Expliquer son job à sa famille au repas de Noël : mission impossible ?
23 déc. 2021
6min
Content Creator
Jouez hautbois, résonnez musettes. Il est né le divin moment de Noël, entre le sapin et les cadeaux qui s’amoncellent à son pied. Cette période de fêtes réjouit les cœurs, tout le monde attend impatiemment le monsieur avec une barbe blanche et une hotte prometteuse. Mais petit Papa Noël descend aussi, semble-t-il avec ses questions par milliers… Et surtout, celles qui concernent notre job. Car devoir expliquer la nature de notre travail à nos grands-parents ou à notre neveu de 6 ans peut être complexe, voir désopilant. Chaque famille est délicieusement dingue à sa manière, ceux qui la composent sont des personnages singuliers, avec chacun son caractère propre. Différentes tranches d’âge, des vies parfois éloignées, des expériences riches et des niveaux de compréhension pas toujours raccord entre eux. Tout le monde ne voit pas les choses comme vous, surtout quand il s’agit de comprendre le métier des autres.
Alors que les festivités s’annoncent, nous avons échangé avec trois professionnels issus d’horizons divers, parfois « nouveaux », pour savoir comment leur famille reçoit, soutient ou parfois décrie leur profession. Témoignages.
« Mon grand-père reste persuadé que je passe mes journées à réparer des ordinateurs »
Emilie, 30 ans, social media manager dans une agence média
Je travaille dans le social media depuis plus de sept ans maintenant — depuis le début de ma carrière, en résumé. Jusqu’ici, c’est un sujet que j’évite soigneusement d’aborder en famille. Pas parce qu’elle n’approuve pas ou ne me soutient pas, mais parce que personne ne semble comprendre ce que je fais.
Mon grand-père reste persuadé que je passe mes journées à réparer des ordinateurs. Lui parler de mon quotidien de social media manager a donc potentiellement de quoi lui donner la migraine. Les médias sociaux forment un concept qu’ils ont, avec ma grand-mère, déjà du mal à intégrer. L’idée de concevoir une chose dans sa tête et de la mettre en œuvre sur un ordinateur est trop compliquée à comprendre pour eux. Ma grand-mère sait peut-être vaguement ce qu’est Facebook (les autres plateformes, ce n’est pas la peine d’en parler), il se peut même qu’elle soit allée dessus une ou deux fois, mais son mot de passe a disparu dans les limbes de l’oubli il y a bien longtemps.
Autre chose leur échappe : nos nouvelles façons de travailler. Pour eux, une journée de travail, ce sont des horaires à peu près fixes, on commence à telle heure, on finit à telle heure. Ils ne comprennent pas qu’on puisse rapporter du travail à la maison le soir, pendant le week-end ou les vacances. Donc c’est un sujet que nous n’abordons jamais.
Et je n’essaie même pas de leur expliquer ce que fait mon agence. Ils ont pourtant déjà fait des efforts pour essayer de comprendre. De temps à autre, ils me demandent de leur envoyer le nom et le site de ma boîte, mais généralement la teneur de leur réponse c’est : « Je suis allé regarder, ma petite chérie, mais je suis désolé je n’y comprends rien. »
Si je devais prendre le temps de leur expliquer ma fonction, ce serait quelque chose du genre « J’aide mon entreprise à gagner en notoriété et j’aide les gens à mieux la connaître. » Mais sincèrement, est-ce que ça leur parlera ? Ils tâcheraient juste de me rassurer en me disant « Ah, d’accord, maintenant c’est plus clair. »
Ils ont essayé de s’intéresser et de comprendre, mais aujourd’hui les conversations autour de mon travail se résument à une simple question : « Tu aimes ce que tu fais ? » Je réponds que oui et ils sont contents. Mon bien-être est ce qui compte avant tout pour eux, et c’est déjà pas mal. Je ne leur en veux pas. Mon frère est policier, ça facilite grandement les choses quand il doit parler de son travail. Nous n’abordons pas le mien, nous parlons d’autre chose. Quand je vais chez mes grands-parents et que la question vient sur le tapis, c’est souvent pour me demander si je peux réparer leur ordinateur !
« Les enfants, c’est une sacrée paire de manches »
Michael, 28 ans, officier dans l’armée
Les naissances se sont multipliées dans ma famille ces dix dernières années. J’ai maintenant plusieurs neveux et nièces, qui commencent à grandir et à poser des questions. Beaucoup de questions.
À Noël dernier, ma nièce de sept ans a décidé qu’elle voulait prendre mon téléphone pour jouer dessus. Je me suis plié à sa demande. Donc elle a joué, mais elle en a aussi profité pour appeler mes contacts au hasard, parcourir ma galerie de photos… Dedans, il y avait des photos de moi en uniforme, entouré de mon escouade. « C’est quoi ce que tu portes, Lapin ? » (C’est comme ça qu’elle m’appelle.) J’ai répondu distraitement « Mon uniforme », sans réaliser que ça n’allait pas trop lui parler. Pour elle un uniforme, c’est ce qu’on porte dans les écoles privées chez nous, aux États-Unis. Alors m’imaginer en porter un, c’était un peu un mystère pour elle. Je lui ai expliqué : « C’est la tenue que je mets pour le travail. » En réponse, elle m’a demandé ce que je faisais comme travail et si j’étais instituteur, comme sa mère. Je me suis alors demandé comment expliquer à ma nièce totalement innocente, dans son monde d’enfant, ce qu’est la guerre et pourquoi les pays doivent se doter d’une armée. Je lui ai répondu « Je travaille dans l’armée. » Elle m’a regardé avec de grands yeux – ma réponse ne lui disait clairement rien. Alors je ne veux pas crâner, mais je suis super fier de ma réponse. J’ai eu l’imagination fertile pour une fois :
« Tu fais quoi quand il pleut ?
— Je mets un ciré et je prends un parapluie.
— Et si tu ne le fais pas, il se passe quoi ?
Elle m’a répondu en frottant son petit nez :
— Je suis toute mouillée et Maman me gronde parce que je vais être enrhumée.
— Et c’est pour ça que tu prends toujours un parapluie avec toi, tu es d’accord ? Au cas où il se mette à pleuvoir.
— Oui, il est toujours dans mon sac !
— Eh bien c’est comme une armée dans un pays. Nous sommes un genre de parapluie, qui est là pour protéger les gens et s’assurer qu’ils sont en sécurité.
Elle a répondu :
— Ah ouais !
Et a poursuivi :
— Mais les protéger de quoi ?
Euh…
— Alors écoute, ça, on en reparle dans cinq ans. OK pour toi ? »
J’ai ouvert des applis sur mon téléphone pour faire distraction, passer à autre chose et m’en tirer comme ça. Ouf !
John, 26 ans, Data Scientist
Le big data, c’est déjà hyper compliqué à expliquer aux gens qui ne bossent pas dans la technique. Alors imaginez l’expliquer à votre grand-père ! Il a fait sa carrière dans le génie civil, pris part à des projets d’envergure. Il est fier de son parcours, et c’est amplement justifié. À Noël, j’ai enfin pu le retrouver après une longue année de confinement et de restrictions sanitaires. Nous avons bavardé, parlé de choses et d’autres, jusqu’à ce qu’il se rappelle que j’avais commencé un nouveau job. « Comment ça se passe, ce nouveau poste ? » J’ai répondu que tout allait bien. Et là, il a posé la question fatale : « Et tu fais quoi, exactement ? » Certes, la question n’a rien de dingue, mais pour un type qui fume encore le cigare, se lève en suivant son horloge biologique et refuse d’utiliser un téléphone sans touche, l’IA et le big data, c’est juste lunaire. Et tenter de le lui expliquer est un pari fou. Parce que jusque-là, tout ce qu’il savait c’est que je travaillais « sur ordinateur ». Pas « PC, Mac ou portable », non, un bon vieil ordinateur.
Je me suis lancé : « Alors, pour te répondre, je suis data scientist. Nous utilisons des machines, tu sais, et ces machines commencent à savoir fonctionner de façon autonome. » Monumentale erreur ! Son visage s’est transformé en un masque d’horreur en mode attaque de robots. J’ai rétropédalé comme j’ai pu :
« Ce que je veux dire, grand-père, c’est comme quand Mamie prépare des boulettes de viande quand je viens.
— Ah oui, tu adores ça.
— Et comment sait-elle que j’adore ça ?
— Parce que tu en réclames depuis que tu as six ans.
— Exactement ! Mamie a identifié un schéma récurrent chez moi, qui, au fil du temps, a démontré que j’aimais bien les boulettes. Mon travail en tant que data scientist, c’est un peu ça. Repérer les schémas récurrents en fonction de données que je recueille auprès de sources variées.
— Ah, tu identifies des schémas récurrents. C’est ça ?
— Voilà, grand-père, on peut le dire comme ça.
Il a esquissé un sourire moqueur :
— Des schémas comme ceux que tu as dessinés dans l’entrée avec la boue sur tes chaussures ? »
Disons qu’il a lâché l’affaire à temps. Mais ce soir-là je suis passé sur le gril autant que la dinde qu’on a mangée.
(1) Les prénoms ont été modifiés
Photo d’illustration WTTJ ; traduit de l’anglais par Sophie Lecoq
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