de l’entreprise etc.), même si on n’en a pas eu personnellement, on est content pour les autres. Alors que pour les primes individuelles, si on en a une et que le collègue d’à côté aussi, on va comparer. Elles créent toujours de la frustration, même quand on en perçoit, car on se dira que le collègue ne le mérite pas, etc.

Suite aux nombreux entretiens que vous avez menés, quelles sont les erreurs courantes que les RH et les managers doivent éviter ?

Une transparence salariale qui n’est pas respectée. On a eu l’exemple d’une femme, lors de son entretien d’évaluation pour la prime, qui a vu la fiche du salarié précédent – un homme. Elle a découvert qu’elle était payée 30 % de moins. Une autre, dans la même situation, a découvert la fiche d’un collègue dans la photocopieuse. Quand une autre s’est vue remettre la mauvaise enveloppe par son manager, qui s’était trompé. Cela crée de gros chocs pour ces femmes. Généralement, elles changent de travail. Mais ça, c’est pour celles qui le peuvent.

Vous dites que pour les femmes, seule la mobilité remet le salaire à niveau par rapport aux collègues masculins, alors que pour les hommes, la mobilité permet de créer de nouveaux bons en avant. Résultat, l’une rattrape et l’autre creuse, les femmes passant leur temps à courir derrière les inégalités. Quels sont les facteurs spécifiques qui contribuent aux écarts salariaux entre hommes et femmes dans un même poste au sein d’une organisation donnée ?

Le fait que les femmes soient moins payées que les hommes est quelque chose qui est accepté, c’est une norme.
Mais il existe aussi des facteurs individuels. Par exemple, les femmes sont moins habituées à négocier leur salaire. On leur apprend aussi à « noyer le poisson », c’est-à-dire qu’elles se disent : « C’est vrai que je suis moins payée que mon collègue masculin, mais pour une femme, j’ai une belle carrière. » Contrairement aux hommes, qui se comparent uniquement à des salariés à des postes équivalents ou supérieurs dans leur entreprise, les femmes se comparent aux femmes dans leur ensemble, et non celles de leur collectif de travail.
Ce qu’on voit aussi, c’est que l’articulation avec la vie de famille, comme le fait d’aller chercher les enfants à l’école, joue contre elles. Cela les empêche de participer à des événements importants, comme les pots de départ, et de développer leur réseau, pourtant essentiel lorsqu’on cherche un nouvel emploi ou qu’on veut se faire remarquer. Résultat, lorsque des opportunités se présentent, on ne pense pas à elles.

Qu’est-ce que les RH pourraient faire pour améliorer la situation des femmes ?

Comparer à poste égal combien sont payés un homme et une femme, et s’il y a des différences, se poser la question de savoir si elles peuvent s’expliquer ou pas. Également, favoriser les phénomènes de solidarité et de mentorat entre les femmes est important : cela permet de pallier un peu ces phénomènes de “boys club” que l’on connaît chez les hommes.

Connaissez-vous le jour de la jalousie en Finlande (où les fiches d’imposition de tous les habitants sont mis en ligne et consultables par tous)?

Oui, c’est une coutume intéressante. Cela montre que les questions de salaires et de rémunérations sont importantes dans les questions d’identité, pour se définir soi-même, et définir son rapport à la société.
Je ne pense pas qu’on soit prêt à ça en France, ce n’est pas dans notre culture. Mais il faut aussi dire que les Finlandais sont moins nombreux. Or, sur ces questions, plus on est, plus c’est compliqué, car ça crée plus de possibilités de comparaison… et donc de frustration.

Article édité par Clémence Lesacq Gosset - Photo Thomas Decamps pour WTTJ

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