« Pendant mon préavis de départ, je suis devenue invisible »
31 mars 2025
7min
Que l’on quitte une entreprise de son plein gré ou non, la période de préavis est toujours une étape singulière. Si certains poursuivent leurs missions normalement et préparent leur départ en toute sérénité, d’autres, en revanche, vivent ces dernières semaines comme une mise à l’écart progressive : exclus des boucles de mail et des discussions, retirés de certains projets, privés de missions, parfois même ignorés par leurs collègues ou leur direction. Cette invisibilisation, surtout lorsqu’elle s’étire sur plusieurs mois, peut être difficile à supporter. Comment traverser cette période sans perdre pied ?
Rose se souvient encore de la vitesse à laquelle tout a basculé. Nous sommes en 2022, la jeune Customer Success Manager rentre de deux semaines de vacances au Portugal. Bien que reposée et sereine après cette quinzaine de détente, le dimanche soir, la valise à peine posée, elle ne peut s’empêcher de consulter son agenda du lundi matin, déjà tournée vers la rentrée. « Meeting en one to one avec le CEO à 9h. Cela ne sentait déjà pas très bon », se rappelle la britannique exilée à Barcelone en full remote. « Il n’a pas tourné autour du pot très longtemps : j’ai tout de suite été informée de mon licenciement pour raisons économiques. » Avec seulement deux semaines de préavis inscrites dans son contrat, la période pouvait sembler brève. Pourtant, pour Rose, ce fut une éternité. Pour cause, son entreprise l’a totalement invisibilisée jusqu’à la fin de son contrat.
L’impression de disparaître
Dès le choc du lundi matin passé, Rose réalise qu’elle est désormais coupée du reste de son équipe. Les seuls qui répondent encore à ses mails et ses appels, ce sont ses clients. « Ce qui est étrange, c’est que le CEO m’avait demandé de ne pas informer les équipes de mon licenciement, mais j’ai ensuite appris que tous mes collègues étaient au courant et avaient l’interdiction de communiquer avec moi. » Les journées passent et le silence radio se prolonge. Pour Rose, l’incompréhension est totale. « J’en arrivais à me demander si je n’avais pas fait quelque chose de mal. Une erreur, une faute grave, peut-être que j’avais vexé quelqu’un… Je n’ai jamais connu les véritables raisons de ce qui a poussé la direction à me couper de mes collègues. » Au bout d’une semaine, elle demande un nouveau point avec le CEO de l’entreprise pour lui demander des explications. « Il s’est excusé, tout en me disant qu’il s’agissait du process habituel au sein de l’organisation. Il m’a ensuite suggéré d’arrêter de répondre à mes clients, alors qu’aucune passation n’avait été organisée. Je ne savais pas quoi dire. » Tristesse et colère sont alors les deux sentiments prédominants. « Ce qu’ils m’ont fait n’est pas correct. On ne peut pas traiter des gens comme ça. J’en ai beaucoup souffert et j’en ai même pleuré. J’ai vraiment eu l’impression de disparaître en un instant », se souvient Rose.
Ce genre de situation n’est pas rare en entreprise. Pour beaucoup, le préavis de départ signifie travailler comme d’habitude jusqu’au dernier jour, parfois sans même assurer la passation. Mais pour d’autres, ces derniers mois dans l’entreprise ressemblent plutôt à une lente disparition. « Quand tout d’un coup vous êtes sorti de certaines communications, moins sollicité, moins occupé et carrément ignoré par la direction ou vos collègues, c’est comme si tout ce que vous aviez bâti pendant plusieurs années au sein de l’entreprise s’écroulait, et c’est assez violent à encaisser », analyse Romain Lupo, psychologue du travail qui accompagne les entreprises dans la prévention des risques psychosociaux. Pendant votre passage dans l’entreprise, vous avez fait en sorte d’obtenir de la reconnaissance, vous vous êtes investi, peut-être au gré de sacrifices, et avez probablement connu quelques succès. Vous vous êtes senti utile et avez construit des relations. Lorsque tout s’effondre, cela peut avoir de lourdes conséquences sur la santé mentale. « Au-delà de l’étrange sensation de devenir invisible pour certains, c’est surtout le sentiment d’exclusion qui est désagréable », selon le psychologue. « C’est insupportable pour l’animal social qu’est l’être humain. Nous vivons pour faire partie d’un groupe, alors quand un groupe nous tourne le dos et nous ignore, c’est une véritable épreuve et cela génère beaucoup de stress. Les effets sur la santé varient beaucoup d’une personne à une autre, mais le stress entraîné par l’exclusion peut faire apparaître des troubles du sommeil, de l’alimentation ou encore des problèmes cutanés… »
Une dynamique de groupe
Évidemment, chaque cas est unique, marqué par son propre contexte et ses explications. Mais dans la plupart des situations, les raisons d’une telle dérive seraient à chercher du côté du groupe et de l’organisation du travail. Dans le cas de Rose, bien qu’elle ait pu, sur le moment, imaginer qu’il existait une volonté de la nuire ou de la sanctionner, sa vision a évolué avec le recul. « Je pense qu’ils ne souhaitaient pas qu’il y ait un vent de panique ou une ambiance pesante au sein de l’entreprise. Ils devaient craindre que je parle négativement et que je fasse peur aux autres employés. » La coupure avec le reste des équipes aurait donc pour but de préserver le groupe. « Pour beaucoup d’entreprises, les émotions négatives n’ont pas leur place au sein des effectifs, explique Romain Lupo. Dans tout départ, il y a de la charge émotionnelle qui induit de la tristesse, de l’inquiétude, de la nostalgie… Or, ce sont des émotions assez mal vues dans le monde du travail. » En effet, celles-ci créent de l’inconfort au sein du groupe, et conduisent à des stratégies d’évitement, soit de la direction, soit des employés. Par ailleurs, la dissonance cognitive peut être difficile à gérer lorsqu’un collègue qu’on apprécie, avec lequel on a aimé travailler, arrive au bout de son aventure. « On peut être tenté de se dire que moins on est en contact avec la personne sur le départ, mieux on se portera. Soit parce qu’on ne veut pas avoir affaire à l’origine du malaise, soit parce qu’on trouve insupportable la contradiction entre l’estime que l’on a pour cette personne et l’impossibilité de poursuivre la relation de travail. Mais ce serait oublier la violence vécue par ce collègue », prévient le psychologue.
Employé sur le départ, le grand oublié des process RH
Pour Romain Lupo, le plus souvent, ces rejets d’un employé sur le départ découlent de problèmes organisationnels. Richard, consultant en communication, a présenté sa démission après un second burn out en seulement quelques mois. À son retour dans l’entreprise, la moitié de ses projets lui sont retirés. « J’imagine que cela me préservait d’une nouvelle surcharge, mais je me suis retrouvé avec vraiment très peu d’activité alors que je comptais tout de même travailler jusqu’à la fin de mon contrat, raconte le trentenaire. Pas jusqu’à l’épuisement comme auparavant, mais je voulais me sentir utile et valorisé comme un employé normal. » À plusieurs reprises, Richard fait remonter sa disponibilité et rappelle à ses supérieurs qu’il est prêt à soutenir les équipes, « notamment sur des appels d’offres ou des projets courts. » Aucune réponse de la direction, aucune explication. Pour lui, le problème ne venait pas de ses collègues, avec lesquels il a pu poursuivre des rapports tout à fait normaux, mais uniquement du mutisme de la direction, aussi bien concernant son burn-out que sa démission. Des silences qu’il a eu du mal à digérer. « J’ai été ignoré pendant trois longs mois. Rester assis devant mon ordinateur, sans activité et sans pouvoir vaquer à d’autres occupations, comme si j’étais dans une sorte d’astreinte, je l’ai ressenti comme un emprisonnement et un manque de reconnaissance. » Après plusieurs années de bons et loyaux services contrecarrés par un malheureux surmenage, l’ingratitude et le manque de considération de la direction à son égard auront définitivement terni la fin son temps dans l’entreprise. Malgré cela, Richard ne souhaite pas tomber dans le procès d’intention. « Je ne pense pas qu’il y ait une malveillance active de la part des dirigeants ni une réelle volonté de me placardiser. J’ai plutôt l’impression qu’il y avait un désintérêt et un profond malaise vis-à-vis des employés revenant de burn out et ceux qui décident de quitter l’entreprise. Ne sachant pas comment agir, ils ont simplement préféré faire l’autruche. »
Si le malaise explique en partie cette gestion inadéquate de préavis, c’est surtout l’absence de process qui est à blâmer. « Beaucoup d’entreprises ne considèrent pas le bien-être d’un employé en partance comme un sujet. Elles ne s’interrogent même pas sur la possibilité que cet employé se retrouve en difficulté », constate le psychologue du travail. « Dans la plupart des organisations, il n’y a pas vraiment de protocole de départ, ce qui est une grave erreur. » Le manque de communication autour du départ, comme ce fut le cas pour Rose, et le manque d’explications, comme dans le cas de Richard, témoignent en effet d’une impréparation de l’entreprise. Or, comme lors de l’onboarding, une absence de parcours réfléchi veillant au bien-être du groupe et de l’employé crée rapidement des incompréhensions, des frustrations et de la souffrance. « On pourrait imaginer un process “d’offboarding” avec une communication claire et transparente auprès de toute l’entreprise, un feedback complet avec l’employé, et un accompagnement jusqu’à la fin du contrat en guise de reconnaissance finale, suggère l’expert en organisation du travail. Un pot de départ et un discours du président le dernier jour ne suffisent clairement pas à conclure correctement une collaboration qui s’étend sur plusieurs années. »
Réagir au plus vite
Ce genre de process d’offboarding ne sont pas une utopie. Ils existent et ont fait l’objet de théorisations, mais sont encore loin de faire légion. Alors, en tant qu’employé, comment réagir quand on se retrouve invisibilisé pendant la période du préavis ? « D’abord, rappelle Romain Lupo, il faut absolument prendre du recul sur ce qui nous arrive et dépersonnaliser le problème. » Comprendre : cette invisibilisation ne vient pas de vous, ni d’une mauvaise intention de vos collègues, mais d’un problème organisationnel, d’un protocole défaillant ou inexistant. « Ensuite, le plus important, c’est de ne pas laisser la situation s’installer. Il faut rapidement réagir », conseille le psychologue. Dès les premiers signes de baisse drastique d’activité ou d’interruption brutale des contacts, il est important de signaler que cela ne nous convient pas. « Commencez par en parler à vos collègues directs, de manière assez explicite. Expliquez-leur les raisons de votre départ et rassurez-les sur le fait qu’ils peuvent compter sur vous jusqu’à la fin de votre contrat. Dites-leur que vous avez remarqué une prise de distance et que ce n’est pas ce que vous souhaitez. » En d’autres termes, évacuez le malaise et rappelez à vos collaborateurs que vous n’êtes pas encore parti. Dans un second temps, et pour tout ce qui concerne votre rôle et vos missions pendant le préavis, adressez-vous à votre manager. « Déterminez ensemble le périmètre de votre poste et les étapes de la fin de votre collaboration. Vos missions peuvent être amenées à changer, mais il faut que ce soit clair des deux côtés. Vous pouvez aussi, avec son accord, lancer un dernier projet : une présentation des enseignements de votre poste, un bilan de vos projets, une formation de vos collègues sur les outils que vous utilisez… » Quitter une entreprise ne signifie pas que vous n’avez plus rien à lui apporter.
L’invisibilisation pendant le préavis de départ n’est pas une invention de votre part. Ce genre de situation se produit souvent et de manière presque naturelle puisque cela découle de l’absence de process et de réflexes de groupes. Si cela ne vous convient pas, ne subissez pas et sortez du mutisme forcé dans lequel vous vous trouvez. Préservez votre santé mentale et faites honneur à votre temps passé dans l’entreprise en concluant comme il se doit votre contrat.
Article écrit par Alexandre Nessler et édité par Gabrielle Predko ; photo de Thomas Decamps.
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