« Cette crise doit pousser les femmes à se mettre davantage en avant »

08 juin 2020

6min

« Cette crise doit pousser les femmes à se mettre davantage en avant »
auteur.e
Laetitia VitaudExpert du Lab

Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes

Clara Moley est l’auteure du livre Les Règles du jeu, paru chez Dunod cette année, que nous avons résumé ici, où elle explique pourquoi les « règles du jeu » du monde du travail n’ont rien à voir avec celles du monde scolaire.

Bonne élève et jeune professionnelle ambitieuse, Clara n’avait pas anticipé à quel point son genre aurait une influence sur sa carrière. Le féminisme est venu à elle avec l’expérience professionnelle. Trader en matières premières au Brésil, dans un univers totalement masculin, elle a été confrontée au poids du genre d’une manière qui l’a déroutée. De son expérience d’ individuel, elle a tiré un podcast, « Les Règles du jeu », puis un livre éponyme.

« Être une femme impactait ma carrière. Que je le veuille ou non, que cela ait un sens ou pas, mon genre influait sur la manière dont on me percevait, dont on me considérait, dont je me comportais même (!) — donc sur celle dont j’évoluais. »

Promouvoir un nouveau livre en période de confinement (donc sans événement en librairie ni tout ce qui fait le charme d’un lancement), tout en faisant l’expérience d’un télétravail forcé pendant une grossesse, c’est en quelque sorte une mise en abyme des questions posées dans Les Règles du jeu, et l’occasion de mettre en pratique différemment les leçons offertes dans le livre.

Dans cette interview, nous discutons avec Clara de l’impact de la crise actuelle sur les carrières des femmes et des hommes, et la manière dont les leçons d’empowerment de son livre peuvent trouver une pertinence nouvelle dans la période actuelle.

WTTJ : Clara, comment vivez-vous cette période particulière ? Vous avez sorti un livre dans les jours qui précédaient le confinement et vous êtes par ailleurs salariée en télétravail ?

C.M. : J’ai trouvé cette période étrange. Je suis en télétravail pour un cabinet de lobbying spécialisé en politique agricole. Nos clients sont des opérateurs du marché des grains. Pendant quelques semaines, l’acheminement a été très compliqué. Nous avons vécu une période de tension extraordinaire. Ça s’est un peu stabilité depuis, heureusement. La période est d’autant plus particulière que je vis aussi ma première grossesse. Je ne sais pas dire lequel de ces événements est le plus impactant sur la perception étrange que j’ai du temps qui passe. J’ai l’impression que le temps se dilate. Mais je sais que de nombreuses personnes disent aussi ressentir un changement de leur rapport au temps pendant la période du confinement.

Diriez-vous que les « règles du jeu » pour réussir au travail sont fondamentalement différentes en période de crise ou dans la situation de télétravail forcé que nous vivons ?

Non, j’ai tendance à penser, au contraire, que le message des Règles du jeu est plus actuel que jamais ! L’idée fondamentale de mon livre, c’est qu’il est important dans un parcours professionnel de ne pas se laisser balotter passivement par les circonstances, de changer de posture pour devenir acteur/actrice de ce parcours. Or le coronavirus balaye toutes nos certitudes, tout ce qu’on croyait acquis. Vous pensiez avoir un poste, mais peut-être que l’entreprise sur laquelle vous avez misé n’existera plus. Votre plan tout tracé peut voler en éclats.

C’est le cadre de la bonne élève qui vole complètement en éclat aujourd’hui, c’est à dire le schéma qui consiste à envisager sa fonction comme un cadre strict, sa hiérarchie comme une autorité inquestionnable, son parcours professionnel comme une autoroute. La crise révèle la nécessité d’avoir un état d’esprit non figé, non rigide. Dans des cas comme celui que nous vivons là, il est encore plus vital d’être capitaine de sa carrière et de miser sur soi. À quoi ça rime de se conformer, d’agir pour ou en fonction des autres quand tout peut être remis en question brutalement ? Plus que jamais, nous avons besoin de prendre la main pour nous sentir « empouvoirés ».

Y a-t-il alors des opportunités uniques pour les femmes dans la crise ?

C’est difficile de tirer des grandes conclusions à ce stade. Je ne voudrais pas généraliser à partir de mon propre cas. Mais on a pu observer chez certaines personnes une forme de découragement, voire un mouvement de retrait. Il est possible que certaines femmes choisissent de mettre leur promotion personnelle en retrait pendant cette période, en se disant qu’il y a d’autres priorités et que le collectif est plus important. C’est donc le nouveau défi de la crise : elle doit pousser les femmes à se mettre davantage en avant !

« C’est l’occasion de montrer qui l’on est et ce dont on est capable, au-delà de l’exécution simple de notre fonction.Pour ne pas rester cantonnée à une image de « bonne élève » trop sage. »

Clara Moley

On peut imaginer que certaines carrières féminines seront ralenties par la domesticité. La crise nous révèle que la société n’a pas tant changé que ça, que les tâches domestiques sont toujours distribuées de manière inégalitaire. Pire, quand la situation se tend, il y a même le risque de faire un bond en arrière.

Pourtant, il y a aussi des opportunités positives. Avec la crise, le confinement et les défis collectifs, il y a un prétexte idéal pour faire tout ce qu’on n’osait pas faire. Je vois beaucoup de femmes entreprendre aujourd’hui, créer des nouveaux services, lancer des initiatives. Certaines le font dans le cadre du bénévolat, mais pas toutes. C’est comme si certaines femmes avaient besoin d’une crise pour se dire qu’elles ont quelque chose à apporter aux autres.

Par ailleurs, puisque nos manières de travailler changent avec le télétravail, il y a des occasions nouvelles de rebattre les cartes au travail. Par exemple, on communique différemment à distance. Cela devient « normal » d’envoyer un email en mettant toutes les personnes importantes de l’entreprise en copie. Tout d’un coup, on a une excuse en or pour le faire. La visibilité, c’est le nerf de la guerre, or quand on revoit les canaux de communication, c’est l’occasion de s’octroyer la liberté de poser des questions, de rendre plus de comptes sur ce que l’on fait, de se rendre plus visible. En somme, c’est l’occasion de faire mieux ce qu’on n’ose pas faire au bureau.

Un autre changement notable, c’est que les moments de sociabilisation habituels sont mis en pause. Tout le monde est sur un pied d’égalité. Cela va se reconstruire après le confinement. Et les boys clubs ne vont hélas pas disparaître. Mais tout cela va se reconstruire sur d’autres bases. À la faveur de cette crise, c’est un peu comme si les femmes avaient maintenant un pied dans la porte. Il y a de nouvelles interactions qui sortent des cadres hiérarchiques habituels. C’est l’occasion de montrer qui l’on est / ce dont on est capable, au delà de l’exécution simple de notre fonction. Ne pas rester cantonnée à une image de « bonne élève » trop sage.

Vous avez écrit dans votre livre, « votre réussite commence là où s’arrêtent les instructions et où débutent vos initiatives. » Est-ce que l’entrepreneuriat n’est pas la forme privilégiée de l’empowerment ? Est-ce vers l’entrepreneuriat que vous vous dirigez personnellement ?

Mon message principal, c’est qu’on doit trouver les moyens de ne pas subir les événements. Il trouve une caisse de résonance remarquable avec la crise actuelle. Pour moi, c’est effectivement lié à un état d’esprit d’entrepreneur. Mais cet état d’esprit n’est pas incompatible avec le fait d’être salarié.e.

La grande crise du travail de notre époque, elle est liée au fait que tant de gens ne se sont pas posés de questions avant de commencer leur vie professionnelle. Ils/elles sont rentré.e.s dans le salariat dans le prolongement de leur vie scolaire sans développer cet état d’esprit. J’aimerais que mon livre les aide à gagner du temps, à changer de mindset et à renverser les perspectives sur leur vie professionnelle, sans forcément qu’ils/elles se sentent obligé.e.s d’opérer un virage à 180 degrés pour se sentir libres.

C’est aussi la définition que l’on donne de la réussite qui s’impose sans réflexion préalable. Là aussi, est-ce que la crise actuelle est une occasion de revenir sur cette définition ?

Oui, de nombreuses personnes ont perdu le sens (la direction) de leur travail. Et la crise le questionne de manière aigüe. Or la réussite professionnelle a la définition qu’on lui donne. C’est une série de questions que l’on doit se poser régulièrement : « Où vais-je ? », « qu’est-ce que je veux accomplir ? » « quelles sont les choses que je refuse catégoriquement au travail ? », « quelles sont mes zones de no go ? ». Savoir ce que l’on veut, c’est d’abord savoir déterminer ce que l’on ne veut pas, ses valeurs fondamentales sur lesquelles on n’est pas prêt.e à transiger.

Chacun porte une conception particulière de ce que signifie pour lui-même réussir. Il faut le définir soi-même. À cet égard, la crise peut nous obliger à nous en donner une définition de manière plus urgente.

Dernière question : quels seraient les conseils que vous donneriez à un.e manager pour mieux « empouvoirer » les femmes (et hommes) de son équipe ?

Le premier conseil, ça serait de toujours traiter les membres de son équipe en adultes responsables. Je déteste l’infantilisation organisée qu’on observe dans certaines entreprises. La crise est l’occasion pour les managers de prendre conscience de cela. Les salarié.e.s sont capables d’entendre des vérités qui font mal. Ils/elles sont capables de s’entendre dire que quelque chose ne va pas. Pas besoin de raconter des histoires. Le plus important, c’est de fixer le cap, d’être un repère solide, et d’être transparent.

Le deuxième conseil, ça serait de tâcher d’avoir toujours un canal ouvert (ou une porte ouverte quand on est dans un espace physique) pour les employé.e.s, notamment celles/ceux qui ont besoin de mieux organiser leur équilibre entre vie privée et vie professionnelle. On est tellement plus efficace quand on nous donne les moyens de trouver cet équilibre. Lorsqu’un manager (et l’entreprise) fait confiance à ses collaborateurs, il s’y retrouve toujours.

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