Quand le travail est source de conflits dans le couple, comment gérer ?
21 oct. 2020
10min
Journaliste indépendante
Mardi soir, il est tard, vous rentrez du boulot le cerveau en capilotade, et vous n’avez qu’une envie : vous blottir devant une série, avec un bon petit plat que votre + 1 vous aura amoureusement préparé. Sauf que quand vous arrivez, non seulement rien n’est prêt, mais il s’avère que votre moitié a aussi passé une sale journée, et qu’il·elle a fortement besoin d’en parler. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, vous voilà en train de vous hurler dessus au beau milieu de la cuisine. Mais pourquoi couple et travail font-ils si mauvais ménage ?
Selon un sondage Ifop de 2019, 72% des cadres reconnaissent des tensions avec leur conjoint ou avec des proches en raison du stress au travail, 94% admettent penser à leur travail le week-end et 20%… en faisant l’amour. Une tendance qui ne devrait pas aller en s’arrangeant, puisqu’avec le télétravail, la frontière entre vie personnelle et vie professionnelle est de plus en plus poreuse.
Comment, dans ce contexte, parvenir à gérer sereinement les difficultés professionnelles de son/sa conjoint.e sans passer par la case crise de nerfs ? Voici quelques témoignages et conseils pour vous aider à désamorcer la bombe.
Des rythmes de travail inégaux…
Parmi les nombreuses causes qui peuvent pousser un couple à la crise, les horaires de travail tiennent une bonne place. Entre ceux qui rentrent trop tard et ceux qui finissent trop tôt, il est parfois difficile de s’adapter au rythme de l’autre. « Avec mon conjoint, nous avons des boulots très différents, raconte Laure, designer. Lui a toujours travaillé dans de grosses structures, où on le laissait gérer son temps comme il l’entendait, et moi j’ai toujours été dans des boîtes plus petites, où le travail se faisait à flux tendu et où il paraissait normal de rester tard pour travailler. C’est souvent source de tension, et ça l’est encore plus depuis que l’on a des enfants, car il a parfois l’impression d’être le seul à gérer. »
Selon ce même sondage Ifop, 81% des cadres affirment avoir globalement plus de choses à faire qu’avant, et 77% ont l’impression de devoir gérer trop de tâches en même temps. Pour certains secteurs fortement impactés par la crise, la précarité de l’emploi ajoute au sentiment de ne pas pouvoir dire non aux heures supplémentaires, comme c’est le cas de Laure. Quand l’intendance domestique se retrouve alors toujours gérée par la même personne, difficile de ne pas concevoir de ressentiment envers l’autre. « Évidemment que je préférerais avoir tout fini plus tôt et passer du temps avec mes enfants, reprend Laure. Quand j’ai accepté le poste, on ne me l’avait pas vendu comme ça, on m’avait dit que je pourrai partir à partir de 18h. Mais entre l’envie et la réalité, il y a parfois un gap ».
Pour ne pas accumuler trop de rancœur, dans un sens ou dans l’autre, le mieux est encore de s’ouvrir à l’autre et de lui expliquer les raisons qui poussent à faire de telles horaires. « Quand on traite un problème dès qu’il se présente, c’est un petit effort pour un grand effet, explique Adrien Chignard, psychologue du travail et des organisations. Quand la carrière de quelqu’un prend trop de place, cela dépriorise inévitablement la vie personnelle, et les responsabilités de parent ou de conjoint qui vont avec. Il faut donc pouvoir en parler rapidement, et mettre en mots les conséquences que ces comportements ont sur la vie de couple ».
« Quand la carrière de quelqu’un prend trop de place, cela dépriorise inévitablement la vie personnelle, et les responsabilités de parent ou de conjoint qui vont avec », Adrien Chignard, psychologue du travail et des organisations.
… amplifiés par la crise
Avec la pandémie, de nombreuses entreprises sont passées en télétravail, accentuant encore ces inégalités horaires. Pendant le confinement, certains se sont alors retrouvés à travailler quelques jours par semaine, voire plus du tout, pendant que d’autres devaient mettre les bouchées doubles. Les études menées pendant cette période s’accordent toutes pour dire que les femmes se sont retrouvées premières victimes de ces changements de rythme : 48 % des femmes en télétravail ont été confinées avec un ou plusieurs enfants, contre seulement 37 % des hommes, et seul un quart d’entre elles disposaient d’un espace de travail dédié à la maison, contre 39 % des hommes, selon une étude de l’Ined menée en mai. Ces rythmes bousculés, qui sont pour certaines entreprises partis pour durer, ont été sources de conflits pour certains couples, comme c’est le cas pour Auriane, consultante RH.
« Après le confinement, je me suis retrouvée à travailler trois jours par semaine, tandis que mon conjoint était à plein temps, et à un rythme plutôt soutenu. Les jours où je ne travaillais pas, j’en profitais donc pour aller me balader, faire des expos… Or, souvent, quand il rentrait, j’avais droit à des petites piques sur le ton de l’humour, comme quoi l’appartement était vraiment en bazar, que j’aurais pu cuisiner quelque chose… Du fait que je passais plus de temps chez nous, il considérait que j’étais en vacances, et que c’était à moi de gérer l’appartement. Or moi je voyais surtout que mon salaire avait été considérablement amputé, et que j’étais coincée à Paris à ne rien faire deux jours par semaine ! »
« Du fait que je passais plus de temps chez nous, il considérait que j’étais en vacances, et que c’était à moi de gérer l’appartement », Auriane, consultante RH.
En redistribuant les cartes du télétravail et en fragilisant certains métiers plus que d’autres, la crise a grandement contribué à creuser les inégalités et à multiplier les sujets de conflits potentiels dans le couple. Pour ne pas tomber dans le piège, verbaliser est essentiel selon Adrien Chignard. « Pour tolérer que l’autre soit dans une situation différente de la nôtre, il faut trouver un équilibre qui va bien aux deux partenaires, explique le psychologue. Dès que cet équilibre se rompt, et que cela a des conséquences sur notre vie personnelle, il faut en parler ouvertement. Et par en parler je n’entends pas essayer de convaincre l’autre, mais savoir l’écouter, essayer de comprendre sa représentation des choses ».
Établir le dialogue est valable lorsque les situations professionnelles diffèrent et créent de l’incompréhension, mais qu’en est-il quand ce sont des valeurs plus profondes qui entrent en contradiction ?
Des conflits de valeurs
Parler ouvertement de la frustration accumulée par des horaires décalés peut s’avérer plus simple que de confronter deux visions du travail qui s’opposent, et pourtant, désamorcer cette incompréhension est indispensable pour ne pas foncer dans le mur.
« Mon copain est plutôt bien payé, et je me suis rendu compte que l’on n’accordait pas la même valeur au travail. Il en a ras le bol de son boulot, mais comme il sait qu’il peut renégocier son salaire à la fin de l’année, il reste, constate Léo, community manager. Pour lui, le salaire prime, le travail n’est qu’un moyen de gagner sa vie. Or, pour moi, le salaire n’allège en rien le manque de sens. J’ai toujours pensé que lorsque l’on ne trouvait plus d’intérêt à son travail, il fallait en changer. À mes yeux, le salaire est complètement secondaire. Quand on en parle, ça part souvent au clash car il se plaint de son boulot, mais n’envisage pas d’en changer. Ça me rend dingue ! »
Face à des visions du travail complètement différentes, pas facile d’établir le dialogue, surtout quand ces différences apparaissent progressivement au fil de la relation. « Tout ce qui va entrainer des écarts de valeurs risque de mettre fin au couple. Un couple c’est un socle de valeurs communes, et quand l’autre s’en éloigne, il est parfois compliqué de revenir en arrière », analyse la psychanalyste et experte en souffrance au travail Marie Pezé. Là encore, admettre que l’autre a une vision différente et chercher à comprendre son point de vue sans pour autant le convaincre du nôtre est précieux.
« Maintenant, j’y vais avec des pincettes. Plutôt que de lui reprocher de s’accrocher à un salaire, je lui dis que quand il sera prêt à changer, je pourrai l’aider à refaire son CV par exemple, confie Léo. J’essaie aussi de faire de nos différences une force. Il accorde plus d’importance à son salaire, certes, mais il est aussi plus assuré que moi dans ce qu’il fait. Il m’aide beaucoup à prendre du recul quand j’ai l’impression que ce que mon métier ne sert à rien. À l’inverse, j’essaie progressivement de lui faire comprendre que le bien-être au travail ne passe pas que par l’argent, et que trouver un boulot qui a du sens tout en étant bien payé n’est pas chose impossible ».
« J’essaie progressivement de lui faire comprendre que le bien-êtreau travail ne passe pas que par l’argent, et que trouver un boulot qui a du sens tout en étant bien payé n’est pas chose impossible », Léo, community manager.
Rester dans une entreprise qui nuit à son bien-être a souvent de grandes répercussions sur la vie de couple, générant tensions et incompréhensions, et lorsque cela dégénère en burn-out, le couple en prend un sacré coup.
Détecter le burn-out de l’autre et y faire face
Selon l’Institut de veille sanitaire, les cas de burn-out concerneraient un peu plus de 30 000 salariés en France, un chiffre probablement sous-estimé. Pour anticiper ces risques, Marie Pezé a créé un « test de propagation du burn-out », pour aider les salariés à auto évaluer leur épuisement professionnel. Selon la psychanalyste, face à un conjoint que l’on sent en saturation, qui commence à parler compulsivement et de façon répétitive de son travail, en évoquant uniquement les aspects négatifs de celui-ci, il est important de « donner l’autorisation » de s’arrêter. « Quand un partenaire demande à l’autre “qu’est-ce que tu ferais à ma place ?”, c’est en fait souvent une demande d’autorisation implicite à pouvoir sortir de son travail, à avoir le droit de s’arrêter. Et il est important, en tant que partenaire, d’accorder cette autorisation, de faire comprendre à l’autre qu’on ne le laissera pas être malheureux à ce point », explique-t-elle.
Cette « autorisation », Céline l’a reçue de son conjoint alors qu’elle était en pleine déroute professionnelle, il y a quelques années.
« Lorsque j’ai fait mon burn-out, ça a été très difficile pour mon couple, raconte cette jeune avocate. Mon copain ne connaissait pas trop le contexte de ma boîte, ni mes collègues, et du coup je me suis sentie très seule. Je n’avais plus aucune énergie, je n’avais envie de rien faire, et je ne comprenais pas ce qui m’arrivait, car habituellement je suis une grosse bosseuse, j’ai toujours la pêche. J’avais du mal à mettre des mots sur ce qui se passait, et cela a généré beaucoup de disputes, et d’incompréhensions. Je pense que ce qui a vraiment sauvé mon couple, c’est que mon copain m’a poussée à démissionner. Il me répétait que ce cabinet ne me méritait pas, que je valais mieux que ça, que je retrouverais sans mal un autre boulot. Et effectivement, le jour où j’ai posé ma démission, j’étais épuisée, mais j’étais déjà plus souriante, plus à l’écoute. Ça nous a impactés positivement parce j’étais plus disponible pour moi et pour nous. »
« J’avais du mal à mettre des mots sur ce qui se passait, et cela a généré beaucoup de disputes, et d’incompréhensions. Je pense que ce qui a vraiment sauvé mon couple, c’est que mon copain m’a poussée à démissioner », Céline, avocate.
Quand l’autre s’enfonce dans le mal-être, l’inciter à s’arrêter pour se préserver est clé, selon Marie Pezé. Aussi, il ne faut pas hésiter à lui recommander de se faire accompagner : « il faut arrêter de penser que ces épreuves de la vie ne dépassent pas ce que les individus sont capables d’endurer en tant qu’être humain. Le ou la conjoint.e ne peut pas tout gérer, il faut savoir aller consulter des médecins spécialisés en médecine du travail quand il en est temps. Il ne faut pas avoir peur de quitter un emploi, il existe toujours des solutions. Les médecinsautorisent par exemple désormais les salariés arrêtés pour épuisement professionnel à faire un bilan de compétences professionnelles pendant leur congé maladie par exemple. Se préserver est indispensable », martèle la psychanalyste. Préserver l’autre pour préserver son couple, une règle qui s’applique aussi lorsque l’un des partenaires est en situation d’échec professionnel.
Soutenir sa moitié en cas de chômage
Parmi tous les bouleversements qu’elle aura entraînés, la crise sanitaire a laissé de nombreux employés sur le carreau. Une situation pas facile à vivre en couple, d’autant plus quand l’autre s’épanouit professionnellement. Pour Charlotte, journaliste, la situation est devenue presque intenable. « Cela fait 3 mois maintenant que mon copain a perdu son emploi, relate la jeune femme. Les perspectives d’embauche étant ce qu’elles sont, il broie du noir, ce que je peux comprendre. J’ai essayé de le soutenir comme j’ai pu en lui disant qu’il allait retrouver un travail, que c’était normal, que c’était la crise… mais il me voit au quotidien m’épanouir dans un métier que j’adore, et c’est très difficile à gérer. Je me retrouve donc dans une situation bâtarde, où j’essaie de ne pas lui mettre la pression, où j’évite de me montrer trop enthousiaste dans mon travail pour ne pas le blesser… et où en même temps je lui en veux malgré moi, parce que j’ai l’impression qu’il ne fait pas le maximum pour chercher et que s’il ne retrouve pas rapidement quelque chose, je ne vois pas comment on va s’en sortir financièrement. »
« J’essaie de ne pas lui mettre la pression, où j’évite de me montrer trop enthousiaste dans mon travail pour ne pas le blesser… », Charlotte, journaliste.
Parce que notre travail renvoie encore trop souvent à notre identité, faire face à la perte d’un emploi peut être profondément déroutant. Pour celui qui se retrouve au chômage, comme pour son partenaire. « Si par exemple une personne admire son·sa conjoint·e pour sa carrière ou son statut social, et qu’il·elle le perd soudainement, on se retrouve dans cette zone assez dangereuse de la disgrâce potentielle, et ce n’est pas bon », affirme Marie Pezé. Consulter un psy spécialisé est alors utile à la fois pour que le partenaire au chômage retrouve confiance en lui·elle, mais aussi pour éviter que ce manque de confiance en soi ne vienne gangréner le couple : « quelqu’un qui a perdu son travail va le percevoir comme une déchéance personnelle, or quand on retrace son parcours ensemble en consultation, on fait prendre conscience à la personne qu’elle a été remerciée parce qu’elle défendait des valeurs, parce qu’elle ne se s’est pas laissée faire, ou parce qu’elle avait un salaire élevé qui rendait la suppression de son poste intéressante pour la boîte… cette démarche permet de renverser la vapeur au sujet de l’estime de soi. »
En parallèle, le conjoint.e peut aussi accompagner cette démarche à la maison, en revalorisant son partenaire : « Quand un individu perd son boulot, il perd souvent confiance en lui. En tant que conjoint·e, on peut alors le raccrocher à ses réussites passées, lui rappeler qu’il a derrière lui·elle une somme d’expériences réussies », conseille Adrien Chignard.
Qu’il s’agisse d’horaires décalés, de vision du travail différente, ou de coup dur pour l’un des deux partenaires, la communication est clé. Verbaliser ce que l’on ressent en tant que conjoint pour ne pas laisser la frustration, la colère ou l’inquiétude s’accumuler est indispensable pour désamorcer une situation tendue. Soutenir l’autre, tout en apprenant à passer le relais aux professionnels de santé dès que le besoin s’en fait sentir. Après tout, être en couple c’est aussi apprendre à traverser les épreuves ensemble, non ?
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Photo d’illustration by WTTJ
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