Comment l'assassinat de George Floyd bouscule la Silicon Valley
01 juil. 2020
5min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
Plus d’un mois après la mort de George Floyd, un Afro-Américain tué par un policier à Minneapolis le 25 mai dernier, l’onde de choc de la dénonciation du racisme touche toutes les dimensions de la vie en société et tous les secteurs, y compris les entreprises tech de la Silicon Valley, où l’absence de diversité est critique.Les débats sur la diversité et les manières de transformer le recrutement et le management pour permettre une meilleure inclusion des femmes et des personnes issues des minorités ethniques ne sont pas nouveaux dans le contexte américain, et particulièrement dans la Silicon Valley où les talents sont peu représentatifs de la population dans son ensemble (peu de femmes, peu d’Afro-Américains).
Mais cette année, les entreprises tech se sentent obligées de rendre des comptes comme jamais auparavant, dans un contexte politique de retour de bâton. Accusées par certain.e.s de nourrir un « capitalisme de surveillance » prédateur, les géants du numérique comme Facebook ou Google, sont aussi attaqués pour leur responsabilité dans la virulence des mouvements de « suprémacisme blanc » qui ont joué un rôle dans l’élection de Donald Trump. En cette année électorale américaine, les dirigeant.e.s du monde de la tech ne peuvent pas se permettre de rester muet.e.s ni de se contenter de simples paroles.
Paroles, paroles… et quelques actions
Étant donnée la force des mouvements anti-racistes après la mort de Floyd, de très nombreuses entreprises se sont prononcées contre le racisme. Pour le dirigeant de LinkedIn, « nous sommes avec la communauté noire ». Pour celui de Salesforce, « nous sommes avec la communauté noire contre le racisme, la violence et la haine ».
Quant au CEO d’Alphabet, Sundar Pichai, il s’est fendu d’une longue déclaration : « Les événements de ces dernières semaines reflètent de profonds défis structurels. Nous travaillerons en étroite collaboration avec notre communauté noire pour développer des initiatives et des idées de produits qui soutiennent des solutions à long terme - et nous vous tiendrons informés. Dans le cadre de cet effort, nous accueillons volontiers vos idées sur la manière d’utiliser nos produits et notre technologie pour améliorer l’accès et les opportunités. »
Lire aussi : Discrimination : qu’est-ce-que l’inclusion et comment faire mieux ?
Ryan Roslansky, le CEO de LinkedIn a suivi les employé.e.s partis manifester et s’est adressé à eux, avec quelques (vagues) promesses d’actions : « Beaucoup d’entre vous ont partagé que le plus dur a été de réaliser que cette entreprise que nous aimons et dont nous attendons tant a encore beaucoup de travail à faire pour nous éduquer sur la façon de créer une culture vraiment antiraciste (…) Nous ferons ce travail. »
Alexis Ohanian, fondateur de Reddit a décidé de se retirer du conseil d’administration pour qu’une personne noire soit nommée au conseil à sa place
Dans le monde du capital-risque, là où se joue le financement des startups de la Valley (des géants de demain), on a décidé d’agir concrètement. Par exemple, l’investisseur Jason Lemkin s’est engagé à ne rencontrer que des fondateurs noirs en juin. La célèbre firme Andreessen Horowitz a mis en place un nouveau programme pour soutenir financièrement les fondateurs noirs et latinos, particulièrement sous-représentés.
L’action la plus retentissante a certainement été celle d’Alexis Ohanian, fondateur de Reddit et mari de Serena Williams, qui a décidé de se retirer du conseil d’administration de la plateforme pour qu’une personne noire soit nommée au conseil à sa place. « Cela n’a pas été une décision facile (…) J’ai réfléchi à ce que je pouvais faire au-delà d’un simple post dans les médias sociaux, ou d’un don. Nous avons plus que jamais besoin de diversité au plus haut niveau des entreprises » a-t-il déclaré.
La Silicon Valley a un problème de diversité
L’examen de conscience des firmes de la tech est d’autant plus urgent que les chiffres de la diversité sont alarmants. Par exemple, en moyenne, chez Google, les postes de leadership sont occupés à 73,3% par des hommes, à 66% par des blancs… et il n’y que 2,6% de Noirs et 3,7% de Latinos à des postes de direction. Les chiffres sont comparables dans la plupart des autres grandes entreprises numériques.
Au moins le problème est-il aujourd’hui mesurable et objectivable. Pendant des années, ces géants ont résisté aux demandes qui leur étaient faites de divulguer leurs données sur la diversité de la main-d’œuvre. Jusqu’alors on pouvait dire que les critiques sur la « blancheur » et le machisme de ces entreprises étaient « subjectives ». La possibilité de collecter des données fines sur la diversité (sexe, origine ethnique, âge…) permet de se fixer des objectifs et de rendre des comptes comme on ne peut pas le faire en France, par exemple (où la collecte de certaines données n’est pas autorisée).
Depuis quelques années, la pression à la transparence sur les données en matière de ressources humaines s’est faite irrésistible, et les chiffres sont désormais connus. La Silicon Valley est indéniablement plus masculine, plus blanche et plus asiatique que la population dans son ensemble. C’est en 2014 que Google a ouvert la voie en publiant pour la première fois les statistiques de diversité dans l’entreprise, marquant un tournant décisif en matière de politique pour la diversité. La même année, on a annoncé que 150 millions de dollars seraient consacrés à l’augmentation de la diversité au sein de l’entreprise.
Lire aussi : Comment augmenter la place des femmes dans la Tech ?
Hélas, bien que la réalité de la (non) diversité soit désormais mesurée et indéniable, les chiffres changent assez peu depuis le milieu des années 2010. Les progrès sont minimes dans les ressources humaines, même dans les entreprises les plus vertueuses en la matière, comme Pinterest. Et on en dénonce aujourd’hui les conséquences multiples : par exemple, les outils d’intelligence artificielle reproduisent la non diversité de ceux/celles qui les conçoivent. (La reconnaissance faciale est accusée de favoriser les biais racistes).
Un tournant aujourd’hui ?
On pourrait penser que les annonces des dirigeant.e.s faites dans la période actuelle ne sont que des paroles en l’air. Après tout, pourquoi n’a-t-on pas fait plus de progrès alors que les chiffres de la diversité sont connus depuis plusieurs années ? Mais il y a des raisons de penser que les choses pourraient commencer à bouger cette année comme jamais auparavant. En effet, pour la plupart des entreprises tech, il ne s’agit plus de faire de la diversité un objectif à part (« nice to have »), mais de l’intégrer au coeur de la stratégie de l’entreprise.
Nous sommes à un moment d’intersection de trois phénomènes (P) qui les poussent à des actions plus radicales :
Le Produit : la conception des algorithmes de machine learning, des outils utilisant l’IA et de toutes les applications s’appuie sur des données biaisées. Pour améliorer son produit (cf l’exemple des logiciels de reconnaissance faciale mentionné plus haut), il faut le rendre moins « raciste », c’est-à-dire avoir plus de diversité parmi les ingénieur.e.s, et plus de diversité dans les données qu’ils/elles utilisent pour concevoir leurs produits.
Les People : la diversité des ressources humaines va être de plus en plus critique à une période où l’accès aux talents est très réduit. Trump vient de suspendre tous les visas d’immigration pour les travailleurs qualifiés dont la Silicon Valley dépend (un.e employé.e sur deux dans les entreprises tech vient de l’étranger). Il faudra donc les chercher ailleurs, notamment parmi des communautés plus diverses.
La Politique : l’année 2020 est une année clé. Élections, pandémie, crise économique, violences policières… mettent le racisme au coeur de tous les débats. Or les entreprises tech sont accusées de complicité avec Trump. Pour redorer leur image en cette période de backlash, elles ne pourront se contenter de simples déclarations…
Inspirez-vous davantage sur : Laetitia Vitaud
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