5 moyens par lesquels notre entreprise nous infantilise
22 mars 2022
7min
Journaliste - Welcome to the Jungle
Quand on est enfant, nous n’avons pas d’autres choix que d’accepter les règles que l’on nous impose. C’est le cas avec notre famille, mais également à l’école. Chaque élève respecte des horaires précis, se doit d’être ponctuel, de socialiser avec ses camarades, d’apprendre ses leçons, de suivre un règlement intérieur… pour passer à la classe supérieure. Le monde du travail est régi par les mêmes conventions. Nos visages ont beau être débarrassés de boutons d’acné et nos sourires libérés de bagues métalliques aux élastiques fluo, depuis que nous évoluons dans l’entreprise, nous respectons des deadlines, nous suivons des procédures pour réussir nos objectifs assignés par des managers et nous sommes punis ou récompensés au moment de nos entretiens individuels selon la qualité de notre travail et notre capacité à nous intégrer au sein de notre équipe. Depuis que vous gagnez votre salaire, vous pensiez que vous étiez considéré comme un adulte responsable ? Raté.
Ce n’est peut être qu’une coïncidence mais accepter de devenir adulte n’a jamais été aussi mal perçu dans nos sociétés occidentales. « Nous sommes de plus en plus nombreux à penser que devenir adulte revient à accepter de laisser derrière soi les aventures, les idéaux, les espoirs de transformer le monde pour accepter la réalité telle qu’elle est », observe Susan Neiman, philosophe américaine et auteure de Grandir. Éloge de l’âge adulte à une époque qui nous infantilise (Éd Premier Parallèle, 2021). Seulement, l’essayiste estime que nous faisons fausse route à s’accrocher au statut d’éternel adolescent, parce qu’accepter de grandir est avant-tout « un acte subversif contre les gouvernements et les entreprises qui nous préfèrent puérils et aveuglés par une infinité de distractions ». Cette analyse pose une question plus large : et si l’entreprise avait intérêt à ce que l’on reste éternellement jeune pour empêcher les salariés d’en critiquer son fonctionnement ? En effet, pouvons-nous avoir le recul nécessaire pour poser les bonnes questions sur notre travail si nous passons notre temps à nous amuser ? De l’entretien individuel au team building, en passant par les process et le storytelling, voici comment l’entreprise nous infantilise tout au long de notre carrière.
Le manager
Il ne se tient pas debout devant un tableau noir, une craie blanche à la main, mais c’est lui qui nous donne de bons ou de mauvais retours sur notre travail, qui décide quel dossier nous devons rendre dans la journée et quelles sont les priorités du trimestre en cours… Je parle ici du chef d’orchestre de chaque équipe, le manager. Certes, ils ne ressemblent pas et ne se valent pas, certains managers sont insaisissables, d’autres tyranniques, harcelants, emphatiques, ou généreux, mais leur rôle est sensiblement le même : vérifier que chaque élément de son équipe respecte les process et tient les deadlines. « La posture du manager est assez infantilisante parce qu’elle implique un lien de subordination, explique Laëtitia Vitaud, spécialiste du travail et membre du Lab. Comme lorsque nous étions petits, où nous avions une autorité au-dessus de nous (parents, professeurs…), qui décidait à notre place ce qui était bon ou mauvais pour nous. » Face à ce constat, certains experts du travail osent le parallèle entre abandon du salariat et émancipation. « J’entends chaque jour que se mettre à son compte, c’est comme devenir adulte, grandir ou apprendre à marcher avec ses deux pieds », ajoute notre experte.
Mais sommes-nous tous infantilisés de la même manière par nos N+1 ? « Plus on monte dans la hiérarchie, plus on sera autonome, parce qu’on aura plus d’autorité, de responsabilités et de pouvoir, constate Laëtitia Vitaud. En revanche, quand on est en bas de l’organigramme et qu’on est moins bien rémunéré que les autres, on aura tendance à être davantage surveillé, même en télétravail. C’est un rapport de force qui est souvent défavorable aux femmes et aux minorités. » L’entreprise libérée qui responsabilise et joue sur l’autonomie des salariés en supprimant les couches hiérarchiques, permet-elle d’éviter les dérives du management pyramidal ? Pour Julia de Funès, philosophe spécialiste du travail, s’il y a du bon dans l’entreprise libérée comme le fait « de supprimer le management intermédiaire qui déresponsabilise les salariés pour donner plus d’autonomie aux salariés », elle a aussi ses limites. « Sans autorité, il est difficile de prendre une décision : il faut bien qu’une personne tranche, choisisse entre le moins pire et le plus souhaitable, explique-t-elle. Ensuite, le leadership facilite aussi le courage en entreprise, l’initiation d’un projet commun. Quand il n’y a pas de chef ni de charisme véritable, c’est difficile d’emmener les salariés dans la même direction. » Finalement, le dilemme de la suppression ou non de la chefferie est bien plus complexe qu’il n’y paraît.
L’entretien individuel
Voici venue l’heure du bilan de l’année et de compter les points : vu le travail abattu ces derniers mois, mérite-t-on ou non une augmentation ? Mains tremblantes et goutte au front, pendant ce one-to-one annuel avec son N+1, chaque salarié défend ses résultats dans un argumentaire ciselé pour expliquer ses bonnes ou mauvaises performances individuelles en évitant de critiquer l’organisation mise en place par celui même qui juge cet état des lieux. Scolaire, infantilisant, dépassé, inefficace… l’exercice a beau essuyer de nombreuses critiques, il est encore aujourd’hui un impondérable de la vie de l’entreprise. Avec toutes les limites qu’il comporte : « Les travailleurs sont chaque jour conduits à faire des écarts ou des infractions… pour bien faire. En d’autres termes, si les prescriptions étaient respectées à la lettre, comme dans la grève du zèle, aucune production ne serait possible », explique Christophe Dejours, psychiatre et psychanalyste spécialiste du travail.
Ce n’est pas tout. Le spécialiste estime que l’entretien annuel ne se base que sur la partie émergée du travail, celle qui est quantifiable et mesurable, sans prendre en compte l’essentiel de nos tâches qui sont invisibles. En d’autres termes, en plus de faire perdre du temps aux managers et d’être une source de stress importante pour les salariés, il est complètement décorrélé de la réalité du travail. « L’entretien annuel est souvent perçu comme un moment peu qualitatif, au cours duquel le manager endosse son costume du Père Fouettard pour juger le travail du collaborateur, qui quant à lui tente, tout au long de leur échange, de démontrer par A + B que son implication et son investissement au sein de l’entreprise justifient une petite augmentation de salaire… Face à ces critiques, il est temps de repenser ce temps fort et de le faire évoluer », analyse Anne-Sophie Vasseur, fondatrice de la start-up Javelo.
Les process
« Vous êtes responsable de votre travail, de la bonne réussite de vos objectifs, mais je vais quand même vous dire comment faire », voilà ce qu’il faut comprendre lorsqu’une entreprise met en place de nouvelles procédures. Pour Laëtitia Vitaud, il ne s’agit pas là d’un manque de confiance des organisations envers leurs salariés, mais des reliquats du fordisme, une méthode d’organisation et de management inventée au début du 20e siècle qui visait à augmenter la production par la parcellisation des tâches. « Ce modèle fonctionne sur l’idée qu’il y a d’un côté ceux qui pensent les procédures et de l’autre, ceux qui font. Les exécutants ne peuvent pas mettre leur main à la patte pour dévier des process pensés pour améliorer la productivité », explique-t-elle. Résultat, les salariés dont la créativité est brimée, accumulent des frustrations. Très vite, ils sont moins engagés, confiants et motivés.
Et si les petites structures sont plus proches d’une logique artisanale où les procédures sont quasi-inexistantes, quand elles grandissent, elles retombent dans les pièges des modèles dominants. « Problème : le management intermédiaire et le reporting ne sont pas toujours rationnels et font perdre beaucoup de temps aux entreprises », estime Laëtitia Vitaud. À ce propos et dans la lignée de feu David Graeber qui a popularisé le concept de bullshit job, Nicolas Kayser-Bril, auteur d’Imposture à temps complet (Éd du Faubourg), critique le reporting inutile et dévoreur de temps, les indicateurs de performance absurdes sur lesquels tout le monde triche et les visions prétendument stratégiques, mais totalement vides de sens…
Le storytelling
L’écrit n’a jamais été aussi présent dans nos vies. Mails, sms, réseaux sociaux… Nous lisons et rédigeons toute la journée. Cette prolifération des écrits n’est pas sans conséquence pour nos cerveaux : la profusion des messages dilue la clarté du sens. Pour y faire face, les entreprises ont compris l’importance capitale de maîtriser leurs écrits et leurs récits pour gagner en performance et en engagement. Exit les discours capitalistes, néolibéraux ou défendant la mondialisation, les grandes entreprises du CAC 40 comme les petites start-up semblent animées par une nouvelle ambition, celle de rendre le monde meilleur. Certes le storytelling n’est pas nouveau, il a toujours structuré et bercé nos imaginaires, mais avant il était dirigé pour créer de nouveaux besoins chez les consommateurs pas pour fédérer de l’engagement. Aujourd’hui, le bien-être des salariés ou la raison d’être de l’entreprise sont devenus les principaux sujets abordés par les organisations : mais ne cachent-elles pas ici leurs véritables ambitions ? Et ce discours édulcoré n’a-t-il pas tendance à infantiliser les collaborateurs ?
« C’est vrai qu’il y a un double discours, mais on observe que lorsqu’il y a une dissonance importante entre l’histoire et la réalité, la critique a tendance à être féroce, tempère Laëtitia Vitaud. Alison Taylor, psychologue du travail et enseignante, explique d’ailleurs que les jeunes adultes ont même développé un radar bullshit, bien plus performant que celui des générations précédentes. » En plus de la nécessité de se vérifier sur le terrain, il ne suffit pas de raconter une bonne histoire pour favoriser l’engagement. Pour faire des collaborateurs de l’entreprise des protagonistes de l’aventure, il est essentiel de leur permettre de construire eux-mêmes leur propre storytelling, celui qu’ils vivent ou vivront chaque jour au sein de l’entreprise.
Le team-building
Les team-buildings ont beau être bercés de belles intentions telles que partager des émotions censées créer des liens entre collègues, renforcer l’esprit d’équipe ou stimuler la créativité, une fois terminés, il n’en reste rien ou si peu. Comment l’expliquer ? Pendant ces moments de communion collective, on nous fait penser que l’ambition de l’entreprise est la recherche de réussite globale, et pourtant, elle n’a jamais autant vanté l’accomplissement individuel. Pour le sociologue Stéphane Le Lay, ce contraste explique en partie le désamour de ses moments et les critiques sur l’infantilisation de ces méthodes de management. D’un autre côté et depuis le début de la crise sanitaire, les salariés souffrent d’isolement et expriment un besoin croissant de retrouver ces moments d’émulation collective. « Pendant ces temps informels, les salariés créent des liens de confiance et affectifs bien plus importants que lorsqu’ils exécutent leurs tâches quotidiennes », appuie Laëtitia Vitaud. Le jeu n’est donc pas à blâmer puisqu’il a des vertus, mais il est important de le faire cohabiter avec des interactions plus traditionnelles pour ne pas tomber dans la caricature.
« Finalement, est-ce que le vrai problème ne vient pas du fait que l’on méprise les enfants et l’infantilisation ?, s’interroge Laëtitia Vitaud. Dans les faits, les enfants sont intelligents, autonomes, créatifs, parfois plus que certains adultes. Et si on avait pas intérêt à se détacher de la connotation négative qu’il suppose ? Même si on est adulte, on peut jouer au travail. C’est même bon pour nous. » Plus que dénoncer l’infantilisation des team-building, la spécialiste du travail estime que l’on devrait davantage s’indigner du manque de respect, de la bêtise, la médiocrité ou l’absence d’autonomie dans le cadre de l’entreprise. De cette façon, il serait possible de grandir tout en gardant son âme d’enfant. Et si, en définitive, c’était moins la liberté réelle au travail qui importait que le sentiment d’être libre ?
Article édité par Gabrielle Predko
Photos de Thomas Decamps
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