Finir sa journée à 15h pour profiter de l'été ? Le modèle espagnol décrypté
29 juil. 2020
5min
Journaliste indépendante
C’est l’été, le soleil vous chauffe doucement la nuque, les oiseaux chantent, les terrasses se remplissent petit à petit… et vous êtes coincés derrière votre ordi. Et si on vous disait qu’en Espagne, il est possible de finir plus tôt le boulot pour profiter de l’été ? Ça s’appelle la journée intensive (ou journée continue), et cela concerne un bon nombre d’entreprises qui mettent en place des horaires réduits dès le mois de juin. Mais attention, si la journée de travail est certes raccourcie, pas question pour autant de lésiner sur la productivité ! Est-ce que cette organisation est vraiment plus avantageuse pour les salariés, et quelles sont ses limites ? Petit état des lieux du côté de la péninsule ibérique.
« Il fait trop chaud pour travailler »
À l’origine de la journée intensive, des températures estivales, trop élevées en Espagne pour permettre de travailler l’après-midi. Bien que la climatisation ait été installée dans la plupart des bureaux, la tradition a perduré, et un certain nombre d’entreprises continuent à fonctionner en horaires réduits de juin à septembre. Si aucune loi ne définit précisément les contours de cette organisation, la plupart des entreprises qui l’appliquent se calquent sur les vacances scolaires, et instaurent des horaires réduits l’été, tous les jours de la semaine et parfois seulement les vendredis. Mais attention, qui dit finir plus tôt dit aussi commencer plus tôt !
Alors qu’une journée classique de travail espagnole dure habituellement 8 heures, soit un peu plus que les 35 heures en France, la journée intensive commence généralement vers 8h, pour s’achever vers 15h. « En été il fait tellement chaud, que la pause-déjeuner ne “sert à rien”, car les températures sont de toute façon trop élevées pour déjeuner dehors. Alors, autant enchaîner tout d’un coup, et sortir plus tôt », avance Nadia, chef de projet éditorial à Barcelone. Si la coupure du midi dure habituellement 1 à 2h en Espagne, avec la journée intensive, celle-ci est réduite à 15 ou 30 minutes, voire passée devant l’ordinateur pour les plus pressés. Ce rythme semble satisfaire la majorité des salariés puisque selon une étude de l’association de défense des consommateurs espagnols OCU, la journée de travail idéale plébiscitée par les Espagnols serait celle qui commence à 8h pour s’achever à 16h.
« En été il fait tellement chaud, que la pause-déjeuner ne sert à rien, car les températures sont de toute façon trop élevées pour déjeuner dehors. Alors, autant enchaîner tout d’un coup, et sortir plus tôt. » - Nadia, chef de projet éditorial à Barcelone
Le salaire émotionnel
Un meilleur équilibre vie professionnelle-vie personnelle
La première raison pour laquelle ce rythme est privilégié, c’est qu’il permet de bénéficier de plus de temps pour sa vie personnelle. Selon une étude réalisée par le site Infojobs, l’Espagne serait en effet le 4ème pays le moins bien classé en terme d’équilibre vie professionnelle-vie personnelle de l’OCDE. Et selon l’OCU, un travailleur sur trois déclare ne pas arriver à concilier de façon satisfaisante vie privée et travail. « Ma famille vit à 5 heures en train de Barcelone, explique Marina, journaliste. Le fait de bénéficier de la journée intensive les vendredis me permet de passer le week-end avec eux si je le souhaite, alors que ce serait impossible avec un rythme normal. » Le fait d’avoir plus de temps pour soi représenterait un tel avantage que les experts du travail lui ont donné un nom : le salaire émotionnel.
Une productivité accrue
Eva Rimbau, professeure d’économie et experte du travail flexible, explique que ce salaire émotionnel augmenterait la productivité des salariés en les gardant motivés. « C’est évident que je suis plus productive en journée intensive, déclare Rocio, qui travaille sur ce rythme tous les vendredis de l’année. Je sais qu’à 15h je peux être à la plage, donc ça me motive à prendre moins de pauses et à mettre le paquet pour me libérer ensuite. » Un constat qui rejoint celui de la journée de 5 heures, mise en place dans certaines entreprises en Europe et aux États-Unis : la productivité n’est pas nécessairement liée au nombre d’heures travaillées. Selon José Luis Casero, président de la Commission Nationale pour la rationalisation des horaires de travail, il a même été démontré qu’un salarié dont l’emploi du temps lui permet de mieux concilier vie personnelle et vie professionnelle, aurait un rendement supérieur de 20% par rapport à un employé insatisfait. Pour autant, rester productif avec des horaires réduits n’est pas donné à tout le monde, et demande une certaine organisation.
« C’est évident que je suis plus productive en journée intensive. Je sais qu’à 15h je peux être à la plage, donc ça me motive à prendre moins de pause et à mettre le paquet pour me libérer ensuite. » - Rocio, salarié ayant une journée intensive tous les vendredis de l’année
Un système qui a ses limites
Des journées plus stressantes ?
« C’est parfois un peu angoissant de se dire qu’il faut que tout soit terminé à 15h, admet Marina. Il y a certaines journées où je sais que si je fais la moindre pause, je n’aurais pas fini à temps, donc j’ai l’œil sur la montre, ce n’est pas très agréable. » Pour Nadia, c’est un coup à prendre plus qu’un véritable stress. « Au début, c’est assez complexe d’être efficace car il faut se réhabituer au rythme de la journée intensive : tu n’as plus ta pause-café de 11h, ta pause-déjeuner de 13h… Ça change toute l’organisation de la journée, donc il faut réussir à s’adapter. » De la même façon, ceux qui se révèlent être plus productifs en fin de journée auront peut-être plus de mal à se mettre dans le bain que les matinaux. « Je privilégie toujours les tâches les plus importantes le matin, explique Rocio, même si ce ne sont pas nécessairement les plus motivantes, car plus les heures avancent, plus la productivité décroît. »
« C’est parfois un peu angoissant de se dire qu’il faut que tout soit terminé à 15h. Il y a certaines journées où je sais que si je fais la moindre pause, je n’aurais pas fini à temps, donc j’ai l’œil sur la montre, ce n’est pas très agréable. » - Marina, journaliste
Une cohésion d’équipe moindre
Outre la capacité à s’organiser, l’autre problématique que soulève la journée intensive, concerne la disparition des moments de sociabilité. La pause déjeuner réduite et les pauses café très limitées, rares sont les moments où les salariés vont pouvoir déconnecter et passer du temps entre eux. « Pour moi, c’est la limite de la journée intensive et la raison pour laquelle elle ne peut s’effectuer tous les jours, explique Marina. Je pense que c’est important de garder ces moments informels de sociabilité, qui contribuent à créer et renforcer les liens au sein d’une entreprise. C’est difficile de faire équipe si n’a aucun moment pour discuter de sa vie personnelle. » D’autant plus que la tradition de la longue pause-déjeuner entre collègues est ancrée en Espagne. Et quand une tradition est là, difficile de la remettre en question…
« Je pense que c’est important de garder ces moments informels de sociabilité, qui contribuent à créer et renforcer les liens au sein d’une entreprise. C’est difficile de faire équipe si n’a aucun moment pour discuter de sa vie personnelle. » - Marina, journaliste
Une culture du présentéisme bien ancrée
Seule 14,2% de la population active en Espagne bénéficie de la journée intensive, malgré le fait que 76% des travailleurs la plébiscitent, souligne l’étude réalisée par Infojobs. En cause, une tradition de présentéisme qui préoccupe d’ailleurs 62% des salariés interrogés. Pour José Luis Casero, si la journée intensive n’est pas instaurée à plus large échelle, cela s’explique aussi par des raisons socio-culturelles : les entreprises se laisseraient prendre par la routine et resteraient bloquées dans leur mode d’organisation sans oser en changer. Aussi, le fait de partir du bureau plus tôt reste suspect aux yeux de nombreux managers et entrepreneurs, qui ont tendance à penser que ce temps libre relèverait de l’oisiveté. « En Espagne nous sommes sur un rythme de 40 heures par semaine, précise Marina, c’est donc normal de faire de longues journées. Passer à des journées qui s’achèvent à 15h demande une certaine adaptation de la part des entreprises. »
En Espagne, cette évolution tent néanmoins ) devenir un argument de poids pour attirer les salariés, surtout les plus jeunes, de plus en plus en demande d’horaires flexibles. Aujourd’hui, 11% des travailleurs sur la péninsule Ibérique bénéficient déjà de la journée intensive tous les vendredis de l’année, un premier pas dont les Français pourraient s’inspirer…
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