Italie : l’extrême droite avance, les droits des travailleuses reculent
15 nov. 2022
6min
Dans son discours programmatique, Giorgia Meloni, la nouvelle Présidente italienne d’extrême droite, a évoqué son « sens des responsabilités envers les femmes qui font face à de grandes et injustes difficultés pour affirmer leur talent ». Toutefois, l’image de la femme promue par son parti est davantage celle de la maman que de la travailleuse. Dans un pays où l’égalité hommes-femmes est loin d’être atteinte, avec des travailleuses plus souvent précaires que leurs homologues masculins, l’idéologie conservatrice de la présidente et de son gouvernement pourrait-elle encore aggraver les choses ?
« Je suis Giorgia, je suis une femme, je suis une mère, je suis italienne, je suis chrétienne ». C’est avec ce slogan que Giorgia Meloni, première femme cheffe du gouvernement italien, est entrée en fonction le 22 octobre 2022. Et s’est fait connaître dans toute l’Europe. Leader du parti politique d’extrême droite Fratelli d’Italia (Frères d’Italie), Meloni a tenté, pendant la campagne électorale, d’atténuer les tonalités les plus extrêmes de son discours politique et marquer son éloignement de l’idéologie fasciste. Pourtant, depuis son début au gouvernement, elle a déjà fait des choix qui ont suscité des débats autour du féminisme, comme de se faire appeler formellement “Monsieur le Président” (“Il Presidente” à la place de “La Presidente”) et de rebaptiser le ministère de “Pari opportunità” (“Égalité de chances”) en “Ministère de la Famille, de la Natalité et de l’Égalité des chances”.
En plaçant la maternité au centre de l’identité féminine, Meloni ne fait rien de nouveau : elle repropose un stéréotype traditionnel de la culture italienne qui n’a jamais vraiment été dépassé. Le Global Gender Gap 2022, qui mesure la parité des sexes dans le domaine de l’économie, de l’éducation, de la santé et de la politique, efface le doute : l’Italie se classe à la 63ème place, sur 146 pays analysés (la France, à titre de comparaison, est 15ème ). Le monde du travail reproduit cette tendance : l’Italie est à l’avant-dernière place dans l’UE pour l’emploi des femmes, avec une femme sur deux au chômage.
« Ce n’est pas une nouveauté, le monde du travail en Italie est conservateur et cela se reflète dans les lois. Pour les pères italiens le droit officiel à un congé parental de dix jours n’a finalement été reconnu qu’en été 2022 ! », s’exclame Laura Calafà, professeure de droit du travail à l’université de Vérone, en faisant référence à l’une des dernières mesures du précédent gouvernement Draghi. « Avec le gouvernement Meloni, je ne prévois pas d’amélioration. »
« Dans notre société, la tâche de s’occuper des enfants ou des personnes âgées incombe encore principalement aux femmes et les femmes au travail sont les plus fragilisées », déclare Paola Bocci, représentante régionale du Partito Democratico (Parti démocratique, centre-gauche). « Si Meloni veut vraiment remonter la natalité, comme elle dit, il faudrait d’abord améliorer les conditions de travail des femmes, car c’est là où les femmes ont une plus grande sécurité économique qu’elles font plus d’enfants », poursuit-elle.
Éliminer les employés “non fonctionnels”
En septembre dernier, un nouveau scandale a illustré la vulnérabilité des femmes sur le marché du travail italien. Le géant du portail d’annonces immobilières “Immobiliare.it” a envoyé une lettre à 48 employés leur demandant d’être transférés de Milan à Rome, avec seulement 45 jours de préavis, le minimum requis par la loi. Sur ces 48 employés, 35 étaient des femmes.
« Depuis que cette lettre est arrivée, je ne dors plus. J’essaie de me tenir occupée pour ne pas y penser, mais ça retourne en boucle. Ma vie est ici, mon mari travaille ici, ma fille va à l’école ici, pour moi déménager, même pour une courte période, est impensable », déplore Giovanna, 52 ans, depuis 2014 à Immobialire.it. « Dans mon travail, comme beaucoup d’autres personnes menacées par cette délocalisation, je n’ai de rapports avec mes clients que via téléphone ou mail. Je n’ai jamais eu à me déplacer pour rencontrer un client, et aucun ne vient me voir au bureau ! Être à Milan ou à Rome ne change donc absolument rien ! »
Alors, pourquoi Giovanna a-t-elle reçu cette fameuse lettre ? Selon la mère de famille, tout a commencé il y a quelques années, lorsque l’entreprise a commencé à faire pression pour qu’elle passe du temps partiel au temps plein, ce qui l’a poussée à rejoindre un syndicat. « Depuis que j’y suis rentrée, la situation a empiré, ma responsable m’a même demandé de me désinscrire. » Giovanna commence à recevoir des clients moins rémunérateurs, des listes de numéros à appeler qui s’avèrent inexistants. Mais elle n’est pas la seule à subir ce genre de traitement. Au cours des derniers mois, dans les locaux de Immobiliare.it, un drôle de jeu de chaises musicales a commencé : des employés sont sommés de changer de bureaux. Certains finissent au deuxième étage, les “condamnés”, pendant que les autres s’installent au quatrième, “les sauvés”. Giovanna se trouve au deuxième.
En septembre, Martina, une collègue de Giovanna au deuxième étage, reçoit deux nouvelles, de celles qui changent la vie : la confirmation qu’elle attend un bébé (ce dont elle informe rapidement ses employeurs) et son nom sur la liste des transferts. Dans la réunion de négociation avec Immobiliare.it, l’un des délégués de l’entreprise prononce une phrase dont elle se rappelle distinctement : « Faisons un pacte entre “hommes d’honneur” ». Une proposition qui semble presque sortir d’un vieux film, et qui, face aux 35 femmes visées par une délocalisation brutale, choque particulièrement Martina. « La question du genre est très présente dans cette affaire », affirme-t-elle. « Parmi les personnes qui risquent d’être transférées, on trouve des mères célibataires, des femmes qui prennent soin d’un proche ou en situation de handicap », poursuit-elle.
« Notre idée est que cette opération visait à éliminer les employés considérés comme non fonctionnels ou indésirables », commente l’avocat Maurizio Borali, qui a défendu les travailleurs d’Immobiliare.it au nom du syndicat. Le 11 novembre 2022, l’entreprise a été sanctionnée pour comportement antisyndical et les transferts ont été annulés. Toutefois, entre-temps, 20 d’entre eux ont préféré quitter définitivement l’entreprise. « Certaines collègues n’ont pas supporté la pression psychologique », explique Martina.
« Pour une simple question de profits, cette entreprise a consciemment choisi de se débarrasser de certains employés, en particulier des femmes, considérées comme un fardeau », commente Paola Bocci. Pourtant, au cours des dernières années du gouvernement Draghi, des mesures avaient été mises en œuvre pour enfin améliorer la position des travailleuses dans le pays, assure la représentante régionale du Partito Democratico. « Ma crainte est qu’avec le nouveau gouvernement ce chemin soit interrompu », poursuit Bocci, faisant référence à la loi sur l’égalité des salaires et à la loi sur le congé parental de 2022.
Sur le sujet de la transparence salariale, Frères d’Italie a une position ambiguë : d’un côté, leur programme promet de « surmonter l’écart de rémunération entre les sexes par des mesures qui améliorent la transparence salariale et la mise en place d’une autorité garante ». De l’autre, en avril 2022, ils ont été la seule force politique italienne à s’opposer à la directive de l’Union Européenne sur la transparence salariale pour les entreprises de plus de 50 salariés. « La récente loi du gouvernement Draghi fournit des outils de contrôle utiles, j’espère maintenant qu’ils seront appliqués à leur plan potentiel », commente Calafà.
Temps partiel et salaires inférieurs
Francesca est une autre employée d’Immobiliare.it qui était sur la liste des transferts. En 2015, suite à un accident, elle est devenue invalide à 50 %. Elle est aussi mère séparée d’une petite fille de trois ans. Pour elle aussi, il aurait été impensable de bouleverser sa vie et d’aller vivre à Rome. Pour s’occuper de sa fille, comme la plupart des Italiens, elle doit compter sur la proximité avec les grands-parents. En Italie, en moyenne seuls 25% des enfants de moins de trois ans ont une chance de trouver une place en crèche, avec des pics à 13% dans le Sud. « En outre, la législation italienne ne prévoit aucune flexibilité horaire pour les personnes ayant des responsabilités familiales (enfants ou autres membres de la famille à charge), qui sont dans la plupart des cas des femmes », explique Laura Calafà, la professeure de droit du travail. « Le manque de flexibilité fait que les femmes qui doivent s’occuper d’enfants ou de parents âgés doivent nécessairement travailler à temps partiel et reçoivent donc un salaire inférieur. »
Dans son discours d’ouverture, le Président Meloni promettait des crèches gratuites et un soutien accru aux familles. Mais comment ces politiques seront-elles mises en œuvre ? L’un des chevaux de bataille de sa campagne électorale était d’abolir ou de limiter sévèrement le revenu de citoyenneté, cette mesure-phare du mouvement populiste 5 Etoiles qui garantit un revenu mensuel de 783 euros aux plus démunis. Une décision qui frapperait particulièrement les femmes, surtout celles de plus de 40 ans, qui en sont les principales bénéficiaires, souligne Laura Calafà. En outre, le programme de Fratelli d’Italia comprend des mesures ultra-libérales visant à relancer l’économie, qui créeront davantage de précarité d’emploi : « La précarité excessive de l’emploi est l’un des fléaux du marché du travail italien, qui caractérise principalement le travail des femmes par rapport à celui des hommes », analyse maître Borali.
« Meloni s’arrêtera-t-elle à la rhétorique ou y aura-t-il un véritable déclassement des droits des femmes dans la sphère du travail ? Il est trop tôt pour en être certaine, tempère Laura Calafà. Dans d’autres domaines, comme la migration, elle est déjà passée des paroles aux actes. Ce qui me rassure, c’est qu’il y a une prise de conscience croissante. Pour chaque Giorgia Meloni qui veut se faire appeler “le” Premier ministre, il y a beaucoup de femmes qui sont fières de leur désinence féminin et qui vont les mettre encore plus en valeur dans leurs vies professionnelles. »
Giovanna, elle, assure qu’elle retournera au bureau « la tête haute » après cette victoire. « Je pense que nos employeurs ont pensé qu’en tant que femmes, il aurait été plus facile de nous marcher sur les pieds. Mais nous connaissons nos droits », conclut Martina.
Article édité par Clémence Lesacq ; photos : Thomas Decamps pour WTTJ
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