Comment gérer sa fierté au travail ?
25 nov. 2019
7min
Communications & content manager
« Marie a été vexée comme tout de ne pas avoir été citée dans ce dossier » remarque Sébastien au sortir de la réunion d’équipe. Et pour cause : « elle avait bossé d’arrache-pied pour que tout soit bouclé en temps et en heure. » Comme elle, il nous arrive parfois de laisser notre petit ego brimé s’exprimer ou au contraire d’être fier comme un coq et de se pavaner tel un paon après une belle victoire commerciale. Notre ego, tantôt blessé, tantôt regonflé, se manifeste souvent. Et c’est bien normal, car au travail, on ressent les mêmes émotions que dans la vie.
Cependant, est-il sain de se laisser atteindre par des comportements de collègues ou des situations professionnelles qui nous déplaisent ? La fierté mal placée n’est-elle pas contre-productive voire paralysante ? Et d’ailleurs, notre ego a-t-il sa place au boulot ? Voici l’analyse de deux psychologues du travail sur la fierté en entreprise, et quelques conseils pour canaliser son ego parfois malmené.
Fierté vertueuse / ego paralysant
La fierté, qu’on peut aussi associer à l’ego ou encore lier à l’estime de soi, est ambivalente, assure Benjamin Aubert. Pour ce psychologue du travail, coach, formateur, et spécialiste en communication non violente, deux éléments sont à distinguer :
La fierté liée à son activité, grâce à laquelle on est heureux et comblé d’exercer son métier. C’est indépendant de son poste, niveau de hiérarchie et secteur : Benjamin insiste en effet sur le fait qu’un directeur du CAC40 comme une technicienne de surface peuvent et ont tout intérêt à être fiers d’un travail bien fait.
Et la fierté qui concerne sa personne, beaucoup plus liée à l’ego. Là, Benjamin assure qu’il faut y être attentif, car c’est celle qui peut engendrer des conflits, des affrontements et un mal-être, par exemple si un employé se définit comme le meilleur dans un poste et refuse donc qu’un collègue ait de meilleurs résultats.
La fierté peut donc être motrice ou destructrice
Bien maniée, elle est vertueuse et même nécessaire. Pour Benjamin Aubert, « être fier de son travail est déterminant, car si on n’est pas fier de ce qu’on accomplit, c’est difficile de rester motivé. Sans fierté, on n’a plus de sens dans ce qu’on fait, et il est donc ardu de maintenir son activité à long-terme. Bien utilisée, elle peut être source de motivation : c’est une énergie, un moteur, de se dire qu’on veut mener à bien ce projet, qu’on en est capable et qu’on sera fier du résultat obtenu. »
« Sans fierté, on n’a plus de sens dans ce qu’on fait, et il est donc ardu de maintenir son activité à long-terme » Benjamin Aubert, psychologue du travail.
Anne Blondel, elle aussi psychologue du travail et ancienne RH, renchérit : « la fierté est corrélée à l’estime de soi. Si j’ai le sentiment d’avoir fait un travail de qualité, je vais créer un cercle vertueux, être plus motivée, créative et innovante. Ce sentiment peut et doit être appuyé par les entreprises via les managers. En effet, reconnaître les résultats de ses équipes est un acte managérial fort. Quand j’étais RH, nous récompensions chaque salarié pour ses contributions. Les employés étaient fiers de ce qu’ils avaient accompli : c’était décisif pour maintenir l’engagement et la motivation de chacun. »
Quand, au contraire, on laisse son ego prendre le pas et tenir le gouvernail de ses émotions, on s’expose à des conséquences fâcheuses. C’est le côté sombre de la fierté, dont Benjamin Aubert nous rappelle l’étymologie : « Du provençal feritat, ferdad, fertat et du latin ferus, la fierté désigne au départ uniquement des proies de chasse sauvages, farouches, intrépides et violentes. » On comprend mieux pourquoi la fierté mal placée peut amener un collègue à défendre son territoire, agresser ses pairs ou entrer dans une spirale de compétition malsaine. Pour Anne Blondel, ces situations peuvent notamment survenir lorsque les tâches ou la communication sont mal calibrées et réparties. « À partir du moment où certaines responsabilités sont mal définies (par exemple, la marque-employeur à cheval entre les RH et la communication), il peut y avoir compétition entre les équipes et des frictions entre les collaborateurs. »
Pour ces deux experts, tout est une question de dosage. Pour Anne, laisser s’exprimer sa fierté est utile et crée une énergie vertueuse pour soi et les autres. « Mais le faire à l’excès, à chaque action, est contre-productif et engendre de l’agacement chez les autres » note-t-elle.
Quelques clés pour canaliser sa fierté
Benjamin Aubert note que la fierté n’est ni positive, ni négative en soi, tout dépend de la manière dont elle est utilisée. Nos deux experts nous donnent les clés pour l’apprivoiser, personnellement mais aussi en tant que manager.
Gérer son ego en tant que salarié
En tant qu’employé, certaines clés peuvent aider à prendre du recul sur tout un tas de situations désagréables.
1. Accueillir l’émotion négative liée à son ego blessé. Benjamin Aubert note en effet que « se rendre compte que son ego a été touché est une première étape non suffisante mais nécessaire. Les émotions viennent du latin emovere, ce qui met en mouvement. En les acceptant et les gérant mieux, on avance. » Pour cela, rien de plus simple : on peut déjà mentalement se dire qu’on reconnaît l’émotion sans se juger ni s’en vouloir de la ressentir, pour commencer à travailler dessus.
2. Pondérer en ne prenant pas tout pour soi. Selon Anne Blondel, il faut effectuer un travail conscient pour démêler ce qui est dirigé contre nous et ce qui est neutre. « Tout n’est pas à prendre personnellement. Parfois, lorsque des choses nous vexent, ce n’est qu’une question de perception, de personnalité. En effet, on peut prendre mal une réflexion alors qu’elle n’était pas pensée comme blessante par l’autre personne et un simple recadrage peut nous faire relativiser et nous éviter des pensées envahissantes. »
3. Apprendre à poser des limites saines. Benjamin donne l’exemple de l’un de ses clients. Il est cuisinier de métier, et avait des soucis pour s’affirmer face à ses équipes. Benjamin lui a fait travailler son assertivité à l’aide d’une simple mise en situation : lui prendre son téléphone. Son client a ainsi appris à s’affirmer sans violence et à poser des limites nécessaires et légitimes. Quant à Anne, elle rappelle l’importance de la fierté comme boussole, pour être respecté : « quand quelqu’un ne vous parle pas correctement, qu’on vous donne uniquement des tâches inintéressantes, la fierté ébranlée peut être un baromètre pour parler à son manager et rééquilibrer la justice au travail » assure-t-elle. Dans ce cas-là, il faut noter les faits et les exposer de manière assertive pour avoir gain de cause. Un discours dépassionné et factuel, sans plainte, et qui formule les solutions de manière constructive, a plus de chances d’aboutir.
4. Oser discuter calmement avec ses collègues ou managers d’un sujet qui a blessé notre ego. Anne Blondel l’assure, c’est très libérateur. « Par exemple, quand une personne s’attribue nos mérites, garder cela pour soi ne peut que générer des pensées négatives. Il faut en parler et demander, poliment mais fermement, qu’une prochaine fois, les choses se passent autrement. » Pour cela, la communication non violente peut être un outil méthodologique redoutable et un réel appui.
5. Rester fier de son travail en dépit du manque de reconnaissance. Benjamin Aubert le note : certaines détresses au travail découlent en partie du fait que l’employé donne beaucoup sans être remercié et valorisé en retour. Or, Benjamin conseille d’être plus indépendant dans sa fierté : « il faut apprendre à être fier de son travail même si autrui ne le reconnaît pas à sa juste valeur. À partir du moment où l’on n’a plus besoin du regard des autres pour se sentir valorisé, celui-ci nous touche moins. Il ne s’agit en aucun cas de perdre en reconnaissance, mais de la déplacer. »
6. Jauger ce qui est inacceptable. En tant que psychologues du travail, nos deux experts accueillent des personnes en situation de grande détresse voire d’épuisement au travail. Et Benjamin n’hésite pas à appuyer sur le fait que si un employeur ou manager malmène trop la fierté d’une personne, cela peut aller jusqu’au harcèlement moral, voire au burn-out. « Au moment où ça devient inacceptable pour soi, par rapport à ses valeurs et par rapport à ses choix, c’est important d’en discuter avec des personnes de confiance et de prendre une décision personnelle. Car le risque, quand il n’y a plus d’appréciation des autres mais qu’on reste néanmoins très impliqué dans son travail, est petit à petit de tomber dans le burn-out. Alors, conclut-il, notre fierté écornée est un signe à prendre au sérieux : car la bonne décision peut aussi être de quitter une entreprise au climat toxique. »
Les clés managériales pour ménager les sensibilités
En tant que manager, quelques gestes simples peuvent également apporter à son équipe la reconnaissance dont elle a besoin pour rester soudée, motivée et engagée.
1. Exprimer souvent sa reconnaissance face au travail de qualité. Nos deux experts sont formels : c’est la première clé d’un bon management. Benjamin va jusqu’à dire que, pour lui, c’est la fonction même d’un manager d’être fier de son équipe et de lui exprimer, et d’être au service de ses collègues, pour les faire grandir.
2. Valoriser son équipe en confiant à chacun des défis et des missions intéressantes. Rien de plus désengageant, assure Anne, que d’être mis au placard sur des missions indignes de ses compétences. Au contraire, si la mission permet d’apprendre et de se dépasser, la personne sera fière de montrer son résultat à ses coéquipiers.
3. Écouter les membres de son équipe lorsqu’ils ont le sentiment de ne pas être suffisamment reconnus ou valorisés dans leur travail, recevoir cela avec bienveillance et rectifier le tir. Se confier à son manager est délicat et démontre la volonté d’améliorer la collaboration : cet appel ne doit donc pas rester lettre morte.
4. Miser sur les réussites collectives. Benjamin Aubert propose, notamment pour les commerciaux, d’installer des bonus et primes d’équipe plutôt que de les individualiser. « La fierté ne disparaît pas, mais elle concerne alors l’élan commun et est d’autant plus productive qu’une dynamique de groupe s’installe » assure-t-il.
5. Être un médiateur juste et bienveillant dans le cas de conflits entre des collaborateurs. Se tenir loin des jugements et accorder à chacun l’espace pour s’exprimer.
Cocorico ! Pour conclure, notons que l’expression très imagée “fier comme un pou sur l’épaule d’un prêtre”, apparue au Moyen-âge et désignant contre toute attente le pouil (le coq en ancien français et absolument pas le pou), nous rappelle que les petites et grandes fiertés ne datent pas d’hier et ne sont donc pas près de disparaître. En entreprise, il faut donc composer avec elles, tant comme salarié que comme manager ou encore dirigeant. Cependant, à la lecture de cet article, vous aurez remarqué que loin d’être paralysante, elle peut être une alliée de taille… pour peu qu’on se donne la peine de l’apprivoiser.
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Photo d’illustration by WTTJ
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